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Chapitre V
Les Abrecks

Mon premier soin, en arrivant à Schoukovaïa, fut d'aller mettre mon nom chez le colonel commandant les postes. Schoukovaïa est, pour la boue, la digne rivale de Kislar.
Puis je revins pour m'occuper du dîner.
Le plus fort était fait. Un de nos officiers, celui qui retournait à Derbend, avait un domestique arménien de première force sur le schislik. Il nous faisait non seulement un schislik de mouton, mais encore un schislik de pluviers et de perdrix. Quant au vin, nous n'avions pas à nous en occuper ; nous en apportions neuf bouteilles, et l'état de béatitude dans lequel était notre jeune lieutenant nous prouvait que le vin ne manquait point à Schoukovaïa.
Comme nous achevions de dîner, le colonel entra. Il venait me rendre ma visite.
Notre première question fut pour l'interroger sur la manière de continuer notre route. On se rappelle que, pendant cent cinquante verstes, la poste est interrompue, nul maître de poste ne s'étant soucié d'exposer ses chevaux à être enlevés chaque nuit par les Tchetchens.
Le colonel nous assura que, pour dix-huit ou vingt roubles, nous ferions affaire avec les hiemchiks du pays, et il promit de nous envoyer, le même soir, des loueurs de chevaux avec lesquels nous nous arrangerions.
Notre officier de Derbend nous confirma dans la même espérance. Il avait déjà entamé des pourparlers pour les trois chevaux de son kibik, et avait arrêté prix à douze roubles.
Effectivement, un quart d'heure après la sortie du colonel, apparurent deux hiemchiks, avec lesquels nous fîmes prix à dix-huit roubles soixante et douze francs.
C'était fort raisonnable pour trente lieues, d'autant plus que, grâce à notre escorte, avec laquelle nos hiemchiks pouvaient revenir, leurs chevaux ne couraient aucun risque.
Pleins de confiance dans la parole de nos deux Schoukovaïotes, nous nous étendîmes sur nos bancs, et nous nous endormîmes comme si nous étions couchés sur les matelas les plus moelleux du monde.
En nous réveillant, nous fîmes dire à nos hommes d'envoyer les chevaux.
Mais, au lieu des chevaux, ce furent les hiemchiks qui vinrent eux-mêmes.
Ils s'étaient ravisés, les honnêtes gens. Ce n'était plus dix-huit roubles qu'ils voulaient, c'est-à-dire soixante et douze francs ; c'était vingt-cinq roubles, c'est-à-dire cent francs.
Ils appuyaient cette prétention sur ce qu'il avait gelé pendant la nuit.
Rien ne me révolte comme le vol maladroit. Celui-là l'était dans toute la force du terme. Sans savoir comment nous partirions, je commençai par mettre mes gaillards à la porte, en accompagnant cette action d'un juron russe que j'avais appris pour les grandes occasions, et qu'à force de travail, j'étais parvenu, j'ose le dire, à prononcer avec une certaine pureté.
« Eh bien, maintenant, qu'allons-nous faire ? me dit Moynet quand ils furent partis.
- Nous allons voir une chose charmante que nous n'aurions pas vue, si nous n'avions pas eu affaire à deux coquins.
- Qu'allons-nous voir ?
- Vous rappelez-vous, cher ami, la Permission de dix heures de notre ami Giraud ?
- Parfaitement.
- Eh bien, il y a au Caucase un charmant village cosaque qui a une telle réputation pour la constance des hommes, la complaisance des parents et la beauté des femmes, qu'il n'y a pas un jeune officier au Caucase qui n'ait demandé, au moins une fois dans sa vie, à son colonel une permission de soixante heures pour le visiter.
- N'est-ce pas le village dont nous a parlé Dandré et qu'il nous a recommandé de voir en passant ?
- Justement... Eh bien, nous allions passer sans le voir.
- Comment l'appelait-il donc ?
- Tchervelone.
- Et à combien est-ce d'ici ?
- Porte à porte.
- Mais enfin ?
- A trente-cinq verstes.
- Eh ! eh ! près de neuf lieues ?
- Neuf lieues pour aller, neuf lieues pour revenir, dix-huit lieues.
- Et comment ferons-nous le chemin ?
- A cheval donc !
- Bon ! puisque nous n'avons pas de chevaux.
- Des chevaux d'attelage, non ; mais des chevaux de selle tant que nous voudrons. Kalino, exposez à notre officier remonteur le désir que nous avons d'aller à cheval à Tchervelone, et vous verrez qu'il va mettre toute sa remonte à notre disposition. »
Kalino exposa la demande à notre lieutenant.
« Mogeno, n'est-ce pas ? lui demandai-je quand la demande fut faite.
- Mogeno, répondit Kalino ; mais il y met une condition.
- Laquelle ?
- C'est qu'il sera des nôtres.
- J'allais le lui offrir.
- Mais des chevaux pour demain ? fit Moynet, l'homme prévoyant de la société.
- D'ici à demain, nos hommes réfléchiront.
- Demain, ils nous demanderont trente roubles.
- C'est probable.
- Eh bien ?
- Eh bien, alors, que voulez-vous ! nous aurons des chevaux pour rien.
- Ce sera bien joué !
- Vous pouvez d'avance parier pour moi.
- Allons donc à Tchervelone.
- Prenez votre boîte d'aquarelle.
- Pourquoi cela ?
- Parce que vous aurez un portrait à faire.
- Lequel ?
- Celui de la belle Eudoxia Dogadiska.
- D'où la connaissez-vous ?
- De Paris, où j'ai fort entendu parler d'elle.
- Prenons la boîte d'aquarelle, alors.
- Ce qui n'empêchera pas que nous ne prenions chacun notre fusil à deux coups et onze Cosaques d'escorte. Kalino, mon ami, allez réclamer les onze Cosaques.
Au bout d'une demi-heure, les cinq chevaux étaient sellés, les onze Cosaques prêts.
« Maintenant, demandai-je à notre lieutenant, outre le colonel commandant le poste, il y a ici le colonel commandant le régiment, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Le colonel Chatinof.
- Où demeure-t-il ?
- A dix pas d'ici.
- Mon cher Kalino, soyez assez bon pour porter ma carte au colonel Chatinof, et pour dire à son hiemchik qu'à mon retour de Tchervelone, ce soir ou demain matin, si ce soir je reviens trop tard, j'aurai l'honneur de lui faire une visite. »
Kalino revint.
« Avez-vous trouvé le colonel, cher ami ?
- Non, il était encore au lit ; il a conduit hier sa femme à un bal de noces, et ils sont rentrés à trois heures du matin ; mais son petit garçon, qui n'a pas été au bal, était levé, lui, et, quand il a entendu votre nom, il a dit : « Je le connais, moi, M. Dumas : c'est lui qui a fait Monte-Cristo. »
- Charmant enfant ! il a dit là douze paroles qui nous vaudront six chevaux demain ; entendez-vous, Moynet ?
- Dieu le veuille ! fit Moynet.
- Dieu le voudra, soyez tranquille ; vous connaissez ma devise : Deus dedit, Deus dabit. A cheval ! »
Nous montâmes à cheval. Je dois dire que je me trouvai fort mal à mon aise sur une selle cosaque, qui est de huit pouces plus haute que le dos du cheval. Il est vrai qu'en échange, les étriers étaient de six pouces trop courts.
En une heure et demie, nous arrivâmes à la forteresse de Schedrinskaïa ; nous y fîmes halte, pour faire souffler les chevaux et changer d'escorte.
Puis nous reprîmes notre route, en suivant le bord du Terek, que nous retrouvions encore une fois. Nous avions une douzaine d'hommes en tout ; comme je crois l'avoir dit, deux marchaient en avant, deux en arrière, huit m'entouraient.
Une espèce de taillis de trois pieds de hauteur, au milieu duquel, de place en place, s'élevait un massif d'arbres d'une autre essence, s'étendait aux deux côtés du chemin : à ma droite, à perte de vue ; à ma gauche, jusqu'au Terek.
Mon cheval, en appuyant capricieusement à gauche, fit lever, à quinze pas du chemin, une compagnie de perdrix.
Instinctivement, j'arrachai mon fusil de mon épaule et mis en joue ; mais je me rappelai que je l'avais chargé à balle, et qu'il était inutile de tirer.
Les perdrix allèrent se poser à une cinquantaine de pas au milieu des derjiderevo.
La tentation était trop forte : je substituai à mes cartouches à balle deux cartouches de plomb n° 9 et mis pied à terre.
« Attendez-moi, me dit Moynet en descendant de cheval à son tour.
- Etes-vous donc chargé à plomb ?
- Oui.
- Alors, marchons à cinquante pas l'un de l'autre ; nous prendrons la volée entre nous deux.
- Dites donc ! fit Kalino.
- Quoi ? demandai-je en me retournant.
- Le chef de notre escorte dit que c'est imprudent, ce que vous faites.
- Bon ! les perdreaux sont à cinquante pas à peine ; n'étant pas farouches, ils ne gagneront pas au pied. D'ailleurs, que cinq ou six Cosaques nous suivent ».
Quatre Cosaques se détachèrent, tandis que l'on faisait signe à l'avant-garde de s'arrêter et à l'arrière-garde de presser le pas pour nous rejoindre.
Nous marchâmes dans la direction des perdrix, et en même temps dans la direction du Terek.
Les perdrix partirent à vingt pas de moi.
J'en blessai une de mon premier coup ; mais, voyant qu'elle n'avait que la cuisse cassée, je doublai sur elle et la tuai.
Elle tomba.
« Avez-vous vu où elle est tombée ? criai-je à Moynet. J'ai tiré en plein soleil ; je sais qu'elle est tombée, voilà tout.
- Attendez, j'y vais », me dit Moynet.
Il n'avait pas achevé, qu'à cent pas devant nous un coup de fusil partit, et, en même temps que je vis la fumée, j'entendis la balle qui passait à trois pas de moi, faisant son chemin tout en brisant les cimes des buissons où nous étions noyés jusqu'à la ceinture.
Nous étrennions enfin !
Les Cosaques qui nous accompagnaient firent cinq où six pas en avant pour nous couvrir. Un seul resta à sa place, où plutôt accompagna dans sa chute son cheval qui se couchait.
La balle que j'avais entendue siffler avait atteint la pauvre bête au haut du fémur et lui avait brisé une jambe de devant.
Pendant ce temps, tout en regagnant le chemin, j'avais glissé deux balles dans mon fusil rechargé. Un Cosaque tenait mon cheval en bride : je remontai dessus et me dressai sur les étriers afin de voir plus loin.
Ce qui m'étonnait, avec ce que je savais déjà des moeurs des Tchetchens, c'était la lenteur de l'agression : d'habitude, une charge à fond suit le coup de feu.
En ce moment, nous vîmes filer sept ou huit hommes du côté du Terek.
« Hourra ! » s'écrièrent nos Cosaques en s'élançant à leur poursuite.
Mais, tandis que ces sept ou huit hommes fuyaient, un homme, un seul, au lieu de fuir, sortait du buisson d'où il avait tiré le coup de feu, et, brandissant son fusil au-dessus de sa tête, criait :
« Abreck ! abreck !
- Abreck ! » répétèrent les Cosaques.
Et ils s'arrêtèrent.
« Que signifie abreck ? demandai-je à Kalino.
- Cela signifie : un homme qui a fait serment de chercher tous les dangers et de ne fuir devant aucun.
- Et que veut celui-ci ? Il ne prétend pas nous attaquer tous les quinze à lui seul ?
- Non ; mais il propose le combat singulier, probablement. »
Et, en effet, le Tchetchen avait ajouté quelques mots à ces deux cris : Abreck ! abreck !
« Entendez-vous ? me dit Kalino.
- J'entends, mais je ne comprends pas.
- Il défie un de nos Cosaques au combat corps à corps.
- Dites-leur qu'il y a vingt roubles pour celui qui acceptera. »
Kalino fit part de mon offre à nos hommes. Il y eut un instant de silence, pendant lequel ils se regardèrent entre eux comme pour choisir le plus brave.
Pendant ce temps, à deux cents pas de nous, le Tchetchen faisait faire toute sorte d'évolutions à son cheval, en continuant de crier : Abreck ! abreck !
« Sacrebleu ! passez-moi donc ma carabine, Kalino, criai-je à mon tour ; je meurs d'envie de descendre ce gaillard-là.
- N'en faites rien ! vous nous priveriez d'un spectacle curieux. Nos Cosaques se consultent pour savoir qui ils lui enverront. Ils l'ont reconnu, c'est un abreck très renommé. Tenez, voilà un de nos hommes qui se présente. »
En effet, le Cosaque dont le cheval avait eu la cuisse cassée, après s'être assuré qu'il ne pouvait remettre sa bête sur ses jambes, venait réclamer son droit, comme on demandait, à la Chambre, la parole pour un fait personnel.
Les Cosaques se fournissent leurs chevaux et leurs armes de leurs deniers ; seulement, quand un Cosaque a son cheval tué, son colonel, au nom du gouvernement, lui paye vingt-deux roubles. C'est huit ou dix roubles qu'il perd, un cheval passable coûtant rarement moins de trente roubles. Vingt roubles que j'offrais à celui qui accepterait le combat donnaient donc à notre Cosaque démonté dix roubles de bénéfice net.
Sa demande de combattre l'homme qui avait blessé son cheval me parut tellement juste, que je l'appuyai.
Pendant ce temps, le montagnard continuait ses évolutions ; il tournait en cercle, rétrécissant le cercle à chaque fois, de sorte qu'à chaque fois il se rapprochait de nous.
Les yeux de nos Cosaques lançaient du feu : ils se regardaient comme défiés tous, et, cependant, pas un n'eût tiré un coup de fusil sur l'ennemi après le défi porté ; celui qui eût fait une pareille chose eût été déshonoré.
« Eh bien, dit le chef de l'escorte à notre Cosaque, va !
- Je n'ai pas de cheval, dit le Cosaque ; qui m'en prête un ? »
Pas un Cosaque ne répondit. Aucun ne se souciait de faire tuer peut-être son cheval entre les jambes d'un autre, le gouvernement eût-il, en pareille circonstance, payé les vingt-deux roubles promis. Je sautai à bas du mien, excellent cheval de remonte, et le donnai au Cosaque, qui s'élança en selle.
Un autre homme de notre escorte qui m'avait paru très intelligent, et auquel trois où quatre fois j'avais fait, par l'intermédiaire de Kalino, des questions pendant la route, s'approcha de moi et m'adressa quelques mots.
« Que dit-il ? demandai-je à Kalino.
- Il demande, s'il arrive malheur à son camarade, la permission de le remplacer.
- Il se presse un peu, ce me semble ; mais, en tout cas, dites-lui que c'est accordé. »
Le Cosaque rentra dans les rangs et se mit à examiner ses armes, comme si son tour de s'en servir était déjà arrivé.
Cependant, son compagnon avait répondu par un cri au défi du montagnard et était parti à fond de train dans sa direction.
Tout en courant, le Cosaque fit feu.
L'abreck fit cabrer son cheval : le cheval reçut la balle dans les chairs de l'épaule. Presque en même temps, le montagnard fit feu à son tour, et enleva le papak de son adversaire.
Tous deux jetèrent le fusil sur leur épaule. Le Cosaque tira sa schaska, le montagnard son kandjar. Le montagnard manoeuvrait son cheval, tout blessé qu'était celui-ci, avec une adresse admirable, et, quoique le sang ruisselât sur son poitrail, l'animal ne paraissait pas le moins du monde affaibli, tant son maître le soutenait des genoux, de la bride et de la voix.
En même temps, un torrent d'injures ruisselait de ses lèvres et inondait son adversaire. Les deux combattants se joignirent.
Je crus un instant que notre Cosaque avait transpercé son adversaire avec sa schaska. Je vis la lame briller derrière son dos.
Mais il avait seulement percé sa tcherkesse blanche.
A partir de ce moment, nous ne vîmes plus rien qu'un groupe de deux hommes luttant corps à corps. Au bout d'une minute, un des deux hommes glissa de son cheval ; – c'est-à-dire le tronc d'un homme seulement : la tête était restée à la main de l'adversaire.
L'adversaire, c'était le montagnard. Il poussa avec une sauvage et effrayante énergie un cri de triomphe ; secoua la tête dégouttante de sang et l'accrocha à l'arçon de sa selle.
Le cheval sans cavalier s'enfuit, et, par un instinct naturel, après avoir fait un détour, revint se joindre à nous.
Le cadavre décapité resta immobile.
Puis au cri de triomphe du montagnard succéda un second cri de défi.
Je me tournai vers le Cosaque, qui avait demandé à combattre le second. Il fumait tranquillement sa pipe.
Il me fit un signe de la tête.
« J'y vais », dit-il.
Puis, à son tour, il poussa un cri en signe qu'il acceptait le combat.
Le montagnard, qui faisait de la fantasia, s'arrêta pour voir quel nouveau champion venait à lui.
« Allons, dis-je à mon Cosaque, j'augmente la prime de dix roubles. »
Cette fois, il me répondit par un simple clignement des yeux. Il semblait faire provision de fumée, l'aspirant et ne la rendant pas.
Puis il partit au galop avant que l'abreck eût eu le temps de recharger son fusil, arrêta son cheval à quarante pas de lui, épaula et lâcha la détente.
Une légère fumée qui enveloppa son visage nous fit croire à tous que l'amorce seule avait brûlé. Le croyant désarmé de son fusil, l'abreck fondit sur lui le pistolet à la main et tira son coup à dix pas.
Le Cosaque, par un mouvement imprimé à son cheval, évita la balle ; puis, portant rapidement son fusil à son épaule, à notre grand étonnement à nous tous qui ne lui avions pas vu mettre une nouvelle amorce, il fit feu.
Un mouvement violent que fit le montagnard prouva qu'il était atteint.
Il lâcha la bride de son cheval et jeta, pour ne pas tomber, ses deux bras au cou de sa monture. L'animal, ne se sentant plus dirigé, furieux lui-même de sa blessure, emporta le cavalier à travers les buissons dans la direction du Terek.
Le Cosaque se mit à sa poursuite.
Nous allions lancer nos chevaux dans la même direction que lui, lorsque nous vîmes peu à peu le corps du montagnard perdre son équilibre et rouler à terre.
Le cheval s'arrêta près du cavalier.
Le Cosaque, ignorant si ce n'était pas une ruse et si le montagnard ne simulait point la mort, fit un grand cercle avant de s'approcher de lui.
Il cherchait évidemment à voir le visage de son ennemi ; mais son ennemi, par hasard ou à dessein, était tombé la face contre terre.
Le Cosaque se rapprocha de lui peu à peu : le montagnard ne bougeait pas. Notre Cosaque tenait à la main son pistolet, dont il ne s'était pas servi, prêt à faire feu.
A dix pas du Tchetchen, il s'arrêta, visa et lâcha le coup.
Le Tchetchen ne bougea pas. C'était une balle perdue inutilement. Le Cosaque avait tiré sur un cadavre.
Il sauta à bas de son cheval, s'avança, tirant son kandjar, s'inclina sur le mort, et, une seconde après, se releva, sa tête à la main.
Toute l'escorte cria : « Hourra ! » Il avait gagné les trente roubles et, par dessus le marché, sauvé l'honneur du corps et vengé son camarade.
En un instant, le montagnard fut nu comme la main. Le Cosaque plia toute sa défroque sur son bras : puis, il saisit par la bride le cheval blessé, qui n'essaya point de fuir, lui mit son butin sur le dos, remonta sur son cheval, et revint à nous.
Il n'y eut qu'une question :
« Comment ton fusil, après avoir brûlé l'amorce, a-t-il pu partir ? »
Le Cosaque se mit à rire.
« Mon fusil n'a pas brûlé l'amorce, dit-il.
- Bon ! nous avons vu la fumée ! crièrent ses camarades.
- Vous avez vu la fumée de ma pipe, que j'avais gardée dans ma bouche, dit le Cosaque, et non celle de mon fusil.
- Voilà les trente roubles, lui dis-je, quoiqu'il me semble que tu aies un peu triché. »

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1998-2010
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