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Excursion aux Iles Eoliennes. Vulcano

Un détroit, large de trois milles à peine, sépare Lipari de Vulcano. Nous fîmes ce trajet, grâce à l'habileté de nos rameurs, en moins de quarante minutes.
Vulcano, la Vulcania antique, est l'île dont Virgile fait la succursale de l'Etna et l'atelier de Vulcain. Au reste elle est bien digne de cet honneur, car, quoiqu'il soit évident que depuis dix-neuf siècles elle ait perdu un peu de sa chaleur, il a succédé une fort belle fumée au feu qui, sans doute, s'en échappait à cette époque. Vulcano, pareil au dernier débris d'un monde brûlé, s'éteint tout doucement au milieu de la mer qui siffle, frémit et bouillonne tout autour de lui. Il est impossible, même à la peinture, de donner une idée de cette terre convulsionnée, ardente et presque en fusion. Nous ne savions pas, à l'aspect de cette étrange apparition, si notre voyage n'était pas un rêve, et si ce sol fantastique n'allait pas s'évanouir devant nous au moment où nous croirions y mettre le pied.
Heureusement nous étions bien éveillés, et nous abordâmes enfin sur cette terre, si étrange qu'elle fût.
Notre premier soin, en sautant sur le rivage, fut de nous informer auprès de deux ou trois hommes qui étaient accourus à notre rencontre, où nous trouverions les fils du général Nunziante. Non seulement on nous montra à l'instant même la maison qu'ils habitaient, et qui, au reste, est la seule de l'île, mais encore un des hommes à qui nous nous étions adressés, courut devant nous pour prévenir les deux frères de notre arrivée.
Un seul était là pour le moment : c'était l'aîné. Nous vîmes venir au-devant de nous un beau jeune homme de vingt-deux à vingt-quatre ans, qui, avant même que je lui eusse dit mon vrai nom, commença par nous recevoir avec une charmante affabilité. Il achevait de déjeuner, et nous offrit de nous mettre à table avec lui. Malheureusement, nous venions précautionnellement d'en faire autant il y avait une heure. Je dis malheureusement, attendu que la table était ornée d'une magnifique langouste, qui faisait envie à voir, surtout à des gens qui n'en avaient pas mangé depuis qu'ils avaient quitté Paris. Aussi je ne pus m'empêcher de m'informer auprès de lui dans quelle partie de l'archipel on trouvait cet estimable crustacé. Il nous répondit que c'était aux environs de Panaria, et que si nous avions quelque désir d'en manger, nous n'avions qu'à prévenir notre capitaine d'en faire provision en passant devant cette île.
J'inscrivis cet important renseignement sur mon album.
Comme notre hôte se levait de table, le frère cadet arriva : c'était un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans. Son aîné nous le présenta aussitôt, et il nous renouvela le compliment de bienvenue que nous avions déjà reçu. Tous deux vivaient ensemble, seuls et isolés, au milieu de cette terrible population, car nous apprîmes alors ce que nous avions ignoré jusque-là : c'est qu'à l'exception des deux frères, l'île n'était habitée que par des forçats.
Nos hôtes voulurent nous faire en personne les honneurs de leur domaine ; le nouveau venu se hâta donc, moyennant deux oeufs frais et le reste de la langouste, de se mettre à notre niveau. Après quoi, les deux jeunes gens nous annoncèrent qu'ils étaient à nos ordres.
La première curiosité qu'ils nous offrirent de visiter était un petit volcan sous-marin, qui chauffait l'eau dans une circonférence de cinquante à soixante pieds à peu près, jusqu'à une chaleur de quatre-vingts à quatre- vingt-cinq degrés ; c'était là qu'ils faisaient cuire leurs oeufs. Comme à ce détail culinaire ils virent passer sur nos lèvres un sourire d'incrédulité, ils firent signe à l'un de leurs forçats, qui courut à la maison et rapporta aussitôt un petit panier et deux oeufs pour faire, séance tenante, la susdite expérience.
Le petit panier tenait lieu de cuiller à pot ou de marmite, on le posait sur l'eau, le poids de son contenu le faisait enfoncer jusqu'à la moitié de sa hauteur ; on le laissait trois minutes, la montre à la main, dans la mer, et les oeufs étaient cuits à point.
La chose s'exécuta ainsi à notre grande confusion. Un des deux oeufs, ouvert avec les précautions d'usage, offrait l'aspect le plus appétissant. On en fit don à un des forçats qui nous accompagnaient lequel n'en fit qu'une gorgée, au nez de Milord, qui n'avait pris d'intérêt à toute la discussion que dans l'espérance qu'on lui en offrirait les résultats.
Comme j'avais un grand faible pour Milord, j'allais le dédommager de sa déception en lui abandonnant le second oeuf, lorsque Jadin s'aperçut qu'il s'était cassé en cuisant, et que l'eau de la mer avait pénétré dans l'intérieur ; cette circonstance méritait considération : ce mélange d'eau de mer, de soufre et de jaune d'oeuf, pouvait être dangereux ; quel que fût mon regret de priver Milord de ce qu'il regardait comme son dû, je jetai l'oeuf à la mer.
Milord avait suivi la discussion avec cet oeil intelligent qui indiquait clairement que, sans entendre parfaitement notre dialogue, il comprenait cependant qu'il roulait sur lui ; aussi, à peine m'eut-il vu jeter l'oeuf à la mer, que d'un seul bond il s'élança au milieu de la distance que je lui avais fait parcourir, et qu'il tomba au milieu de l'eau bouillante.
On comprend la surprise du pauvre animal : la théorie des volcans lui étant parfaitement étrangère, il avait cru sauter dans l'eau froide, et il se trouvait dans un liquide chauffé à quatre-vingt-cinq degrés : aussi jeta-t-il un cri perçant, et, sans s'occuper davantage de l'oeuf, commença-t-il à nager vers le rivage, en nous regardant avec deux gros yeux ardents, dont l'expression indiquait, on ne peut plus clairement la stupéfaction profonde qui s'était emparée de lui.
Jadin l'attendait sur le rivage ; à peine y eut-il mis le pied, qu'il le prit aussitôt dans ses bras et courut de toutes ses forces à cinquante pas de là pour le tremper dans l'eau froide ; mais Milord, en sa qualité de chien échaudé n'était pas le moins du monde disposé à faire une nouvelle expérience : une lutte des plus violentes s'engagea entre lui et Jadin, et pour la première fois de sa vie il se permit d'entamer, d'un coup de croc, la main de son auguste maître : il est vrai qu'une fois dans l'eau froide, il comprit si bien l'étendue de ses torts, que, soit qu'il éprouvât un grand soulagement au changement de la température, soit qu'il craignît en regagnant la terre de recevoir la correction méritée, il refusa constamment de sortir de la mer.
Comme il n'y avait aucun danger qu'il se perdît, vu qu'il n'était pas assez niais pour essayer de gagner Lipari, Scylla ou Messine en nageant, nous le laissâmes s'ébattre en pleine eau, et nous abandonnâmes le rivage pour nous enfoncer dans l'intérieur de l'île ; mais alors ce que nous avions prévu arriva. A peine Milord nous vit-il à cent pas de lui, qu'il regagna la terre et se mit à nous suivre à distance respectueuse, s'arrêtant et s'asseyant aussitôt que nous nous retournions, Jadin ou moi, pour le regarder ; manoeuvre qui indiquait à ceux qui étaient au courant de son caractère la plus suprême défiance ; comme la défiance est la mère de la sûreté, nous perdîmes bientôt toute inquiétude à son endroit, et nous continuâmes d'aller en avant.
Nous commencions à gravir le cratère du premier volcan et à chaque pas que nous faisions nous entendions la terre résonner sous nos pieds comme si nous marchions sur des catacombes : on n'a point idée de la fatigue d'une pareille ascension, à onze heures du matin, sur un sol ardent et sous un soleil de feu. La montée dura trois quarts d'heure à peu près, puis nous nous trouvâmes sur le bord du cratère.
Celui-là était épuisé, et n'offrait rien d'autrement curieux : aussi nous acheminâmes-nous aussitôt vers le second, situé à un millier de pieds au dessus du premier, et qui est en pleine exploitation.
Pendant la route, nous longeâmes une montagne pleine d'excavations ; quelques-unes de ces excavations étaient fermées par une porte, et même par une fenêtre ; d'autres ressemblaient purement et simplement à des tanières de bêtes sauvages. C'était, le village des forçats ; quatre cents hommes à peu près habitaient dans cette montagne, et, selon qu'ils étaient plus ou moins industrieux ou plus ou moins sensuels, ils laissaient leur demeure abrupte, ou essayaient de la rendre plus confortable.
Après une seconde ascension, d'une heure à peu près, nous nous trouvâmes sur les bords du second volcan, au fond duquel, au milieu de la fumée, qui s'échappait de son centre, nous aperçûmes une fabrique, autour de laquelle s'agitait une population tout entière. La forme de cette immense excavation était ovale et pouvait avoir mille pas de longueur dans son plus grand diamètre ; on y descendait par une pente facile, de forme circulaire, produite par l'éboulement d'une partie des scories, et assez douce pour être praticable à des civières et à des brouettes.
Nous fûmes près de vingt minutes à atteindre le fond de cette immense chaudière ; à mesure que nous descendions, la chaleur du soleil, combinée avec celle de la terre augmentait. Arrivés à l'extrémité de la descente, nous fûmes forcés de nous arrêter un instant, l'atmosphère était à peine respirable.
Nous jetâmes alors un coup d'oeil en arrière pour voir ce qu'était devenu Milord : il était tranquillement assis sur le bord du cratère, et, craignant sans doute quelque nouvelle surprise dans le genre de celle qu'il venait d'éprouver, il n'avait pas jugé à propos de s'aventurer plus loin.
Au bout de quelques minutes, nous commencions à nous familiariser avec les émanations sulfureuses qui s'exhalent d'une multitude de petites gerçures, au fond de quelques-unes desquelles on aperçoit la flamme ; de temps en temps cependant nous étions forcés de nous percher sur quelque bloc de lave pour aller chercher, à une quinzaine de pieds au-dessus de la terre, un air un peu plus pur. Quant à la population qui circulait autour de nous, elle était parvenue à s'y habituer et ne paraissait pas en souffrir. Messieurs Nunziante eux-mêmes étaient parvenus à s'y accoutumer, tant bien que mal, et ils restaient quelquefois des heures entières au fond de ce cratère sans être incommodés de ce gaz, qui, au premier abord, nous avait paru presque insupportable.
Il serait difficile de voir quelque chose de plus étrange que l'aspect de ces malheureux forçats : selon qu'ils travaillent dans des veines de terre différentes, ils ont fini par prendre la couleur de cette terre ; les uns sont jaunes comme des canaris ; les autres, rouges comme des Hurons ; ceux-ci, enfarinés comme des paillasses, ceux-là bistrés comme des mulâtres. Il est difficile de croire, en voyant toute cette grotesque mascarade, que chacun des hommes qui la composent est là pour quelque vol ou quelque meurtre. Nous nous étions particulièrement attachés à un petit bonhomme d'une quinzaine d'années, à la figure douce comme celle d'une jeune fille. Nous nous informâmes de ce qu'il avait fait : il avait, à l'âge de douze ans, tué, d'un coup de couteau, un domestique de la princesse de La Cattolica.
Après avoir passé en revue les hommes, qui avaient d'abord absorbé toute notre attention, nous examinâmes le sol ; à mesure qu'il se rapprochait du centre du cratère il perdait de sa solidité, devenait tremblant comme la houille d'un marais, puis enfin menaçait de manquer sous les pieds. Une pierre de quelque pesanteur, jetée au milieu de ce terrain mouvant, s'y enfonçait et disparaissait comme dans de la boue.
Après une heure d'exploration, nous remontâmes, toujours accompagnés de nos deux jeunes et aimables guides, qui ne voulurent pas nous abandonner un seul instant : seulement, au haut du cratère, ils se séparèrent : l'un nous quitta pour nous aller écrire quelques lettres de recommandation pour la Calabre, l'autre resta avec nous pour nous accompagner à une grotte que notre voisin le gouverneur avait eu le soin de recommander à notre attention.
Cette grotte, effectivement fort curieuse, est située dans la partie de l'île qui fait face à la Calabre ; c'est une étroite ouverture qui, après une quinzaine de pas, va en s'élargissant ; on n'y pénètre qu'en marchant à quatre pattes dans les endroits faciles, et en rampant dans les endroits difficiles ; encore est-on bientôt obligé de revenir à l'orifice extérieur pour faire une nouvelle provision d'air respirable. Quelques nouvelles instances que nous fissions à Milord, il refusa obstinément de nous suivre ; et j'avoue que je compris son entêtement : je commençais, comme lui, à me défier des surprises.
Après ces essais successifs, nous parvînmes enfin au fond de la grotte, qui s'élève d'une dizaine de pieds et s'élargit d'une quinzaine de pas ; là nous allumâmes les torches dont nous nous étions munis, et, malgré la vapeur qui la remplissait, la caverne s'éclaira. Les parois étaient recouvertes d'ammoniaque et de muriate de soude, et au fond bouillonnait un petit lac d'eau chaude ; un thermomètre pendu à la muraille, et qu'y trempa monsieur Nunziante monta jusqu'à soixante-quinze degrés.
J'avais hâte de sortir de cette espèce de four où je respirais à grand-peine et je donnai l'exemple de la retraite. J'avoue que je revis le soleil avec un certain plaisir ; je n'étais resté que dix minutes dans la grotte, et j'étais mouillé jusqu'aux os.
Nous regagnâmes notre débarcadère en suivant le rivage de la mer, dont Milord ne s'approcha jamais à plus de vingt-cinq pas. En arrivant à la maison, nous trouvâmes monsieur Nunziante qui achevait sa seconde lettre ; la première était pour monsieur le chevalier Alcala, au Pizzo ; la seconde, pour le baron Mollo de Lozensa. On verra plus tard de quelle utilité ces deux lettres nous furent en temps et lieu.
Nous prîmes congé de nos deux hôtes avec une reconnaissance réelle. Ils avaient été pour nous d'une obligeance parfaite : aussi ce qui est peu probable, si ces lignes leur tombent jamais sous les yeux, je les prie d'y recevoir l'expression de nos bien sincères remerciements : faits ainsi, et à sept ans d'intervalle, ils leur prouveront au moins que nous avons la mémoire du coeur.
Nous retournâmes au rivage, accompagnés par eux, et nous échangeâmes un dernier serrement de main, eux à terre et nous déjà dans notre barque ; un coup d'aviron nous sépara d'eux.
Nous avions le vent pour revenir ; aussi, grâce à la petite voile que nous hissâmes, ne mîmes-nous pas plus d'une demi-heure à exécuter le trajet.
Quand nous fûmes assez près de Lipari pour que les objets devinssent distincts, nous aperçûmes notre gouverneur qui nous suivait du haut de sa terrasse, sa lorgnette à l'oeil. Lorsqu'il nous vit approcher du port, il repoussa d'un coup de paume de la main les différents tubes de son instrument les uns dans les autres, et disparut. Nous présumâmes qu'il venait au-devant de nous ; nous ne nous trompions point, nous le trouvâmes au débarquer. Cette fois, il va sans dire que, grâce à la barque et aux rameurs du gouverneur, la grille nous fut ouverte à deux battants.
Il était quatre heures moins un quart, cela me donnait le temps d'aller remercier les bons pères et régler mon compte avec eux ; je laissai Jadin accompagner notre gouverneur, et je me rendis au couvent.
J'y trouvai le supérieur, qui me reprocha doucement d'avoir sans doute trouvé la cuisine mauvaise puisque nous avions accepté à dîner hors de chez lui. Je lui répondis que la cuisine n'eût-elle point été aussi excellente qu'elle était réellement, nous aurions oublié ce petit inconvénient en faveur de la manière toute gracieuse dont elle nous était offerte ; mais, loin de là, nous étions à la fois satisfaits de la chaire et reconnaissants de l'accueil ; cependant nous n'avions pas pu refuser d'aller dîner chez le gouverneur. Le supérieur parut se rendre à nos raisons, et je lui demandai combien nous lui devions.
Mais là, la discussion recommença ; le supérieur avait entendu nous offrir l'hospitalité gratis. Je craignis de le blesser en insistant, je lui fis mes remerciements pour moi et Jadin ; seulement, en passant devant le tronc du couvent, j'y glissai deux piastres.
Je me rappellerai toujours ce petit couvent avec son air oriental et son beau palmier, qui lui donnaient bien plus l'aspect d'une mosquée que d'une église : cela avait si fort frappé Jadin de son côté, qu'à cinq heures du matin, tandis que je dormais encore, il s'était levé et en avait fait un croquis.
En arrivant chez notre bon gouverneur, je trouvai le dîner servi et chacun prêt à se mettre à table. Le brave homme avait mis à contribution pour nous recevoir la terre et la mer. Nous le grondâmes de faire de pareilles folies pour des gens qui lui étaient inconnus. Mais il nous répondit que, grâce aux bonnes heures que nous lui avions fait passer, nous n'étions plus des étrangers pour lui, mais bien au contraire des amis dont, dans son exil, il conserverait le souvenir toute sa vie. Nous lui rendîmes compliment pour compliment.
Nous désirions, autant que possible, entrer le lendemain soir, avant la fermeture de la police, dans le port de Stromboli. Aussi avions-nous fixé notre départ à cinq heures et demie. Mais notre hôte insista tant et si fort que nous n'eûmes le courage de le quitter qu'à six heures.
Avant de prendre congé de lui, il nous fit promettre que pendant la soirée nous regarderions de temps en temps du côté de sa terrasse, attendu qu'il nous ménageait une dernière surprise. Nous nous y engageâmes.
Toute la famille vint nous conduire jusqu'au bord de la mer. Le chef de la police avait bien envie de nous chercher noise, attendu l'heure avancée de notre départ ; mais un mot du gouverneur, qui déclara que c'était lui qui nous avait retenus, aplanit toutes les difficultés.
Nous étions déjà sur le speronare, et nous allions lever l'ancre, lorsque nous vîmes un frère franciscain qui accourait en nous faisant de grands signes ; nous envoyâmes Pietro à bord avec la barque, pour savoir ce que le bon moine nous voulait. Un frère m'avait vu déposer notre offrande dans le tronc et l'avait ouvert ; de sorte que le supérieur, trouvant que nous avions trop largement payé notre hospitalité, nous envoyait une petite barrique de ce malvoisie de Lipari, que nous avions trouvé si bon la veille.
Pendant ce temps-là, l'équipage avait levé l'ancre : nous saluâmes encore une fois notre gouverneur de la main, et, nos hommes commençant à jouer vigoureusement des avirons, nous nous trouvâmes en un instant hors du port.
Dix minutes après, nous revîmes notre gouverneur sur sa terrasse, agitant son mouchoir de toute sa force. Nous lui rendîmes signe pour signe, présumant cependant que ce n'était point encore là la surprise qu'il nous avait annoncée.
Nous fûmes un instant distraits de l'attention que nous portions à notre hôte par l'Ave Maria. Nous nous étions fait nous-mêmes une habitude de cette prière ; et quoique revenu à terre et séparé de nos matelots, je fus longtemps à ne jamais laisser passer cette heure sans penser à la solennité qu'elle me rappelait.
L'Ave Maria fini, nous nous retournâmes vers Lipari. Le soleil s'abaissait derrière le Campo-Bianco, enveloppant de ses rayons toute l'île qui se détachait en vigueur sur un fond d'or. Au reste, comme nous avions le vent contraire, et que nous ne marchions qu'à la rame, nous ne nous éloignions que lentement ; de sorte que nous ne perdions que peu à peu les détails du magnifique horizon que nous avions devant les yeux, et dont Lipari formait le centre.
Tant que les objets demeurèrent visibles, nous distinguâmes le gouverneur sur sa terrasse ; puis, lorsque le crépuscule fut enfin devenu assez sombre pour qu'ils commençassent à s'effacer, une lumière s'alluma comme un phare qui nous permit de ne point perdre la direction du château. Enfin, au bout d'une heure à peu près de nuit sombre, nous vîmes une fumée s'élancer de terre et aller s'éteindre dans le ciel.
C'était le signal d'un feu d'artifice que le gouverneur tirait en notre honneur.
Lorsque le dernier soleil fut évanoui, lorsque la dernière chandelle romaine fut éteinte, je pris ma carabine, et en réponse à sa dernière politesse, je lâchai le coup en l'air.
Nous nous demandions si nous avions été vus ou entendus de la terre, lorsque nous vîmes à notre tour un éclair qui sillonnait la nuit, et que nous entendîmes, mourant sur les flots, la détonation d'un coup de feu.
Puis tout retomba dans le silence et dans l'obscurité.
Comme la journée avait été dure, nous rentrâmes aussitôt dans notre cabine, où nous ne tardâmes point à nous endormir.

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