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Chapitre XIII
Les dragons de Nijni-Novgorod

Nous nous informâmes où demeurait le prince Dondukof-Korsakof ; on nous indiqua la ville haute, c'est-à-dire l'extrémité opposée à celle par laquelle nous abordions Tchiriourth.
Depuis Schoukovaïa, nous entendions incessamment nommer le prince Dondukof-Korsakof ; à tout propos, et toujours à sa louange, son nom retentissait.
Il y a des noms de fleuves, de villes et d'hommes qui ont leur retentissement longtemps avant qu'on les aborde. Le nom du prince Dondukof-Korsakof était un de ces noms-là.
Nous ne lui fîmes pas même demander où nous pouvions descendre. Déjà habitués à l'hospitalité russe, la plus large, la plus splendide des hospitalités, nous allâmes droit chez lui.
Nous vîmes, au milieu des casernes du régiment des dragons de Nijny- Novgorod, un grand bâtiment splendidement éclairé ; nous devinâmes que c'était le logement du prince, et nous nous fîmes conduire au perron.
Les domestiques vinrent à nous comme si nous étions attendus et, de notre côté, nous descendîmes comme si nous étions invités.
Au milieu du premier salon, un officier supérieur vint au-devant de nous. Ne connaissant pas le prince, je le pris pour lui et lui adressai mon compliment.
Il m'arrêta court ; il n'était pas le prince, mais son successeur, le comte Nostitz.
Le prince venait d'être nommé général, et le comte Nostitz le remplaçait comme colonel des dragons de Nijny-Novgorod. C'était donc lui qui nous offrait l'hospitalité.
Le prince était prévenu de notre arrivée et allait venir.
Le comte Nostitz n'avait pas achevé, que le prince s'avançait, une main tendue et ouverte.
La seconde était en écharpe. Une blessure reçue dans la dernière expédition du prince, contre les Tchetchens, la forçait à l'inaction.
C'était bien l'homme que je m'étais figuré, l'oeil fier, la bouche souriante, le visage ouvert.
Nous entrâmes dans le second salon, tout tendu de magnifiques tapis de Perse, apportés de Tiflis par le comte Nostitz.
Le prince était prévenu de notre arrivée par un courrier qui lui avait été expédié de Kasafiourte. La première chose qui attira nos regards, dans le grand salon, fut un tableau représentant un chef circassien défendant, avec ses hommes, la crête d'une montagne.
Je demandai quel était ce chef pour qu'on lui fit les honneurs d'un tableau.
C'était Hadji-Mourad.
Ce même Hadji-Mourad, vous vous le rappelez, chers lecteurs, que nous avons vu figurer comme acteur, dans le grand drame de la mort de Gamsah Beg.
En effet, Hadji-Mourad est un des noms les plus populaires du Caucase ; c'est un héros de légende : plus les années s'écouleront, plus son spectre grandira. Après l'avènement de Schamyl à l'imamat, il se brouilla, ou fit semblant de se brouiller avec Schamyl pour entrer au service de la Russie ; en 1835 et 1836, il était officier de milice.
Le commandant de la forteresse de Kuntsack, le colonel Lazaref, crut alors s'apercevoir que Mourad avait des communications avec Schamyl. Il le fit arrêter et ordonna qu'il fût conduit sous bonne escorte à Tiflis.
Arrivé au sommet d'une montagne où l'on faisait halte pour quelques instants, il s'approche à cheval des faisceaux de fusils, arrache un fusil aux faisceaux, une cartouchière à un soldat et s'élance dans le précipice.
En tombant, il se casse les deux jambes.
Les soldats reçoivent l'ordre de le poursuivre : quatre s'élancent à leur tour dans le ravin ; lui, tout en rampant, fait feu quatre fois, tue les quatre soldats, et va rejoindre Schamyl.
C'est avec son concours que Schamyl reprit Kuntsack et accomplit cette fameuse campagne de 1843, si fatale aux Russes.
Mais, vers la fin de 1851, Schamyl l'ayant accusé d'avoir fait manquer une de ses expéditions, Mourad se brouilla de nouveau avec lui, et alla se mettre, à Tiflis, sous la protection du comte Voronzof.
Mais, là, les mêmes soupçons qui s'étaient élevés contre lui, à Kuntsack, se renouvellent. Le comte Voronzof, convaincu qu'il vient purement et simplement pour étudier le pays, lui donne une escorte d'honneur qui n'est pas autre chose qu'une garde.
La probabilité est que Hadji-Mourad, qui avait de grandes relations avec les Lesghiens, voulait gagner la frontière de Kakétie, et se faire indépendant tout à la fois des Russes et de Schamyl. Vers le commencement du mois d'avril 1852, il vint à Nouka. Le prince Tarkanof, commandant de la ville, était prévenu : il donna l'ordre de veiller sur lui plus sévèrement que jamais.
Le 29, Hadji-Mourad sortit accompagné d'un soldat, d'un officier de police et de trois Cosaques.
A peine hors de la ville, il tue le soldat d'un coup de pistolet, l'officier de police de deux coups de kandjar, et de la même arme blesse mortellement un Cosaque.
Les deux autres se sauvent et viennent donner l'alarme au prince Tarkanof.
Aussitôt le prince se met à la tête de tout ce qu'il peut rassembler d'hommes et poursuit Hadji-Mourad.
Le lendemain, il le rejoint entre Beladjik et Kach. Hadji-Mourad avait fait halte dans une forêt avec son nouker.
On enveloppe la forêt et l'on fait feu sur lui.
A ce premier feu, le nouker tombe raide mort.
Restait Hadji-Mourad.
Il tue quatre hommes, en blesse seize, brise son sabre contre un arbre et tombe atteint de six blessures.
On lui coupa la tête à la place même ; à ­akatan, on embauma cette tête, puis on la transporta à Tiflis.
J'ai un dessin de cette tête coupée pris sur nature.
C'est cet homme dont le portrait se trouve dans le salon du comte Nostitz.
Voici à quelle occasion ce portrait fut fait.
Poursuivi par les troupes russes, Hadji-Mourad se retrancha à Kartma-Tala, sur les bords de la mer Caspienne. Il avait huit cents hommes avec lui.
On avait, de différents points, acheminé des troupes vers Kartma-Tala, et, entre autres, les dragons de Nijny ; deux escadrons l'atteignirent et, sans attendre l'infanterie, mirent pied à terre, et, conduits par le major ­olotoukine montèrent à l'assaut et attaquèrent la redoute. Sur cent quarante hommes, quatre-vingts tombèrent avant d'atteindre les montagnards ; sur sept officiers, six.
Le major enleva de sa main le drapeau de Hadji-Mourad. – Hadji-Mourad se précipita sur lui, et le tua d'un coup de pistolet ; mais, en mourant, le major eut le temps de jeter le drapeau aux hommes qui le suivaient. Sur ces entrefaites, l'infanterie arriva. Cinquante dragons seulement étaient encore debout, mais le drapeau leur resta.
J'ai un morceau de ce drapeau, que m'ont donné le comte Nostitz et le prince Dondukof-Korsakof.
Hadji-Mourad, un des naïbs les plus aimés de Schamyl, avait été décoré par lui de ces plaques que l'imam ne donne qu'à ses plus fidèles. Cette plaque fut envoyée à Tiflis en même temps que sa tête.
La tête est à Saint-Pétersbourg ; la plaque, restée à Tiflis, m'a été donnée par le prince Bariatinsky.
Le tableau qui se trouve dans le salon du comte Nostitz représentait justement Hadji-Mourad, défendant la redoute de Kartma-Tala contre les dragons de Nijny.
Ce fameux régiment – qui compte dans ses annales un fait unique, celui de s'être reformé de lui-même huit fois, et d'avoir chargé huit fois, son colonel et ses principaux officiers tués – date de Pierre le Grand.
En 1701, le czar donna ordre au boyard Scheïne de former un régiment de dragons des provinces de l'Ukraine. En 1708, – lors de la formation de l'armée russe – il se trouvait à Nijny-Novgorod ; il prit le nom de la ville où il se trouvait.
Il servit de noyau à six régiments de cavalerie russe qui furent formés de 1709 à 1856.
Il est depuis quarante-six ans au Caucase.
Toute une paroi du salon du prince était tapissée de marques d'honneur que le régiment avait obtenues. Son étendard ou plutôt ses étendards sont ceux de Saint-Georges. Ils lui ont été donnés pour les campagnes contre la Turquie, en 1827, 1828 et 1829.
Puis, après les étendards, viennent les casques.
Chaque soldat portait sur son casque une inscription signifiant : Pour distinction.
Puis, pour l'année 1853, on lui donna des trompettes d'honneur en argent, avec la croix de Saint-Georges à la trompette.
Enfin, en 1854, l'empereur Nicolas, ne sachant plus que lui donner, décréta que chaque soldat porterait une broderie au collet de son uniforme.
Le prince Dondukof et le comte Nostitz nous firent voir toutes ces marques de distinction avec une tendresse vraiment paternelle. Le premier était tout triste d'un grade supérieur qui le forçait de quitter le commandement de si braves gens ; l'autre était tout fier d'avoir été jugé digne de lui succéder.
Pendant que nous passions l'inspection de ce musée d'honneur, les salons du comte s'étaient insensiblement remplis d'officiers. A huit heures, tous les soirs, le prince Korsakof avait l'habitude de faire servir à souper ; tous les officiers du régiment y étaient invités de fondation : venait qui voulait.
Le comte Nostitz a adopté la même habitude. On annonça que le souper était servi, et nous passâmes dans la salle à manger, où attendait une table de vingt-cinq à trente couverts.
La musique du régiment joua pendant tout le temps du souper.
Puis, quand les musiciens eurent soupé à leur tour, les danses commencèrent. – Ceci était un extra en notre honneur.
Les meilleurs danseurs du régiment avaient été invités, et toutes les danses des montagnes et de la plaine, la kabardienne, la lesghinka, la russe, furent passées en revue.
Pendant ce temps, le comte Nostitz montrait à Moynet tout un album du Caucase que, excellent photographe, il a recueilli lui-même. Tiflis particulièrement, qu'habitait le comte Nostitz avant de venir à Tchiriourth, avait fourni son contingent de vues pittoresques et de jolies femmes.
Pas une belle Géorgienne avec laquelle nous n'ayons fait connaissance trois semaines avant d'avoir fait connaissance avec la capitale de la Géorgie.
Ce fut là surtout que je remarquai la différence qu'il y a entre le soldat russe en Russie, et le soldat russe au Caucase.
Le soldat russe en Russie est profondément triste ; son état lui répugne, son esclavage lui pèse ; la distance qui le sépare de ses chefs l'humilie.
Le soldat russe au Caucase est gai, vif, enjoué, farceur même, et se rapproche beaucoup de notre soldat. L'uniforme lui devient un honneur ; il a des chances d'avancement, de distinction, de danger. Le danger l'ennoblit en le rapprochant de ses chefs, en créant une espèce de familiarité entre lui et ses officiers ; le danger l'égaie enfin en lui faisant sentir le prix de la vie.
Si l'on mettait sous les yeux de nos lecteurs français les détails d'une expédition dans les montagnes, ils seraient étonnés de ce que peut supporter de privations le soldat russe, mangeant son pain noir et humide, couchant sur la neige, passant, lui, son artillerie, ses bagages et ses canons, par des chemins où jamais l'homme n'a mis le pied, où jamais le chasseur n'est arrivé, où l'aigle seul a plané au-dessus du granit et de la neige.
Et pour quelle guerre ! pour une guerre sans merci, sans prisonniers, où tout blessé est considéré comme un homme mort, où le plus féroce des adversaires coupe la tête, où le plus doux coupe la main.
Nous avons eu pendant deux ou trois ans quelque chose de pareil en Afrique, moins la difficulté des lieux ; – mais nos soldats, bien payés, bien nourris, bien couverts, avaient la chance si encourageante, quoique si frivole parfois, d'un avancement illimité ; mais, je le répète, cela a duré deux ou trois ans.
Chez les Russes, cela dure depuis quarante ans.
Chez nous, il est à peu près impossible de voler le soldat ; en Russie, tout vit de sa pauvre subsistance, sans compter les aigles, les vautours et les chacals, qui dévorent son cadavre.
Ainsi le gouvernement accorde par mois à chaque soldat trente-deux livres de farine et sept livres de gruau.
Le capitaine reçoit ces aliments en nature et du magasin de la couronne ; il doit les rendre au paysan qui nourrit le soldat.
Chaque mois, le capitaine, au moment de régler les comptes avec le village, engage le mir, c'est-à-dire le conseil de la commune, à venir passer la soirée chez lui.
Là, on apporte des cruches de ce fameux vodka dont le paysan russe est si friand. On boit.
Le capitaine, qui n'aime pas le vodka, se contente de verser. Une fois le conseil du village ivre, tout le mir signe un reçu.
Le gruau et la farine sont convertis en quelques cruchons de mauvaise eau de-vie.
Le lendemain, le capitaine porte les reçus du conseil au colonel. Le soldat a été mal nourri par le paysan, qui sait d'avance qu'il ne sera pas remboursé ; mais en exhibant le reçu de ses trente-deux livres de farine et de sept livres de gruau par homme, le capitaine prouve au colonel que le soldat a vécu dans l'abondance.
En campagne, le soldat doit manger tous les jours sa soupe aux choux, son tchi et un morceau de viande d'une livre et demie.
Ce tchi se fait d'avance, comme nos conserves. Un spéculateur eut l'idée de substituer, dans la confection du tchi, à la vache ou au boeuf qui en fournissent la partie la plus substantielle, du bouillon de corbeau.
Les corbeaux abondent en Russie : ils volent par milliers, par millions, par milliards ; ils sont devenus un animal domestique comme le pigeon, qu'on ne mange pas ; ils se promènent par bandes dans les rues, attaquent les enfants qui mangent en leur arrachant le pain des doigts. Dans certains districts de la Petite Russie, on les utilise en leur faisant couver des oeufs de poule que l'on glisse dans leurs nids à la place de leurs propres oeufs.
Le corbeau, tout au contraire du pigeon, qui est regardé comme un oiseau sacré, est regardé, lui, comme un animal immonde.
Tout chasseur sait que le corbeau fait d'excellente soupe ; le tchi au corbeau était probablement meilleur que ne l'eût été le tchi à la vache ou au boeuf.
Mais une indiscrétion fut commise. La vérité sur le potage quotidien fut connue, et, pendant toute une campagne, le soldat, au lieu de manger son tchi, le jeta.
Quant à la livre et demie de boeuf qui lui revient par jour en campagne, voici ce que me racontait un jeune officier qui a fait la guerre de Crimée.
Un boeuf fait à peu près par jour, au chiffre que nous venons de dire, la nourriture de quatre ou cinq cents hommes.
Au gouvernement de Kalouga, le capitaine acheta un boeuf.
Ce boeuf suivait la compagnie.
Quand on rencontrait le colonel :
« Qu'est-ce que ce boeuf-là ? demandait-il.
- C'est le boeuf destiné à nourrir mes hommes aujourd'hui », répondait le capitaine.
Et le boeuf alla ainsi, du gouvernement de Kalouga jusqu'au gouvernement de Kerson, c'est-à-dire pendant deux mois et demi.
Arrivé à Kherson, vous croyez peut-être que le soldat mangea enfin son boeuf ? Point : le capitaine le vendit, et, comme le boeuf, tout au contraire du soldat, avait été très bien nourri tout le long de la route, – le capitaine gagna dessus.
En avant de chaque compagnie, à deux ou trois étapes environ, marche un officier, à qui le colonel donne de l'argent pour acheter du bois, de la farine et faire faire le pain. On appelle cet officier klebo-pek, ce qui veut dire faiseur de pain.
Mon jeune officier fut chargé un jour, un seul, de cet office tout de faveur, et, sans péché, – c'est le mot dont on se sert en Russie quand on fait un bénéfice à peu près honnête, – il gagna dans sa journée cent roubles quatre cents francs.
Le gouvernement fait en Sibérie de grands achats de beurre ; ce beurre, destiné à l'armée du Caucase, se paye jusqu'à soixante francs les quarante livres. En sortant des mains du marchand, il est excellent ; le fournisseur le sait bien, car il le vend en détail à Taganrog et le remplace par ce qu'il peut trouver de plus mauvais en denrée de même espèce. Eh bien, ce beurre, si mauvais qu'il soit, est revendu une seconde fois, et n'arrive pas même au soldat comme il a été acheté à Taganrog.
Qu'on juge donc de la joie et de la gaieté des régiments qui ont le bonheur d'avoir pour colonel des hommes comme le prince Dondukof-Korsakof et le comte Nostitz !
Ce soir-là, je couchai dans un lit : il y avait à peu près deux mois que la chose ne m'était arrivée.

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