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Chapitre XXIV
Tigres, panthères, chacals, serpents, phalanges, scorpions, moustiques, sauterelles

Bakou, dont le nom signifie niche des vents, voudrait inutilement se rattacher à la famille des villes européennes : par son sol, par sa mer, par ses bâtisses, par ses productions, par les poissons qui peuplent ses rivières, par les animaux qui rugissent dans ses forêts, par les reptiles qui rampent dans ses steppes, par les insectes qui vivent sous ses rochers, par les atomes qui peuplent son atmosphère, elle est asiatique, et surtout persane.
Commençons par le tigre : à tout seigneur tout honneur. Là où est le tigre, on ne voit pas de lions : rarement deux tyrans règnent sur le même royaume. La Koura, que nous appelons le Kour, et que les Anciens appelaient le Cyrus, semble être la limite que le tigre s'est imposée à lui-même.
Il est rare que l'on rencontre un tigre sur la rive gauche du Kour, qui prend sa source dans les montagnes auxquelles s'adosse Akhaltsik, passe à Tiflis, à Tchemaky, à Aksabar, fait sa jonction avec l'Aras – l'Araxe des Anciens – à l'angle septentrional des steppes de Moghan, et va par trois branches, après avoir contourné ce steppe, se jeter à la mer Caspienne dans la baie de Kizil Agatch.
Une quatrième branche se sépare du fleuve à Salfan et va droit à l'est se perdre isolément dans la mer. Le tigre, très commun à Linchoran et dans les forêts qui l'avoisinent, traverse donc l'Aras, pénètre dans le Karaback, s'aventure parfois jusqu'en Géorgie ; mais, je le répète, il franchit rarement la Koura ou le Kour. – Nous avons déjà dit que c'était le même fleuve.
Cependant on a vu des tigres dans le Caucase ; deux ou trois ont été tués en Avarie. Il y a cinq ou six ans, un tigre de Linchoran s'était rendu célèbre comme détrousseur de passants. Il se tenait d'habitude sur la route de Linchoran à Astarinsk, route qui côtoie la mer et longe le pied des montagnes du Chirvan. Un jour, un Cosaque, qui allait de l'une de ces villes à l'autre, vit un animal couché sur la route ; il s'en approcha sans savoir quel animal c'était. L'animal releva la tête, rugit et montra les dents. Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était un tigre. Le Cosaque rapportait un pain. Il jeta son pain au tigre ; le tigre allongea la patte, tira le pain à lui et se mit à le manger. Le Cosaque passa, revint à Astarinsk, prévint ses camarades de ce qui lui était arrivé, et les invita à ne plus se hasarder sur la route de Linchoran sans un morceau quelconque à jeter au gardien de la route. Le lendemain, le tigre était à la même place. Un marchand arménien n'échappa que parce que le tigre se jeta sur son chien.
Dès lors, aucun voyageur ne sortit plus ni de Linchoran pour aller à Astarinsk, ni d'Astarinsk pour aller à Linchoran, sans emporter, comme Enée descendant aux enfers, un gâteau pour le gardien du passage. On se munit d'abord de pain. Mais bientôt le pain parut au tigre une nourriture fort insuffisante. Il grogna de façon à indiquer clairement qu'il accepterait peut- être bien encore du pain, mais qu'il demandait quelque chose à mettre dessus. Ce quelque chose, c'était de la chair saignante. On emporta dès lors des poules, des dindons, des quartiers de viande, et, toujours bon prince, le tigre laissait passer le voyageur pourvu qu'il payât exactement la contribution.
Mais le bruit de cet événement arriva aux oreilles du gouvernement russe. Un gouvernement, quel qu'il soit, ne peut pas admettre qu'un percepteur quelconque s'établisse sur la grande route sans avoir dans sa poche son brevet signé du ministre des Finances. Le tigre avait oublié de demander le sien au gouverneur du Caucase. On fit une battue, le tigre ne pouvait croire d'abord que ce fût à lui qu'on en voulait ; mais, lorsqu'une balle dans les côtes ne lui eut plus laissé aucun doute à ce sujet, il se jeta sur les imprudents qui venaient le troubler dans le pacifique exercice de ses fonctions, et tua deux chasseurs. Un troisième, blessé seulement, en revint à grand-peine.
Le gouvernement russe, qui n'a cédé ni devant Kasi-Moullah ni devant Schamyl, ne pouvait pas céder devant un tigre. Il ordonna une seconde battue, non pas de chasseurs amateurs, mais avec une compagnie tout entière.
Le tigre, après avoir reçu neuf balles, fit encore un bond de quinze pieds de haut pour atteindre un Cosaque qui, monté sur un arbre, venait de lui envoyer la neuvième balle ; pour mettre, autant que possible, une distance plus grande encore entre lui et l'animal, le Cosaque s'accrocha à une branche qui s'étendait au-dessus de sa tête et s'enleva à la force des poignets ; mais il fut arrêté dans son ascension : un coup de griffe du tigre lui avait ouvert le ventre et arraché la moitié des entrailles. Le tigre mourut ; mais, cette fois, il en coûta cinq hommes à l'empereur Nicolas.
Depuis lors, – il y a quatre ans à peu près de cela – une femme fit, à elle seule et d'un seul coup, ce que douze ou quinze chasseurs d'abord et ensuite une compagnie de soldats avaient eu tant de peine à faire.
C'était dans le village de Djemgamiran, situé au milieu des bois. Le moindre village russe, ou devenu russe, a son bain russe. Le Russe, si pauvre qu'il soit, ne saurait se passer de deux choses : de son thé deux fois par jour, de son bain une fois par semaine.
Un homme et une femme tenaient un bain public dans la dernière maison du village. Cette maison était entièrement perdue dans le bois. C'était un samedi, jour d'ablution générale. L'homme et la femme avaient commencé de chauffer la chaudière du bain, et fendaient du bois dans la cour afin de lui faire atteindre le plus haut degré de chaleur dont elle était susceptible. Pendant qu'ils coupaient leur bois, ils virent un tigre qui entrait dans le bain tranquillement, et de ce pas calme des animaux qui sont sûrs de leur force. Il alla se coucher sur le degré le plus élevé du bain. Les tigres adorent la chaleur. Le baigneur, qui n'avait pas chauffé son bain pour le tigre, courut pour le chasser comme il eut fait d'un chat. Il trouva l'animal couché où nous avons dit, et paraissant jouir de la béatitude la plus parfaite. Le baigneur prit un seau, l'emplit d'eau bouillante, et le jeta au nez du tigre. Les tigres aiment la chaleur, mais ils détestent l'eau bouillante : il y a une mesure dans tout. Il s'élança sur le baigneur. Mais, par bonheur pour celui- ci, sa femme l'avait suivi, tenant à sa main la hache dont elle coupait son bois. Instinctivement, voyant le tigre se jeter sur son mari, elle lui envoya un coup de hache à toute volée. Elle atteignit le tigre juste au milieu du front et lui fendit la tête comme une pomme. Le tigre tomba mort, renversant, par l'impulsion donnée, l'homme et la femme dans sa chute, mais ne leur occasionnant d'autre mal que celui qu'ils se firent en tombant.
Le prince Voronzof, alors gouverneur du Caucase, fit venir la tueuse de tigre à Tiflis. Ce fut d'abord la comtesse qui la reçut. Mais, affectant un air de colère :
« Comment, malheureuse, lui dit-elle, vous avez osé tuer un tigre impérial !
- Ah ! madame, s'écria la bonne femme trompée à l'accent de la comtesse, je vous jure que je ne savais pas qui il était. »
La comtesse Voronzof éclata de rire ; ce rire rassura la pauvre femme. Le comte entra à son tour et la rassura tout à fait. Ce ne fut pas tout : le comte lui donna une gratification de mille roubles et une médaille, qu'elle porte sur sa poitrine comme un soldat la croix d'honneur. La bonne femme nous raconta elle-même l'aventure. Elle ne revenait pas de l'étonnement et de l'admiration dont elle avait été l'objet. Elle n'avait pas éprouvé plus d'émotion à donner le coup de hache au tigre, que son mari à lui jeter son seau d'eau. Les tigres se tinrent pour avertis et ne se présentèrent plus désormais aux bains russes.
Un tigre du village de Chanaka se montra meilleur enfant encore. Une femme lavait son linge dans une fontaine, à cent pas de la maison ; elle avait avec elle un enfant de quatorze à quinze mois. Elle manqua de savon, retourna chez elle pour en chercher, et, jugeant inutile d'emmener son enfant, le laissa jouer sur le gazon, près de la fontaine. Pendant qu'elle cherchait son savon, elle jeta par la fenêtre ouverte les yeux sur la fontaine pour s'assurer si l'enfant ne s'aventurait pas au bord de l'eau ; mais sa terreur fut grande lorsqu'elle vit un tigre sortir de la forêt, traverser le chemin, aller droit à l'enfant et poser sur lui sa large patte. Elle resta immobile, haletante, pâle, presque morte. Mais sans doute l'enfant prit l'animal féroce pour un gros chien : il lui empoigna les oreilles avec ses petites mains et commença de jouer avec lui. Le tigre ne fut pas en reste : c'était un tigre d'un caractère jovial, il joua lui-même avec l'enfant. Ce jeu effroyable dura dix minutes ; puis le tigre, laissant l'enfant, retraversa la route et rentra dans le bois. La mère s'élança, courut tout éperdue à l'enfant, et le trouva riant et sans une égratignure.
Les trois faits que je viens de raconter sont aussi populaires au Caucase que l'histoire du lion d'Androclès à Rome.
Les panthères sont assez communes sur les bords de la Koura, et surtout, comme je l'ai dit pour les tigres, sur la rive droite du fleuve. Elles se tiennent dans les roseaux, dans les fourrés, dans les broussailles, s'élancent de là sur les moutons, sur les chèvres sauvages et même sur les buffles qui viennent boire. Autrefois, on dressait les panthères comme on dresse encore aujourd'hui les faucons ; seulement, au lieu de chasser le faisan, on chassait la gazelle ; au lieu de les porter sur le poing, on les portait à l'arçon de la selle.
L'abolition de la domination persane dans la partie méridionale de la Géorgie, la réunion successive des différents khanats à la Russie, firent tomber en désuétude cette chasse, plaisir princier des khans. M. Tchelaïef, directeur des douanes de Tiflis, se souvenait avoir fait, tout jeune, cette chasse avec le khan de Karaback. Depuis, il avait assisté à deux ou trois chasses à la panthère. Dans une de ces chasses, le chasseur qui se trouvait le plus proche de lui ayant tiré sur une panthère et l'ayant blessée, l'animal avait bondi sur lui, et, avant qu'il eût eu le temps de lui envoyer son coup de fusil, lui avait, d'un coup de patte, littéralement arraché la tête de dessus les épaules.
Quant aux chacals, ils sont communs, dans les villages un peu enfoncés dans les montagnes, à ce point d'empêcher de dormir les personnes qui ne sont pas encore habituées à leurs cris. Quoique l'animal soit inoffensif ou plutôt lâche, son cri a quelque chose d'effrayant. On se rappelle l'histoire racontée par Oléarius.
Envoyé par le duc de Holstein au schah de Perse, le digne Allemand vit le navire qui le portait faire naufrage sur les côtes du Daghestan. Son secrétaire, en herborisant, s'égara dans une forêt, et, craignant d'être dévoré par les animaux féroces, monta sur un arbre pour y passer la nuit. Le lendemain, comme on ne le voyait pas revenir, on se mit à sa recherche et on le retrouva sur son arbre. Il avait complètement perdu la raison et jamais il ne la recouvra. Seulement, on comprit par ses réponses que cet événement était la suite de la terreur que lui avaient fait éprouver les chacals. Il affirmait qu'une centaine de ces animaux s'étaient réunis sous l'arbre où il était posté et avaient gravement causé en allemand, et comme des personnes raisonnables, de leurs affaires particulières.
Quant aux serpents, assez communs aux environs de Bakou, on ne peut faire un pas sans risquer d'en écraser un, ou d'être mordu par lui – ce qui est infiniment plus désagréable – dès que l'on met le pied dans les steppes de Moghan. Un de mes bons amis, le baron de Finot, consul à Tiflis, qui les a traversés avec une escorte de Cosaques, les a vus par centaines ; un de ses Cosaques en piqua un avec sa lance ; il était du plus beau jaune d'or. Les plus communs sont noirs et verts.
Le comte ­oubof, étant venu, en 1800 faire le siège de Salian, séparée des steppes de Moghan par la Koura seulement, résolut de passer l'hiver dans ces steppes. Ses soldats, en creusant la terre pour y placer leurs tentes, amenèrent à la surface du sol des milliers de serpents engourdis par le froid.
L'Antiquité elle-même constate le fait. Voici ce que dit textuellement Plutarque :

« Après cette dernière bataille, – celle qu'il livra près du fleuve Abas, – Pompée s'étant mis en chemin pour pénétrer jusqu'au pays d'Hyrcanie et gagner la mer Caspienne, fut contraint d'abandonner son projet et de retourner en arrière, par la grande multitude de serpents venimeux et mortels qu'il y trouva, à la distance de trois journées, à peu près. Il s'en retourna donc dans la petite Arménie. »

Par bonheur, la morsure de ces serpents, quoique mortelle si on laisse le venin faire des progrès et librement développer son action sur le sang, devient à peu près inoffensive si l'on verse de l'huile sur la plaie et même si on la frotte simplement avec un corps gras. Chose bizarre ! au printemps, des troupes de serpents voyageurs viennent de Perse, traversent l'Araxe, et font invasion dans les steppes de Moghan. Qui les amène ? est-ce la haine ou l'amour ? – l'amour des serpents ressemble beaucoup à la haine ; mais le fait est que, pendant un mois ou deux, les steppes retentissent de sifflements qui feraient croire à un sabbat d'Euménides, tandis que, de place en place, on voit d'immenses reptiles, d'un jaune d'or ou d'un vert d'émeraude, exécutant des espèces de polkas debout sur la queue, et dardant l'un sur l'autre leur triple dard, – noir chez les uns, couleur de feu chez les autres. Pendant ce temps, nul n'ose se hasarder dans les steppes de Moghan, et la morsure des serpents est presque inguérissable.
Qu'on me permette maintenant de livrer un fait à l'incrédulité de mes lecteurs. Certaines familles, presque toutes princières ou alliées à des familles princières de la Géorgie ou des différents khanats de Bakou, de Kouba, de Karaback, etc., possèdent une pierre qui jouit des vertus du bézoard fabuleux de l'Inde. Cette pierre, que les pères transmettaient à leurs enfants parmi les pierres les plus précieuses de leurs écrins, a la propriété de guérir de la blessure de tous les animaux venimeux, serpents, vipères, phalanges, scorpions ; il suffit de l'appliquer sur la blessure, pour qu'elle attire à elle le venin comme l'aimant attire le fer. Le colonel Davidof, allié en France à la duchesse de Grammont, et qui a épousé à Tiflis une princesse Orbéliana, possède une de ces pierres. Elle est de la grosseur d'un oeuf de grive, spongieuse, bleuâtre, sans saveur, noircie à certains endroits comme une fève grillée sur la pelle. On vient, en cas de morsure, la lui emprunter ; on l'applique sur la plaie : la pierre change de couleur et prend une teinte d'un gris livide. Mais, aussitôt l'opération terminée, opération analogue à celle des anciens Psylles, on met la pierre dans du lait : elle dégorge son venin et recouvre sa couleur ordinaire.
J'ai fort engagé le colonel Davidof à prendre avec lui cette pierre lors de son prochain voyage à Paris, et à la soumettre à l'investigation des savants. Quant à moi, je ne crois pas cette pierre de formation naturelle. Je la crois plutôt un antidote préparé de main d'homme par les anciens médecins persans.
Nous avons dit que cette pierre était souveraine non seulement contre la morsure des serpents, mais encore contre celle des phalanges et des scorpions : donnons quelques détails sur ces deux terribles insectes.
La phalange phalangium araneosum est très commune à Bakou et dans ses environs. Son aspect est effrayant. On comprend, à la première vue, que cet animal doit être un des parias de la création. Son corps est gros comme le pouce et monté sur des pattes assez courtes ; mais, malgré l'exiguïté de ses pattes, elle court fort vite. Son cou est long ; sa gueule est armée de dents dont elle saisit sa proie avec une rage incroyable. Sans doute, sa mauvaise réputation lui a donné un mauvais caractère, car c'est l'animal le plus irascible que je connaisse. Deux phalanges, placées dans le même local, se précipitent à l'instant même l'une sur l'autre, et ne se lèchent que lorsqu'une des deux est non seulement morte, mais en morceaux. Il en est de même si l'on enferme une phalange avec un scorpion. Le scorpion lutte, mais finit presque toujours par être victime.
Le scorpion est connu : c'est le même que le scorpion d'Europe. Seulement, une variété de scorpions rouges est plus dangereuse que les scorpions jaunes, et une autre variété de scorpions noirs est plus dangereuse que les scorpions rouges. Au moment où nous étions à Bakou, quoique ce fût au mois de novembre, et que, par conséquent, le temps fût relativement froid, on pouvait se donner le plaisir de trouver un scorpion ou deux sous chaque grosse pierre, gisant au midi, au pied des murailles de la ville.
Le plus sûr préservatif contre le scorpion, la phalange et même les serpents, pour les voyageurs obligés de bivaquer en plein air ou de camper sous une tente, est de coucher sur une peau de mouton. Cela tient à ce que le mouton est l'ennemi le plus acharné de ces animaux. Le mouton adore le scorpion et la phalange ; autant de ces insectes rencontrés par un troupeau de moutons, autant de mangés. L'été, on les voit fuir devant les moutons au pâturage, en telle quantité, que l'herbe en fourmille et en remue.
Un autre animal, non seulement presque aussi dangereux, mais encore plus fatigant et plus insupportable que scorpions, phalanges et serpents, en ce qu'on ne peut pas s'en garantir, c'est le moustique. Pendant cinq mois de l'année, du mois de mai à la fin de septembre, l'atmosphère, à partir de Kasan jusqu'à Asterabad, appartient aux moustiques. Invisibles à l'oeil, impalpables à la main, voletant à l'aide de deux ailes verticales, ils passent à travers les plus fins tissus, pénètrent tout entiers dans la peau, y font naître des démangeaisons aussi douloureuses que les brûlures, lesquelles amènent des pustules qui, pendant trois ou quatre mois, laissent à peu près les mêmes traces que la petite vérole.
Il existe un village de Perse où jamais ne s'arrêtent les voyageurs.
Ce village se nomme Meahnié.
Dans ce village seulement, produite on ne sait par quoi, existe une petite punaise dont la piqûre est mortelle pour les étrangers. Les gens du pays, chose fort étrange, n'éprouvent, lorsqu'ils sont piqués par elle, d'autre effet que celui que leur produirait une piqûre ordinaire.
Maintenant, puisque nous y sommes, un mot des sauterelles, cette septième et dernière plaie de l'Egypte. Les sauterelles font, en Géorgie et en Perse, de véritables invasions. On voit tout à coup apparaître à l'horizon un nuage noir au milieu d'un ciel serein. Il vous semble que c'est un orage. Mais ce nuage arrive si vite, que vous comprenez bientôt que jamais trombe n'a marché d'un pareil pas, fût-elle fouettée par l'aile du vent. D'ailleurs, ce nuage est livide. Ce nuage, ce sont des milliards de sauterelles. Partout où elles s'abattent, la moisson est faite. Si c'est dans les champs, il ne reste pas un seul épi de blé, si c'est sur une forêt, il ne reste pas une feuille aux arbres.
Par bonheur, ces nuées de sauterelles, si épaisses qu'elles soient, se fondent bientôt ; elles sont suivies par des bandes d'oiseaux que les Persans et les Géorgiens vénèrent comme les Hollandais les cigognes, comme les Egyptiens l'ibis. Ce destructeur de sauterelles s'appelle dans le pays le tarty ; c'est le paradisia tristis de nos musées.
Maintenant, comme si les animaux, eux aussi, devaient être exposés aux mêmes accidents que l'homme, il existe, dans tout le bassin compris entre les deux mers, une plante mortelle aux chevaux. C'est l'absinthe pontique. Souvent d'un troupeau de quarante, cinquante, cent chevaux qui tombent sur un pâturage où croît cette plante, pas un n'échappe. Le général Titianof, dont nous avons raconté la mort tragique lors du siège qu'il fit de Bakou, perdit de cette façon tous les chevaux de son artillerie.
Les moutons et les boeufs la mangent impunément. La saignée, le lait aigre et l'huile sont les meilleurs, mais ne sont pas toujours d'efficaces remèdes contre cet empoisonnement.
Nous invitons les touristes à qui prendrait l'envie de faire le voyage que nous avons fait, à se munir, à Pétersbourg ou à Moscou, d'un sac de poudre persane. Cette poudre a la propriété d'éloigner de celui qui la sème autour de lui, la plupart des insectes dont nous venons de raconter les instincts malfaisants.
Au reste, je rapporte en France un sachet de cette poudre. On pourra l'analyser. Mes faibles connaissances botaniques me laissent croire jusqu'à présent qu'elle se compose tout simplement de pistils de camomille.

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