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Terre Moti

Le baron Mollo nous avait entendus exprimer la veille le désir que nous avions d'aller visiter Castiglione, un des villages des environs de Cosenza qui avaient le plus souffert. En conséquence, à neuf heures du matin, nous vîmes arriver sa voiture, mise par lui à notre disposition pour toute la journée.
Nous partîmes vers les dix heures ; la voiture ne pouvait nous conduire qu'à trois milles de Cosenza. Arrivés là, nous devions prendre par un sentier dans la montagne, et faire trois autres milles à pied avant d'arriver à Castiglione.
A peine fûmes-nous partis qu'une pluie fine commença de tomber, qui, s'augmentant sans cesse, était passée à l'état d'ondée, lorsque nous mîmes pied à terre. Cependant, nous n'en résolûmes pas moins de continuer notre chemin ; nous prîmes un guide, et nous nous acheminâmes vers le malheureux village.
Nous l'aperçûmes d'assez loin, situé qu'il est au sommet d'une montagne et, du plus loin que nous l'aperçûmes, il nous apparut comme un amas de ruines. Au milieu de ces ruines, nous voyions s'agiter toute la population. En effet, en nous approchant, nous nous aperçûmes que tout le monde était occupé à faire des fouilles : les vivants déterraient les morts.
Rien ne peut donner une idée de l'aspect de Castiglione. Pas une maison n'était restée intacte ; la plupart étaient entièrement écroulées, quelques-unes étaient englouties entièrement : un toit se trouvait au niveau du sol et l'on passait dessus ; d'autres maisons avaient tourné sur elles-mêmes, et parmi celles-ci il y en avait une dont la façade, qui était d'abord à l'orient, s'était retournée vers le nord ; la portion de terrain sur laquelle le bâtiment était situé avait suivi le même mouvement de rotation, de sorte que cette maison était une des moins mutilées. De son côté, le jardin, situé jusque-là au midi, se trouvait maintenant à l'ouest. Jusqu'à cette heure on avait retiré des décombres quatre-vingt-sept morts ; cinquante-trois personnes avaient été blessées plus ou moins grièvement, et vingt-deux individus devaient être encore ensevelis sous les ruines. Quant aux bestiaux, la perte en était considérable, mais ne pouvait s'évaluer encore, car beaucoup étaient retirés vivants, et, quoique blessés ou mourant de faim, pouvaient être sauvés. Un paysan occupé aux fouilles nous demanda qui nous étions ; nous lui répondîmes que nous étions des peintres.
- Que venez-vous faire ici alors ? nous dit-il ; vous voyez bien qu'il n'y a plus rien à peindre.
Les détails des divers événements qu'amène un tremblement de terre sont tellement variés et souvent tellement incroyable, que j'hésite à consigner ici tout ce qu'on nous raconta, et que je préfère emprunter la relation officielle que monsieur de Gourbillon fit de la catastrophe dont il fut témoin oculaire. Peut-être le récit a-t-il un peu vieilli dans sa forme ; mais j'aime mieux le laisser tel qu'il est que d'y faire aucun changement qui pourrait donner lieu à l'accusation d'avoir altéré en rien la vérité.

« Le 4 février 1783, au sud-ouest du village de San-Lucido, étaient situés le lac et la montagne de Saint-Jean ; le 5, le lac et la montagne disparurent ; une plaine marécageuse prit leur place, et le lac se trouva reporté plus à l'ouest, entre la rivière Cacacieri et le site qu'il avait précédemment occupé. Un second lac fut formé le même jour entre la rivière d'Aqua-Bianca et le bras supérieur de la rivière d'Aqua di Pesce. Tout le terrain qui aboutit à la rivière Leone, et qui longe celle de Torbido, fut également rempli de marais et de petits étangs.
« La belle église de la Trinité à Mileto, l'une des plus anciennes villes des deux Calabres, s'engouffra tout à coup, le 5 février, de manière à ne plus laisser apercevoir que l'extrémité de la flèche du clocher. Un fait plus inouï encore, c'est que tout ce vaste édifice s'enfonça dans la terre sans qu'aucune de ses parties parût avoir souffert le moindre déplacement.
« De profonds abîmes s'ouvrirent sur toute l'étendue de la route tracée sur le mont Laké, route qui conduit au village d'Iérocrane.
« Le père Agace, supérieur d'un couvent de carmes dans ce dernier village, était sur cette route au moment d'une des fortes secousses : la terre vacillante s'ouvrit bientôt sous lui ; les crevasses s'entrouvraient et se refermaient avec un bruit et une rapidité remarquables. L'infortuné moine, cédant à une terreur fort naturelle sans doute, se livre machinalement à la fuite ; bientôt l'avide terre le retient par un pied, qu'elle engloutit et qu'elle enferme. La douleur qu'il éprouve, l'épouvante qui le saisit, le tableau affreux qui l'entoure l'ont à peine privé de ses sens, qu'une violente secousse le rappelle à lui : l'abîme qui le retient s'ouvre, et la cause de sa captivité devient celle de sa délivrance.
« Trois habitants de Seriano, Vincent Greco, Paul Felia et Michel Roviti, parcouraient les environs de cette ville pour visiter le site où onze autres personnes avaient été misérablement englouties la veille ; ce lieu était situé au bord de la rivière Charybde. Surpris eux-mêmes par un nouveau tremblement de terre, les deux premiers parviennent à s'échapper : Roviti seul est moins heureux que les autres ; il tombe la face contre la terre, et la terre s'affaisse sous lui ; tantôt elle l'attire dans son sein, et tantôt elle le vomit au dehors. A demi submergé dans les eaux fangeuses d'un terrain devenu tout à coup aquatique, le malheureux est longtemps ballotté par les flots terraqués, qui enfin le jettent à une grande distance, horriblement meurtri, mais encore respirant. Le fusil qu'il portait fut huit jours après retrouvé près du nouveau lit que la Charybde s'était tracé.
« Dans une maison de la même ville, qui, comme toutes les autres maisons, avait été détruite de fond en comble, un bouge contenant deux porcs résista seul à la ruine commune.Trente-deux jours après le tremblement de terre, leur retraite fut découverte au milieu des décombres, et, au grand étonnement des ouvriers, les deux animaux apparurent sur le seuil protecteur ; pendant ces trente-deux jours, ils n'avaient pris aucun aliment quelconque, et l'air indispensable même à leur existence n'avait pu passer qu'au travers de quelques fissures imperceptibles : ces animaux étaient vacillants sur leurs jambes et d'une maigreur remarquable. Ils rejetèrent d'abord toute espèce de nourriture, et se jetèrent si avidement sur l'eau qui leur fut présentée, qu'on eût dit qu'ils craignaient d'en être encore privés. Quarante jours après, ils étaient redevenus aussi gras qu'avant la catastrophe dans laquelle ils avaient manqué de périr. On les tua tous deux, quoique, en considération du rôle qu'ils avaient joué dans cette grande tragédie, ils eussent peut-être dû avoir la vie sauve.
« Sur le penchant d'une montagne qui mène ou plutôt qui menait à la petite ville d'Acena, un précipice immense et escarpé s'entrouvrit tout à coup sur la totalité de la route de Saint-Etienne-du-Bois à cette même ville. Un fait très remarquable et qui eût suffi partout ailleurs pour changer les plans ordinaires de construction des bâtiments publics dans un pays qui, comme celui-ci, est incessamment exposé aux tremblements de terre, c'est qu'au milieu du bouleversement général trois vieilles maisons de figure pyramidale furent les seuls édifices qui demeurèrent sur pied. La montagne est maintenant une plaine.
« Les ruines du bourg de Carida et celles des deux villages de Saint-Pierre et Crepoli présentent un fait tout aussi remarquable : le sol de ces trois différents lieux est aujourd'hui fort au-dessous de son ancien niveau.
« Sur toute l'étendue du pays ravagé par le tremblement de terre on remarqua, sans pouvoir cependant s'en expliquer la cause, des espèces de cercles empreints sur le terrain. Ces cercles étaient généralement de la grandeur de la petite roue d'un carrosse ; ils étaient creusés en forme de spirale à onze ou seize pouces de profondeur, et n'offraient aucune trace du passage des eaux qui les avaient formés sans doute, qu'une espèce de tube ou conduit pour ainsi dire imperceptible, souvent même impossible à voir, et qui en occupait ordinairement le centre. Quant à la nature même des eaux en question, jaillies tout à coup du sein de la terre, la vérité se cache dans la foule des conjectures et des différents rapports : les uns prétendent que des eaux bouillantes jaillirent du milieu de ses crevasses, et citent plusieurs habitants qui portent encore les marques des brûlures qu'elles leur ont faites ; d'autres nient que cela soit vrai, et soutiennent que les eaux étaient froides au contraire et tellement imprégnées d'une odeur sulfureuse, que l'air même en fut longtemps infecté ; enfin, quelques-uns démentent l'une et l'autre assertion, et ne voient dans ces eaux que des eaux ordinaires de rivière et de source. Au reste, ces différents rapports peuvent être également vrais, eu égard aux lieux où ces différentes observations furent faites, puisque le sol de la Calabre renferme effectivement ces trois différentes espèces d'eaux.
« La ville de Rosarno fut entièrement détruite ; la rivière qui la traversait présenta un phénomène remarquable. Au moment de la secousse qui renversa la ville, cette rivière, fort grosse et fort rapide en hiver, suspendit tout à coup son cours.
« La route qui allait de cette même ville à San-Fili s'enfonça sous elle-même et devint un précipice affreux. Les rocs les plus escarpés ne résistèrent point au bouleversement de la nature ; ceux qui ne furent pas entièrement renversés sont encore tailladés en tous sens et couverts de larges fissures comme s'ils eussent été coupés à dessein avec un instrument tranchant ; quelques-uns sont pour ainsi dire découpés à jour depuis leur base jusqu'à leur cime, et présentent à l'oeil étonné comme autant d'espèces de ruelles qui seraient creusées par l'art dans l'épaisseur de la montagne.
« A Polystène, deux femmes étaient dans la même chambre au moment où la maison s'affaissa : ces deux femmes étaient mères ; l'une avait auprès d'elle un enfant de trois ans, l'autre allaitait encore le sien.
« Longtemps après, c'est-à-dire quand la consternation et la ruine générale permirent de fouiller dans les décombres, les cadavres de ces deux femmes furent trouvés dans une seule et même attitude ; toutes deux étaient à genoux courbées sur leurs enfants tendrement serrés dans leurs bras, et le sein qui les protégeait les écrasa tous deux sans les séparer de lui.
« Ces quatre cadavres ne furent déterrés que le 11 mars suivant, c'est-à-dire trente-quatre jours après l'événement. Ceux des deux mères étaient couverts de taches livides ; ceux des deux enfants étaient de véritables squelettes.
« Plus heureuse que ces deux mères, une vieille fut retirée au bout de sept jours de dessous les ruines de sa maison ; on la trouva évanouie et presque mourante. L'éclat du jour la frappa péniblement : elle refusa d'abord toute espèce de nourriture, et ne soupirait qu'après l'eau. Interrogée sur ce qu'elle avait éprouvé, elle dit que pendant plusieurs jours la soif avait été son tourment le plus cruel ; ensuite elle était tombée dans un état de stupeur et d'insensibilité total, état qui ne lui permettait pas de se rappeler ce qu'elle avait éprouvé, pensé ou senti.
« Une délivrance plus extraordinaire encore est celle d'un chat retrouvé après quarante jours sous les ruines de la maison de don Michel-Ange Pilogallo ; le pauvre animal fut retrouvé étendu sur le sol dans un état d'abattement et de calme. Ainsi que les cochons dont j'ai parlé plus haut, il était d'une maigreur extrême, vacillant sur les pattes, timide, craintif, et entièrement privé de sa vivacité habituelle. On remarqua en lui le même dégoût d'aliments et la même propension pour tout espèce de breuvage. Il reprit peu à peu ses forces, et dès qu'il put reconnaître la voix de son maître, il miaula faiblement à ses pieds, comme pour exprimer le plaisir qu'il avait de le revoir.
« La petite ville des Cinque-Fronti, ainsi appelée des cinq tours qui s'élevaient en dehors de ses murs, fut également détruite en entier : église, maisons, places, rues, hommes, animaux, tout périt, tout disparut, tout fut plongé subitement à plusieurs pieds sous terre.
« L'ancienne Tauranium, aujourd'hui Terra-Nova, réunit sur elle seule tous les désastres communs.
« Le 5 février, à midi, le ciel se couvrit tout à coup de nuages épais et obscurs qui planaient lentement sur la ville, et qu'un fort vent de nord-ouest eut bientôt dissipés. Les oiseaux parurent voler çà et là comme égarés dans leur route ; les animaux domestiques furent frappés d'une agitation remarquable ; les uns prenaient la fuite, les autres demeuraient immobiles à leur place et comme frappés d'une secrète terreur. Les chevaux hennissaient et tremblaient sur leurs jambes, les écartaient l'une de l'autre pour s'empêcher de tomber ; les chiens et les chats, recourbés sur eux-mêmes, se blottissaient aux pieds de leurs maîtres. Tant de tristes présages, tant de signes extraordinaires auraient dû éveiller les soupçons et la crainte dans l'âme des malheureux habitants, et les porter à prendre la fuite ; leur destinée en ordonna autrement : chacun resta chez soi sans éviter ni prévoir le danger. En un clin d'oeil la terre, encore tranquille, vacilla sur sa base ; un sourd et long murmure parut sortir de ses entrailles ; bientôt ce murmure devint un bruit horrible : trois fois la ville fut soulevée fort au-dessus de son niveau ordinaire, trois fois elle fut entraînée à plusieurs pieds au-dessous ; à la quatrième, elle n'existait plus.
« Sa destruction n'avait point été uniforme, et d'étranges épisodes signalèrent cet événement. Quelques-uns des quartiers de la ville furent subitement arrachés à leur situation naturelle ; soulevés avec le sol qui leur servait de base, les uns furent lancés jusque sur les bords du Soli et du Marro, qui baignaient les murs de la ville, ceux-là à trois cents pas, ceux-ci à six cents de distance ; d'autres furent jetés çà et là sur la pente de la montagne qui dominait la ville, et sur laquelle celle-ci était construite. Un bruit plus fort que celui du tonnerre, et qui, à de courts intervalles, laissait à peine entendre des gémissements sourds et confus ; des nuages épais et noirâtres qui s'élevaient du milieu des ruines, tel fut l'effet général de ce vaste chaos, où la terre et la pierre, l'eau et le feu, l'homme et la brute, furent jetés pêle-mêle ensemble, confondus et broyés.
« Un petit nombre de victimes échappa cependant à la mort, et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que cette même nature, qui semblait si avide du sang de tous, sauva ceux-ci de sa propre rage par des moyens si inouïs et si forts, qu'on eût dit qu'elle voulait prouver à notre orgueil le peu de cas qu'elle faisait de la vie et de la mort de l'homme.
« La ville de Terra-Nova fut détruite par le quadruple genre de tremblement de terre connu sous les différentes dénominations de secousses, d'oscillation, d'élévation, de dépression et de bondissement. Ce dernier genre, le plus horrible, comme le plus inouï de tous, consiste non seulement dans le changement de situation des parties constituantes d'un corps, mais aussi dans cette espèce de mouvement de projection qui élance une de ces mêmes parties vers un lieu différent de celui qu'elle occupe. Les ruines de cette malheureuse ville offrent encore tant d'exemples de ce genre, que l'esprit le plus incrédule serait forcé d'en reconnaître l'existence : j'en rapporterai ici quelques-uns.
« La totalité des maisons situées au bord de la plate-forme de la montagne, toutes celles qui formaient les rues aboutissantes aux portes dites du Vent et de Saint-Sébastien, tous ces édifices, dis-je, les uns à demi détruits déjà, les autres sans aucun dommage remarquable, furent arrachés de leur site naturel et jetés soit sur le penchant de la montagne, soit aux bords du Soli et du Marro, soit enfin au-delà de cette première rivière. Cet événement inouï donna lieu à la cause la plus étrange sur laquelle un tribunal ait jamais eu à prononcer.
« Après cette étrange mutation de lieux, le propriétaire d'un enclos planté d'oliviers, naguère situé au bas de la plate-forme en question, reconnut que son enclos et ses arbres avaient été transportés au-delà du Soli, sur un terrain jadis planté de mûriers, terrain alors disparu et qui appartenait auparavant à un autre habitant de Terra-Nova. Sur la réclamation qu'il fait de sa propriété, celui-ci appuie le refus de la rendre sur ce que l'enclos en question avait pris la place de son propre terrain et l'en avait conséquemment privé. Cette question, aussi nouvelle que difficile à résoudre, en ce que rien ne pouvait prouver en effet que la disparition du sol inférieur n'eût pas été l'effet immédiat de la chute et de la prise de possession du sol supérieur, cette question ne pouvait, comme on le comprend, être résolue que par un accommodement mutuel. Des arbitres furent nommés, et le propriétaire du terrain usurpateur fut tenu de partager des olives avec le maître du terrain usurpé.
« Dans la rue dont il a été parlé plus haut était une auberge située à environ trois cents pas de la rivière Soli ; un moment avant la secousse formidable, l'hôte, nommé Jean Aquilino, sa femme, une de leurs nièces et quatre voyageurs se trouvaient réunis dans une salle par bas de l'auberge. Au fond de cette salle était un lit, au pied de ce lit un brasero, espèce de grand vase qui contient de la braise enflammée, seule et unique cheminée de toute l'Italie méridionale ; enfin, autour de la salle, étaient une table, des chaises, et quelques autres meubles à l'usage de la famille. L'hôte était couché sur le lit et plongé dans un profond sommeil ; sa femme, assise devant le brasero et les pieds appuyés sur sa base, soutenait dans ses bras sa jeune nièce, qui jouait avec elle. Quant aux voyageurs, placés autour d'une table à la gauche de la porte d'entrée, ils faisaient une partie de cartes.
« Telles étaient les diverses attitudes des personnages et la disposition même de la scène, lorsqu'en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le théâtre et les acteurs eurent changé de place. Une secousse violente arrache la maison du sol qui lui sert de base, et la maison, l'hôte, l'hôtesse, la nièce et les voyageurs, sont jetés tout à coup au-delà de la rivière : un abîme paraît à leur place.
« A peine cet énorme amas de terre, de pierres, de matériaux et d'hommes tombèrent-ils de l'autre côté de la rivière, qu'il se creuse de nouveaux fondements, et le bâtiment même n'est plus qu'un mélange confus de ruines. La destruction de la salle principale offrit des particularités remarquables : le mur contre lequel le lit était placé s'écroula vers la partie extérieure ; celui qui touchait à la porte placée en face du même lit, plia d'abord sur lui-même dans l'intérieur et dans la salle, puis tomba comme l'autre en dehors. Le même effet fut produit par les murailles à l'angle desquelles étaient placés nos quatre joueurs, qui déjà ne jouaient plus. Le toit fut enlevé comme par enchantement et jeté à une plus grande distance que la maison même.
« Une fois établie sur son nouveau site et entièrement dégagée de tous les décombres qui en cachaient l'effet, la machine ambulante présenta à la fois une scène curieuse et horrible. Le lit était à la même place et s'était effondré sur lui-même ; l'hôte s'était réveillé et croyait dormir encore. Pendant cet étrange voyage, qu'elle ne soupçonnait pas elle-même, sa femme, imaginant seulement que le brasero glissait sous ses pieds, s'était baissée pour le retenir, et cette action avait sans doute été la seule et unique cause de sa chute sur le plancher ; mais dès qu'elle se fut relevée, dès qu'elle aperçut par l'ouverture de la porte des objets et des sites nouveaux, elle crut rêver elle- même, et faillit devenir folle. Quant à la nièce, abandonnée par sa tante au moment où celle-ci se baissait, elle courut éperdue vers la porte, qui, tombant au moment où elle en touchait le seuil, l'écrasa dans sa chute. Il en était de même des quatre voyageurs : avant qu'ils eussent eu le temps de se lever de leur place, ils étaient tués.
« Cent témoins oculaires de cette catastrophe inouïe existent encore au moment où j'écris ; le procès-verbal, d'où est tiré ce récit, fut dressé, quelque temps après, sur les lieux, et appuyé des déclarations de l'hôte et de sa femme, qui sans doute vivent encore.
« Les effets inouïs du tremblement de terre par bondissement ne se font pas sentir aux seuls édifices ; les phénomènes qu'ils produisent à l'égard des hommes mêmes ne sont ni moins forts ni moins étonnants ; et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que cette particularité qui, en toute autre circonstance, est la cause immédiate de la perte des habitations et des hommes, devient parfois aussi la source du salut des unes et des autres.
« Un médecin de cette ville, monsieur l'abbé Tarverna, habitait une maison à deux étages, située dans la rue principale, près le couvent de Sainte- Catherine. Cette maison commença par trembler, elle vacilla ensuite, puis les murs, les toits, les planchers s'élevèrent, s'abaissèrent, et enfin furent jetés hors de leur place naturelle. Le médecin ne pouvant plus se tenir debout, veut fuir et tombe comme évanoui sur le plancher. Au milieu du bouleversement général, il cherche en vain la force nécessaire pour observer ce qui se passe autour de lui, tout ce dont il se rappela ensuite, c'est qu'il tomba la tête la première dans l'abîme qui s'ouvrit sous lui, lorsqu'il resta suspendu les cuisses prises entre deux poutres. Tout à coup, au moment où, couvert des décombres de sa maison en ruines, il est près d'être étouffé par la poussière qui tombe de toute part sur lui, une oscillation contraire à celle dont il est la victime, écartant les deux poutres qui l'arrêtent, les élève à une grande hauteur, et les jette avec lui dans une large crevasse formée par les décombres entassés devant la maison. L'infortuné médecin en fut quitte toutefois pour de violentes contusions et une terreur facile à concevoir.
« Une autre maison de la même ville fut le théâtre d'une scène plus touchante, plus tragique encore, et qui, grâce à la même circonstance, n'eut pas une fin plus funeste.
« Don François ­appia et toute sa famille furent comme emprisonnés dans l'angle d'une des pièces de cette maison, par suite de la chute soudaine des plafonds et des poutres ; l'étroite enceinte qui protégeait encore leurs jours était entourée de manière qu'il devenait aussi impossible d'y respirer l'air nécessaire à la vie que d'en forcer les murs artificiels : la mort, et une mort aussi lente qu'affreuse, fut donc, pendant quelque temps, l'unique espoir de cette famille. Déjà chacun l'attendait avec impatience comme le seul remède à ses maux, quand, tout à coup, l'événement le plus heureux comme le plus inespéré met fin à cette situation affreuse ; une violente secousse rompt les murs de leur prison, et, les soulevant avec elle, les lance à la fois au dehors ; aucun d'eux ne perdit la vie.
« Les arbres les plus forts ne furent point exempts de cette migration étrange : l'exemple suivant en fait foi. Un habitant du bourg de Molochiello, nommé Antoine Avati, surpris par le tremblement de terre aux environs de cette même ville, se réfugie sur un châtaignier d'une hauteur et d'une grosseur remarquables. A peine s'y est-il établi, que l'arbre est violemment agité. Tout à coup, arraché du sol qui couvre ses énormes racines, l'arbre est jeté à deux ou trois cents pas de distance, où il se creuse un nouveau lit, tandis qu'attaché fortement à ses branches, le pauvre paysan voyage avec lui dans les airs, et avec lui voit enfin le terme de son voyage.
« Un autre fait à peu près semblable existe, et, bien que se rattachant à une autre époque, mérite cependant d'être ajouté aux exemples précédemment cités des tremblements de terre par bondissement. Ce fait se trouve rapporté dans une vieille relation de 1659. Le P. Thomas de Rossano, de l'ordre des Dominicains, dormait tranquillement dans l'intérieur du couvent à Soriano. Tout à coup le lit et le moine sont lancés par la fenêtre au milieu de la rivière Vesco. Le plancher suit heureusement le même chemin que le lit et le dormeur, et devint le radeau qui le sauve. L'historien ne dit pas si le moine se réveilla en route.
« La ville de Casalnovo ne fut pas plus épargnée que celle de Terra-Nova : églises, monuments publics, maisons particulières, tout fut également détruit. Parmi la foule des victimes, on peut citer la princesse de Garace, dont le cadavre fut retiré du milieu des ruines, portant encore la trace de deux larges blessures.
« La ville d'Oppido, qui, s'il faut en croire le géographe Cluverius, serait l'ancienne Mamertum, cette ville, dis-je, eut le sort de toutes les jolies femmes : objet d'envie dans leur jeunesse, de dégoût dans leur décrépitude, d'horreur après leur mort.
« Je n'entreprendrai point de peindre ici les ruines et les pertes de tout genre dont ce triste lieu fut la scène ; je me borne à remarquer que tel fut l'état de confusion où ce terrible fléau jeta ici les monuments et les hommes, que le spectacle seul de tant de ruines et de maux serait lui-même un mal terrible ; et qu'enfin tel fut l'état déplorable de cette malheureuse ville, que parmi le très petit nombre de victimes échappées à la mort commune, il ne s'en trouva pas une qui pût parvenir, par la suite, à reconnaître les ruines de sa propre maison dans les ruines de la maison d'un autre. J'en prends au hasard un exemple.
« Deux frères, don Marcel et don Dominique Grillo, riches habitants de cette ville, avaient une fort belle propriété, située à l'un des bouts de la rue Canna-Maria, c'est-à-dire hors de la ville. Cette propriété comprenait plusieurs bâtiments, tels entre autres qu'une maison composée de sept pièces, d'une chapelle et d'une cuisine, le tout au premier étage. Le rez-de- chaussée formait trois grandes caves ; au-dessous, un vaste magasin contenait alors quatre-vingts tonnes d'huile : attenantes à cette même maison étaient quatre autres petites maisons de campagne appartenant à d'autres habitants ; un peu plus loin une espèce de pavillon destiné à servir de refuge aux maîtres et aux domestiques pendant les tremblements de terre : ce pavillon contenait six pièces élégamment meublées. Plus loin, enfin, se trouvait une autre maisonnette avec une seule chambre à coucher, et un salon d'une longueur immense sur une largeur proportionnée.
« Telle était encore, avant l'époque du 5 février, la situation des lieux en question. Au moment même de la secousse, toute espèce de vestige de tant de différentes maisons, de tant de matériaux, de meubles d'utilité, de luxe et d'élégance, tout avait disparu ; tout jusqu'au sol même avait tellement changé d'aspect et de place, tout s'était effacé tellement et du site et de la mémoire des hommes, qu'aucun de ces propriétaires ne put reconnaître, après la catastrophe, ni les ruines de sa maison, ni l'emplacement où elle avait existé.
« L'histoire des désastres de Sitizzano et Cusoletto offre les deux faits suivants :
« Un voyageur fut surpris par le tremblement de terre, qui, en changeant la situation des rochers, des montagnes, des vallons et des plaines, avait nécessairement effacé toute trace de chemin. On sut que dans la matinée du 5 il était parti à cheval pour se rendre de Cusoletto à Sitizzano. Ce fut tout ce qu'on en put savoir, l'homme ni le cheval ne reparurent plus.
« Une jeune paysanne, nommée Catherine Polystène, sortait de cette première ville pour rejoindre son père qui travaillait dans les champs. Surprise par ce grand bouleversement de la nature, la jeune fille cherche un refuge sur la pente d'une colline qui vient de sortir, à ses yeux, de la terre convulsive, et qui, de tous les objets qui l'entourent, est le seul qui ne change point et ne bondisse point à ses yeux. Tout à coup, au milieu du morne silence qui succède par intervalles au bruissement sourd des éléments confondus, la voix d'un être vivant s'élève et parvient jusqu'à elle. Cette voix est celle d'une chèvre plaintive, perdue, égarée ; cette voix ranime le courage de la jeune fille : le pauvre animal fuyait lui-même devant la mort parmi les terres, les rochers et les arbres soulevés, fendus ou fracassés. A peine la chèvre aperçoit-elle Catherine, qu'elle accourt vers elle en bêlant ; le malheur réunit les êtres, il efface jusqu'aux signes apparents des espèces, et, rapprochant l'homme de la brute, il les arme à la fois contre lui du secours de la raison et de l'instinct. La chèvre, déjà moins craintive à la vue de la jeune villageoise, s'approche d'elle ; celle-ci, de son côté, reprend à sa vue un peu plus de courage ; l'animal reçoit avec joie les caresses, puis il flaire en bêlant la gourde que la jeune fille tient à la main : ce langage est expressif, et la jeune fille le comprend. Elle verse de l'eau dans le creux de sa main et donne à boire à la chèvre altérée, puis elle partage avec elle la moitié de son pain bis ; et, le repas fini, toutes deux plus fortes, toutes deux plus confiantes, toutes deux se remettent en route, la chèvre marchant devant comme un guide protecteur ; toutes deux errent longtemps parmi les ruines de la nature sans but déterminé, gravissant les rocs les plus escarpés, se frayant un passage dans les voies les plus difficiles, la chèvre s'arrêtant chaque fois que la fatigue a retenu la jeune fille loin d'elle, et lui permettant de la rejoindre, ou la guidant par ses bêlements. Enfin, toutes deux, après plusieurs heures de marche, se trouvent au milieu des ruines, ou plutôt sur le sol bouleversé et nu de la ville qui a cessé d'être.
« La petite ville de Seido fut également détruite et devint aussi le théâtre des plus affreux événements.
« Menacés de la chute de leur maison vacillante, don Antonio Ruffo et sa femme s'oublient eux-mêmes pour ne songer qu'à leur enfant, jeune fille en bas âge. Ils se précipitent vers son berceau, la pressent contre leur poitrine, et essaient de fuir avec elle hors de la maison prête à s'écrouler sur eux. Au milieu d'une foule de décombres, ils gagnent la porte ; mais au moment où ils en touchent le seuil, la maison tombe et les écrase. Quelques jours après, en fouillant dans les ruines pour en retirer les cadavres, on reconnut que l'enfant n'était pas encore morte. Ce ne fut qu'avec peine qu'on l'arracha d'entre les bras de son père et de sa mère, qui s'étaient réunis pour la protéger et qui, effectivement, en s'offrant eux-mêmes aux coups, lui avaient sauvé la vie. Cette jeune fille vit encore, et aujourd'hui elle est mariée et a des enfants.
« Au centre d'un petit canton nommé la Conturella, non loin du village de Saint-Procope, s'élevait une vieille tour fermée d'un grillage en bois ; toute la partie supérieure de la tour tomba d'aplomb sur le terrain. Mais quant aux fondements, d'abord soulevés, puis renversés sur eux-mêmes, ils furent jetés à plus de soixante pas de là. La porte s'en alla tomber à une grande distance ; et ce qu'il y a de plus remarquable c'est que les gonds sur lesquels elle tournait, les clous qui réunissaient les poutres et les planches, furent parsemés çà et là sur le terrain comme s'ils eussent été arrachés avec de fortes tenailles. Que les physiciens expliquent s'ils peuvent ce phénomène.
« Une autre ville, nommée Siminara, fut un exemple bien frappant de l'insuffisance de toutes les précautions de l'homme contre la force des éléments qu'il croit dompter et qui le domptent. Toutes les maisons de cette ville, une des plus opulentes des deux Calabres, étaient construites en bois ; les murailles intérieures étaient faites de joncs fortement réunis et recouvertes d'une couche de mastic ou de plâtre, qui, sans rien ôter à l'élégance, donnait juste une solidité suffisante à la sûreté des habitants. Cette espèce de construction semblait donc devoir être le moyen le plus propre à les garantir des périls du tremblement de terre, parce qu'il n'opposait aux oscillations du sol que la force strictement nécessaire pour résister en cédant. Inutile calcul de l'homme contre un pouvoir incalculable ! La terre s'agita, et Siminara ne fut plus. On eût même dit que la nature se plut ici à varier ses horribles jeux : la partie montagneuse devint une vallée profonde, et le quartier le plus bas forma une haute montagne au milieu des murs de la ville.
« A la porte d'une des maisons de cette ville, était placée une meule de moulin : au centre de cette meule, le hasard avait fait croître un énorme oranger. Les maîtres de la maison avaient coutume de venir s'asseoir en été dans ce lieu, et la meule en question, soutenue par un fort pilier de pierre, était entourée par un banc semblable. Au moment de la secousse du 5 février, les branches de l'oranger devinrent le refuge d'un homme qui, fuyant épouvanté, s'y blottit ; le pilier, la meule, le banc, l'arbre et l'homme furent soulevés et portés ensemble à un tiers de lieue au-delà.
« La destruction de Bagnara présente au philosophe et au naturaliste des faits moins merveilleux peut-être, mais non moins intéressants : pendant le cours des commotions de la terre, toutes les sources et toutes les fontaines de la ville furent subitement desséchées ; les animaux les plus sauvages furent frappés d'une si grande terreur, qu'un sanglier, échappé de la forêt qui dominait la ville, se précipita volontairement du haut d'un roc escarpé au milieu de la voie publique. Enfin, on remarqua que, par un choix sans doute inexplicable, la nature se plut à frapper surtout les femmes, et parmi les femmes toutes les jeunes ; les vieilles seules furent sauvées et survécurent à cette catastrophe.
« Tels sont les traits principaux de l'événement, telle fut la situation des victimes, telle est la destruction fatale qui atteignit les Calabres ; tel est enfin, au bout de trente-cinq années de calme, l'état où le pays se trouve encore aujourd'hui. »

Sans que la ville de Castiglione eût été le théâtre d'événements aussi extraordinaires que ceux que nous venons de raconter, les accidents en étaient cependant assez déplorables et assez variés pour que notre journée s'écoulât rapidement au milieu de cette malheureuse population. Après avoir vu retirer de dessous les décombres deux ou trois cadavres d'hommes et une douzaine de boeufs ou de chevaux tués ou blessés, après avoir nous-mêmes pris part aux fouilles pour relayer les bras fatigués, nous quittâmes vers les cinq heures le village de Castiglione, qui, comme Cosenza, avait sa succursale de baraques ; seulement les baraques des luxueux habitants de la capitale étaient des palais près de ces malheureux paysans, dont quelques uns étaient entièrement ruinés.
Il avait plu toute la journée sans que nous y fissions autrement attention, tant nous étions préoccupés du spectacle que nous avions sous les yeux ; mais au retour, force nous fut bien de revenir de l'impression morale aux sensations physiques : les moindres ruisseaux étaient devenus des torrents, et les torrents s'étaient changés en rivières. Au premier obstacle de ce genre que nous rencontrâmes, nous tranchâmes des sybarites, et nous acceptâmes la proposition que nous fit notre guide, moyennant rétribution, bien entendu, de nous transporter d'un bord à l'autre sur ses épaules ; en conséquence, je traversai le premier et gagnai le bord sans accident. Mais comme j'étais occupé à explorer le paysage pour voir s'il nous restait beaucoup de passages pareils à franchir, j'entendis un cri, et je vis Jadin, qui, au lieu d'être porté comme moi sur les épaules de notre guide, était occupé avec grand peine à le tirer de l'eau : en retournant à lui, le pied avait manqué au pauvre diable, et la violence du courant était telle qu'il s'en allait roulant Dieu sait où, lorsque Jadin s'était mis à l'eau jusqu'à la ceinture et l'avait arrêté. Je courus à lui pour lui prêter main-forte, et nous parvînmes enfin à amener notre guide à moitié évanoui sur l'autre bord.
A partir de ce moment, il ne fut plus question, comme on le comprend bien, d'employer ce défectueux système de locomotion. D'ailleurs, comme nous étions mouillés par l'eau du torrent depuis les pieds jusqu'à la ceinture, et par l'eau du ciel, qui nous était tombée sur le dos toute la journée, depuis la ceinture jusqu'à la pointe de nos cheveux, il n'y avait plus de précaution à prendre que contre l'accident qui venait d'arriver à notre guide. En conséquence, quand de nouvelles rivières se présentèrent, nous nous contentâmes de les traverser fraternellement, chacun de nous prêtant et recevant appui au moyen de nos mouchoirs liés à notre poignet et dont nous nous fîmes une chaîne. Moyennant cette ingénieuse invention, nous arrivâmes à notre voiture sans accident grave, mais trempés comme des caniches.
On comprend qu'en arrivant à l'hôtel nous éprouvâmes plus que jamais le besoin de nos lits : aussi refusâmes-nous l'offre réitérée de notre hôte de nous en aller coucher aux baraques, et bravâmes-nous encore le futur tremblement de terre qui nous menaçait de minuit à une heure du matin.
Notre courage fut récompensé : nous ne sentîmes aucune secousse, nous n'entendîmes même pas les cris de Terre moto ! Et nous nous réveillâmes seulement le lendemain matin, tirés de notre sommeil par le son des cloches.
Nos lits avaient fait leurs évolutions ordinaires et se trouvaient au milieu de la chambre.
Comme je l'ai dit, il devait y avoir à Coserza, deux jours après le prêche si pittoresque et si animé du capron, une procession expiatoire dans le cas où les tremblements de terre n'auraient pas cessé. Les tremblements de terre allaient diminuant, il est vrai, mais ils ne s'arrêtaient pas encore ; et les capucins qui s'étaient faits les boucs émissaires de la ville pécheresse s'apprêtaient à tenir leur parole.
Aussi, dès sept heures du matin, les cloches sonnaient-elles à grande volée et les rues de la ville étaient-elles peuplées non seulement de Cosentins, mais encore des malheureux paysans des provinces environnantes, qui avaient encore plus souffert que la capitale, chacun accourait pour prendre part à cette espèce de jubilé, et de tous les villages où avait eu le temps d'arriver la promesse faite par les capucins, elle avait attiré des fidèles.
Comme le garçon, préoccupé de ces grands préparatifs, ne venait pas prendre nos ordres, nous sonnâmes : il monta, et nous lui demandâmes s'il avait oublié que nous avions pris l'invariable habitude de déjeuner à neuf heures sonnantes. Il nous répondit que comme il y avait jeûne général dans la capitale des Calabres, il n'avait pas cru que les ordres donnés pour les autres jours dussent subsister pour celui-ci. La raison ne nous parut pas extrêmement logique, et nous lui signifiâmes que, n'étant pas de la paroisse, et ayant assez de nos propres péchés, notre intention n'était nullement de prendre notre part de ceux des Cosentins ; qu'en conséquence nous l'invitions à ne faire aucune différence pour nous de ce jour aux autres jours, et à nous servir notre déjeuner, non pas exorbitant, mais convenable.
Ce fut une grande affaire à débattre que ce déjeuner : le cuisinier était allé faire ses dévotions, et il fallait attendre qu'il fût revenu ; à son retour il prétendit que, momentanément détaché des choses de la terre par la contrition parfaite qu'il venait d'éprouver, il aurait grand-peine à redescendre jusqu'à ses fourneaux. Quelques carlins levèrent ses scrupules, et à dix heures, au lieu de neuf heures, la table enfin fut servie.
Nous mangeâmes en toute hâte, car nous ne voulions rien perdre du spectacle curieux et caractéristique qui nous attendait. Un redoublement de sonnerie nous annonça qu'il allait commencer. Nous mîmes les morceaux doubles, et, le dernier à la main, nous courûmes vers l'église des Capucins.
Toutes les rues étaient encombrées d'hommes et de femmes en habits de fête, au milieu desquels un simple passage était ménagé pour la confrérie ; ne pouvant et ne voulant pas nous mettre au dernier rang, nous montâmes sur des bornes et nous attendîmes.
A onze heures précises l'église s'ouvrit : elle était illuminée comme pour les grandes solennités. Le prieur de la communauté parut le premier : il était nu jusqu'à la ceinture, ainsi que tous les frères ; ils marchaient un à un, chacun tenant de la main droite une corde garnie de noeuds ; tous chantant le Miserere.
A leur aspect une grande rumeur s'éleva parmi la foule : elle se composait d'exclamations de douleur, d'élans de contrition, et de murmures de reconnaissance ; d'ailleurs il y avait des pères, des mères, des frères et des soeurs qui reconnaissaient leurs parents au milieu de ces trente ou quarante moines, et qui les saluaient d'un cri de famille, si cela se peut dire ainsi.
Mais ce fut bien pis lorsqu'à peine descendus des degrés de l'église, on les vit tous lever la corde noueuse qu'ils tenaient à la main droite et frapper, sans interrompre leurs chants, chacun sur les épaules de celui qui le précédait, et cela non point avec un simulacre de flagellation, mais à tour de bras et autant que chacun avait de force. Alors les cris, les clameurs et les gémissements redoublèrent ; les assistants tombèrent à genoux, frappant la terre du front, et se meurtrissant la poitrine à coups de poing ; les hommes hurlaient, les femmes poussaient des sanglots, et, non contentes de s'imposer pénitence à elles-mêmes, fouettaient à tour de bras les malheureux enfants qui étaient accourus comme on va à une fête, et qui de cette façon payaient leur contingent d'expiation pour les péchés que leurs parents avaient commis. C'était une flagellation universelle qui s'étendait de proche en proche, qui se communiquait d'une façon presque électrique, et dans laquelle nous eûmes toutes les peines du monde à empêcher nos voisins de nous faire jouer à la fois un rôle passif et actif. La procession passa ainsi devant nous en marchant au pas, chantant toujours et fouettant sans relâche : nous reconnûmes le prédicateur du dimanche précédent qui remplissait, les yeux levés au ciel, son office de battant et de battu, seulement, à sa recommandation sans doute, celui qui le suivait et qui par conséquent frappait sur lui, avait, outre les noeuds généralement adoptés, armé sa corde de gros clous, lesquels, à chaque coup que recevait le malheureux moine, laissaient sur ses épaules une trace sanglante ; mais tout cela semblait n'avoir sur lui d'autre influence que de le plonger dans une extase plus profonde : quelle que fût la douleur qu'il dût ressentir, son front ne sourcillait pas, et l'on entendait sa voix au-dessus de toutes les autres voix.
Trois fois, en prenant, aussitôt que la procession était passée, notre course par des rues adjacentes, nous nous retrouvâmes sur son nouveau passage ; trois fois, par conséquent, nous assistâmes à ce spectacle ; et chaque fois la foi et la ferveur des flagellants semblaient s'être augmentées ; la plupart d'entre eux avaient le dos et les épaules dans un état déplorable ; quant à notre prédicateur, tout le haut de son corps ne faisait qu'une plaie. Aussi chacun criait-il que c'était un saint homme, et qu'il n'y avait pas de justice s'il n'était canonisé du coup.
La procession ou plutôt le martyre de ces pauvres gens dura trois heures. Sortis à onze heures juste de l'église, ils y rentraient à deux heures sonnantes. Quant à nous, nous étions stupéfaits de voir une foi si ardente dans une époque comme la nôtre. Il est vrai que la chose se passait dans la capitale de la Calabre ; mais la Calabre était demeurée huit ans sous la domination française, et j'aurais cru que huit ans de notre domination, surtout de 1807 à 1815, eussent été plus que suffisants pour sécher la croyance dans ses plus profondes racines.
L'église resta ouverte, chacun put y prier toute la journée, et de toute la journée elle ne désemplit pas. J'avoue que, pour mon compte, j'aurais voulu voir de près ce moine, l'interroger sur sa vie antérieure, le sonder sur ses espérances à venir. Je demandai au Père gardien si je pouvais lui parler, mais on me répondit qu'en rentrant il s'était trouvé mal, et qu'en revenant à lui il s'était enfermé dans sa cellule, et avait prévenu qu'il ne descendait pas au réfectoire, voulant passer le reste de sa journée en prières.
Nous rentrâmes à l'hôtel vers les quatre heures ; nous y retrouvâmes le capitaine, à qui nous demandâmes s'il avait pris part aux dévotions générales : mais le capitaine était trop bon sicilien pour prier pour les Calabrais. D'ailleurs il prétendit que la masse des péchés qui se commettaient de Pestum à Reggio était si grande, que toutes les communautés religieuses de la terre, se fouettassent-elles pendant un an, n'enlèveraient pas à chaque sujet continental de S. M. le roi de Naples la centième partie du temps qu'il avait à rester en purgatoire.
Comme en restant plus longtemps au milieu de pareils pécheurs nous ne pouvions faire autrement que de finir par nous perdre nous-mêmes, nous fixâmes au lendemain matin le moment de notre départ : en conséquence le capitaine partit à l'instant même, afin qu'en arrivant à San-Lucido nous trouvassions notre patente prête, et que rien ne retardât notre départ.
Nous employâmes notre soirée à faire une visite au baron Mollo et une promenade aux baraques. Telle est, au reste, en Italie, la puissance de cette loi qu'on appelle l'hospitalité, qu'au milieu des malheurs de la ville qu'il habitait, malheurs dont il avait eu sa bonne part, le baron Mollo ne nous avait pas négligés un seul instant, et s'était montré pour nous le même qu'il eût été dans les temps calmes et heureux.
Je voulus m'assurer par moi-même de l'influence qu'avait Eve sur le futur tremblement de terre de la nuit la procession expiatoire de la journée. Jadin désira faire la même expérience. J'avais mes notes à mettre en ordre, et lui ses dessins à achever, car, depuis une quinzaine de jours, nous étions si malheureux dans nos haltes que nous n'avions eu ni l'un ni l'autre le courage de travailler. A minuit, nous prîmes congé du baron Mollo ; nous rentrâmes à l'hôtel et, pour mettre à exécution notre projet, nous nous assîmes chacun d'un côté de la table où nous dînions d'habitude, moi avec mon album, lui avec son carton, et une montre entre nous deux pour ne point être surpris par la secousse.
La précaution fut inutile : minuit, une heure, deux heures arrivèrent sans que nous sentissions le moindre mouvement ni que nous entendissions la moindre clameur. Comme deux heures était l'heure extrême, nous présumâmes que nous attendrions vainement, et qu'il n'y aurait rien pour la nuit : en conséquence, nous nous couchâmes, et nous nous endormîmes bientôt dans notre sécurité.
Le lendemain, nous nous réveillâmes à la même place où nous nous étions couchés, ce qui ne nous était pas encore arrivé. Un instant après, notre hôte, à qui nous avions dit de venir régler son compte avec nous à huit heures, entra tout triomphant et nous annonça que, grâce aux flagellations et aux prières de la veille, les tremblements de terre avaient complètement cessé.
Maintenant le fait est positif : l'explique qui pourra.

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