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Maïda

Comme je l'ai dit, notre speronare n'était point arrivé, et la chose était d'autant plus inquiétante que le temps se préparait à la tempête. Effectivement, la nuit fut affreuse. Nous nous étions logés, séduits par son apparence, dans une petite auberge située sur la plage même où débarqua le roi, et à une centaine de pas du petit fortin où est enterré Campana ; mais nous n'y fûmes pas plutôt établis que nous nous aperçûmes que tout y manquait, même les lits. Malheureusement il était trop tard pour remonter à la ville ; l'eau tombait par torrents, et les éclats du tonnerre se succédaient avec une telle rapidité qu'on n'entendait qu'un seul et continuel roulement qui dominait, tant il était violent, le bruit des vagues qui couvraient toute cette plage et venaient mourir à dix pas de notre auberge.
On nous dressa des lits de sangle ; mais, quelques recherches que l'on fît dans la maison, on ne put nous trouver de draps propres. Il en résulta que je fus obligé, comme la veille, de me jeter tout habillé sur mon lit ; mais au bout d'un instant, je me trouvai le but de caravanes de punaises tellement nombreuses, que je leur cédai la place, et que j'essayai de dormir couché sur deux chaises. Peut-être y serais-je parvenu si j'avais eu des contrevents à la chambre, mais il n'y avait que des fenêtres, et les éclairs étaient tellement continus, qu'on eût véritablement dit qu'il faisait grand jour. Le matin j'appelais nos matelots à grands cris, mais à cette heure je priais Dieu qu'ils n'eussent pas quitté le port.
Le jour vint enfin sans que j'eusse fermé l'oeil ; c'était la troisième nuit que je ne pouvais dormir ; j'étais écrasé de fatigue. Comme Murat, j'eusse donné cinquante ducats d'un bain ; mais il fut impossible, dans tout le Pizzo, de trouver une baignoire : le chevalier Alcala seul en avait une, probablement celle qui avait servi au prisonnier. Mais quelque envie que j'eusse d'agir en roi, je n'osai pousser l'indiscrétion jusque-là.
Avec le jour la tempête se calma, mais l'air était devenu très froid, et le temps nuageux et couvert. Dans un tout autre moment je me serais étendu sur le sable de la mer et j'aurais enfin dormi, mais le sable de la mer était tout détrempé, et il était devenu une plaine de boue pareille aux volcans des Maccalubi. Nous n'en sortîmes pas moins de notre bouge afin de chercher notre nourriture, que nous finîmes par trouver dans une petite auberge située sur la place. Pendant que nous étions à déjeuner, nous demandâmes si l'on ne pourrait pas nous coucher la nuit suivante : on nous répondit, comme toujours, affirmativement, et en nous montrant une chambre où du moins il y avait l'air de n'avoir que des puces. Nous envoyâmes notre muletier payer notre carte à l'auberge de la plage, et nous fîmes transporter notre roba dans notre nouveau domicile.
Jadin, qui était parvenu à dormir quelque peu la nuit précédente, s'en alla prendre une vue générale du Pizzo ; pendant ce temps, je fis couvrir mon lit avec l'intention de me reposer au moins si je ne pouvais dormir.
Mais alors se renouvela l'histoire des draps : les draps sont une grande affaire dans les auberges d'Italie en général, et dans celles de Sicile et de Calabre en particulier. Il est rare que du premier coup on vous donne une paire de draps blancs ; presque toujours on essaie de surprendre votre religion avec des draps douteux, ou avec un drap propre et un drap sale ; chaque soir c'est une lutte qui se renouvelle avec les mêmes ruses et la même obstination de la part des aubergistes, qui, à mon avis, auraient bien plutôt fait de les faire blanchir. Mais sans doute, quelque préjugé qui s'y oppose, quelque superstition qui le défende, les draps blancs, c'est le rara avis de Juvénal, c'est le phénix de la princesse de Babylone.
Je passai en revue toute la lingerie de l'hôtel sans en venir à mon honneur. Cette fois, je n'y tins pas ; indiscret ou non, j'écrivis à monsieur le chevalier Alcala pour le prier de nous prêter deux paires de draps. Il accourut lui- même pour nous offrir d'aller coucher chez lui ; mais comme nous comptions partir le lendemain de grand matin, je ne voulus pas lui causer ce dérangement. Il insista, mais je tins bon ; et le garçon de l'hôtel, envoyé chez lui, revint avec les bienheureux draps tant ambitionnés.
Je profitai de cette visite pour arrêter avec lui nos affaires relativement au speronare. Il était évident qu'après la tempête de la nuit, nos gens n'arriveraient pas dans la journée ; il fallait donc continuer notre route par terre. Je laissai trois lettres pour le capitaine : une à l'auberge de la place, l'autre à l'auberge du rivage, et l'autre à monsieur le chevalier Alcala. Toutes trois annonçaient à notre équipage que nous partions pour Cosenza, et lui donnaient rendez-vous à San-Lucido.
Les nouvelles du tremblement de terre commençaient à arriver de l'intérieur de la Calabre : on disait que Cosenza et ses environs avaient beaucoup souffert ; plusieurs villages, à ce qu'on assurait, n'offraient plus que des ruines ; des maisons avaient disparu, entièrement englouties, elles et leurs habitants. Au reste, les secousses continuaient tous les jours, ou plutôt toutes les nuits, ce qui faisait qu'on ignorait où s'arrêterait la catastrophe. Je demandai au chevalier Alcala si la tempête de cette nuit n'avait pas quelques rapports avec le tremblement de terre, mais il me répondit en souriant, moitié croyant, moitié incrédule, que la tempête de la nuit était la tempête anniversaire. Je lui demandai l'explication de cette espèce d'énigme atmosphérique.
- Informez-vous, me dit-il, au dernier paysan des environs, et il vous répondra avec une conviction parfaite : c'est l'esprit de Murat qui visite le Pizzo.
- Et vous, que me répondrez-vous ? lui demandai-je en souriant.
- Moi, je vous répondrai que depuis vingt ans cette tempête n'a pas manqué une seule fois de revenir à jour et à heure fixe, affirmation de laquelle, entre votre qualité de Français et de philosophe, vous tirerez la conclusion que vous voudrez.
Sur quoi le chevalier Alcala se retira, de peur sans doute d'être pressé de nouvelles questions.
Toute la journée se passa sans que nous aperçussions apparence de speronare ; nous restâmes sur la terrasse du château jusqu'au dernier rayon de jour, les yeux fixés sur Tropea, et atteints de quelques légères inquiétudes. Comptant sur le vent, nous étions partis, comme nous l'avons dit, avec quelques louis seulement, et si le temps contraire continuait nous devions bientôt arriver à la fin de notre trésor. Pour comble de malheur, lorsque nous rentrâmes à l'hôtel, notre muletier nous signifia que nous n'eussions point à compter sur lui pour le lendemain, attendu que nous étions beaucoup trop aventureux pour lui, et que c'était un miracle comment nous n'avions pas été assassinés et lui avec nous, surtout portant le nom de Français, nom qui a laissé peu de tendres souvenirs en Calabre. Nous essayâmes de le décider à venir avec nous jusqu'à Cosenza, mais toutes nos instances furent inutiles ; nous le payâmes, et nous nous mîmes à la recherche d'un autre muletier.
Ce n'était pas chose facile, non pas que l'espèce manquât ; mais au Pizzo l'animal changeait de nom. Partout en Italie j'avais entendu appeler les mulets, muli, et je continuais de désigner l'objet sous ce nom : personne ne m'entendait. Je priai alors Jadin de prendre son crayon et de dessiner une mule toute caparaçonnée. Notre hôte, à qui nous nous étions adressés, suivit avec beaucoup d'intérêt ce dessin ; puis quand il fut fini :
- Ah ! s'écria-t-il, una vettura.
Au Pizzo une mule s'appelle vettura. Avis aux philologues et surtout aux voyageurs.
Le lendemain, à six heures, nos deux vetture étaient prêtes. Craignant de la part de notre nouveau conducteur les mêmes hésitations que nous avions éprouvées de la part de celui que nous quittions, nous entamâmes une explication préalable sur ce sujet ; mais celui-ci se contenta de nous répondre en nous montrant son fusil qu'il portait en bandoulière :
- Où vous voudrez, comme vous voudrez, à l'heure que vous voudrez.
Nous appréciâmes ce laconisme tout spartiate ; nous fîmes une dernière visite à notre terrasse pour nous assurer que le speronare n'était point en vue ; puis enfin, désappointés cette fois encore, nous revînmes à l'hôtel, nous enfourchâmes nos mules et nous partîmes.
Cette humeur aventureuse de notre guide nous fut bientôt expliquée par lui- même : c'était un véritable Pizziote. Je demande pardon à l'Académie si je fais un nom de peuple qui probablement n'existe pas. Or, la conduite que tint le Pizzo à l'endroit de Murat fut, il faut le dire, fort diversement jugée dans le reste des Calabres. A cette première dissension, soulevée par un mouvement politique, vinrent se joindre les faveurs dont la ville fut comblée et qui soulevèrent un mouvement d'envie ; de sorte que les habitants du Pizzo, je n'ose répéter le mot, sortent à peine de la circonscription de leur territoire, qu'ils se trouvent en guerre avec les populations voisines. Cette circonstance fait que dès leur enfance ils sortent armés, s'habituent jeunes au danger et, par conséquent habitués à lui, cessent de le craindre. Sur ce point, celui du courage, les autres Calabrais, en les appelant presque toujours traditori, leur rendaient au moins pleine et entière justice.
Tout en cheminant et en causant avec notre guide, il nous parla d'un village nommé Vena, qui avait conservé un costume étranger et une langue que personne ne comprenait en Calabre. Ces deux circonstances nous donnèrent le désir de voir ce village ; mais notre guide nous prévint que nous n'y trouverions point d'auberge, et que par conséquent il ne fallait pas penser à nous y arrêter, mais à y passer seulement. Nous nous informâmes alors où nous pourrions faire halte pour la nuit, et notre Pizziote nous indiqua le bourg de Maïda comme le plus voisin de celui de Vena, et celui dans lequel, à la rigueur, des signori pouvaient s'arrêter ; nous le priâmes donc de se détourner de la grande route et de nous conduire à Maïda. Comme c'était le garçon le plus accommodant du monde, cela ne fit aucune difficulté ; c'était un jour de retard pour arriver à Cosenza, voilà tout.
Nous nous arrêtâmes sur le midi à un petit village nommé Fundaco del Fico, pour reposer nos montures et essayer de déjeuner ; puis, après une halte d'une heure, nous reprîmes notre course, en laissant la grande route à notre gauche et en nous engageant dans la montagne.
Depuis trois ou quatre jours, la crainte de mourir de faim dans les auberges avait à peu près cessé ; nous étions engagés dans la région des montagnes où poussent les châtaigniers, et, comme nous approchions de l'époque de l'année où l'on commence la récolte de cet arbre, nous prenions les devants de quelques jours en bourrant nos poches de châtaignes, qu'en arrivant dans les auberges je faisais cuire sous la cendre et mangeais de préférence au macaroni, auquel je n'ai jamais pu m'habituer, et qui était souvent le seul plat qu'avec toute sa bonne volonté notre hôte pût nous offrir. Cette fois, comme toujours, je me gardai bien de déroger à cette habitude, attendu que d'avance je me faisais une assez médiocre idée du gîte qui nous attendait.
Après trois heures de marche dans la montagne, nous aperçûmes Maïda. C'était un amas de maisons, situées au haut d'une montagne, qui avaient été recouvertes primitivement, comme toutes les maisons calabraises, d'une couche de plâtre ou de chaux, mais qui, dans les secousses successives qu'elles avaient éprouvées, avaient secoué une partie de cet ornement superficiel, et qui, presque toutes, étaient couvertes de larges taches grises qui leur donnaient l'air d'avoir eu quelque maladie de peau. Nous nous regardâmes, Jadin et moi, en secouant la tête et en supputant mentalement la quantité incalculable d'animaux de toute espèce qui, outre les Maïdiens, devaient habiter de pareilles maisons. C'était effroyable à penser ; mais nous étions trop avancés pour reculer. Nous continuâmes donc notre route sans même faire part à notre guide de terreurs qu'il n'aurait point comprises.
Arrivés au pied de la montagne, la pente se trouva si rapide et si escarpée que nous préférâmes mettre pied à terre et chasser nos mulets devant nous. Nous avions fait à peine une centaine de pas en suivant ce chemin, lorsque nous aperçûmes sur la pointe d'un roc une femme en haillons et toute échevelée. Comme nous étions, s'il fallait en croire nos Siciliens, dans un pays de sorcières, je demandai à notre guide à quelle race de stryges appartenait la canidie calabraise que nous avions devant les yeux : notre guide nous répondit alors que ce n'était pas une sorcière, mais une pauvre folle ; et il ajouta que si nous voulions lui faire l'aumône de quelques grains, ce serait une bonne action devant Dieu. Si pauvres que nous commençassions d'être nous-mêmes, nous ne voulûmes pas perdre cette occasion d'augmenter la somme de nos mérites, et je lui envoyai par notre guide la somme de deux carlins : cette somme parut sans doute à la bonne femme une fortune, car elle quitta à l'instant même son rocher et se mit à nous suivre en faisant de grands gestes de reconnaissance et de grands cris de joie : nous eûmes beau lui faire dire que nous la tenions quitte, elle ne voulut entendre à rien, et continua de marcher derrière nous, ralliant à elle tous ceux que nous rencontrions sur notre route, et qui, éloignés de tout chemin, semblaient aussi étonnés de voir des étrangers qu'auraient pu l'être des insulaires des îles Sandwich ou des indigènes de la Nouvelle-­emble. Il en résulta qu'en arrivant à la première rue nous avions à notre suite une trentaine de personnes parlant et gesticulant à qui mieux mieux, et au milieu de ces trente personnes, la pauvre folle qui racontait comment nous lui avions donné deux carlins, preuve incontestable que nous étions des princes déguisés.
Au reste, une fois entrés dans le bourg, ce fut bien pis : chaque maison, pareille aux sépulcres du jour du jugement dernier, rendit à l'instant même ses habitants ; au bout d'un instant, nous ne fûmes plus suivis, mais entourés de telle façon qu'il nous fut impossible d'avancer. Nous nous escrimâmes alors de notre mieux à demander une auberge ; mais il paraît, ou que notre accent avait un caractère tout particulier, ou que nous réclamions une chose inconnue, car à chaque interpellation de ce genre la foule se mettait à rire d'un rire si joyeux et si communicatif que nous finissions par partager l'hilarité générale. Ce qui, au reste, excitait au plus haut degré la curiosité des Maïdiens mâles, c'étaient nos armes, qui, par leur luxe, contrastaient, il faut le dire, avec la manière plus que simple dont nous étions mis ; nous ne pouvions pas les empêcher de toucher, comme de grands enfants, ces doubles canons damassés qui étaient l'objet d'une admiration que j'aimais mieux voir se manifester, au reste, au milieu du village que sur une grande route. Enfin nous commencions à nous regarder avec une certaine inquiétude lorsque tout à coup un homme fendit la foule, me prit par la main, déclara que nous étions sa propriété, et qu'il allait nous conduire dans une maison où nous serions comme les anges dans le ciel. La promesse, on le comprend bien, nous allécha. Nous répondîmes au brave homme que, s'il tenait seulement la moitié de ce qu'il promettait, il n'aurait pas à se plaindre de nous ; il nous jura ses grands dieux que des princes ne demanderaient pas quelque chose de mieux que ce qu'il allait nous montrer. Puis, fendant cette foule qui devenait de plus en plus considérable, il marcha devant nous sans nous perdre de vue un instant, parlant sans cesse, gesticulant sans relâche, et ne cessant de nous répéter que nous étions bien favorisés du ciel d'être tombés entre ses mains.
Tout ce bruit et toutes ces promesses aboutirent à nous amener devant une maison, il faut l'avouer, d'une apparence un peu supérieure à celles qui l'environnaient, mais dont l'intérieur nous présagea à l'instant même les maux dont nous étions menacés. C'était une espèce de cabaret, composé d'une grande chambre divisée en deux par une tapisserie en lambeaux qui pendait des solives, et qui laissait pénétrer de la partie antérieure à la partie postérieure par une déchirure en forme de porte. A droite de la partie antérieure consacrée au public, était un comptoir avec quelques bouteilles de vin et d'eau-de-vie et quelques verres de différentes grandeurs. A ce comptoir était la maîtresse de la maison, femme de trente à trente-cinq ans, qui n'eut peut-être point paru absolument laide si une saleté révoltante n'eût pas forcé le regard de se détourner de dessus elle. A gauche était, dans un enfoncement, une truie qui, venant de mettre bas, allaitait une douzaine de marcassins, et dont les grognements avertissaient les visiteurs de ne pas trop empiéter sur son domaine. La partie postérieure, éclairée par une fenêtre donnant sur un jardin, fenêtre presque entièrement obstruée par les plantes grimpantes, était l'habitation de l'hôtesse. A droite était son lit couvert de vieilles courtines vertes, à gauche une énorme cheminée ou grouillait couché sur la cendre quelque chose qui ressemblait dans l'obscurité à un chien, et que nous reconnûmes quelque temps après pour un de ces crétins hideux, à gros cou et à ventre ballonné, comme on en trouve à chaque pas dans le Valais. Sur le rebord de la croisée étaient rangées sept ou huit lampes à trois becs, et au-dessus du rebord était la table, couverte pour le moment de hideux chiffons tout haillonnés que l'on eût jetés en France à la porte d'une manufacture de papier. Quant au plafond, il était à claire-voie, et s'ouvrait sur un grenier bourré de foin et de paille.
C'était là le paradis où nous devions être comme des anges.
Notre conducteur entra le premier et échangea tout bas quelques paroles avec notre future hôtesse ; puis il revint la figure riante nous annoncer que, quoique la signora Bertassi n'eût point l'habitude de recevoir des voyageurs, elle consentait, en faveur de Nos Excellences, à se départir de ses habitudes et à nous donner à manger et à coucher. A entendre notre guide, au reste, c'était une si grande faveur qui nous était accordée, que c'eût été le comble de l'impolitesse de la refuser. La question de paraître poli ou impoli à la signora Bertassi était, comme on s'en doute, fort secondaire pour nous ; mais, après nous être informés à notre Pizziote, nous apprîmes qu'effectivement nous ne trouverions pas une seule auberge dans toute Maïda, et très probablement non plus pas une seule maison aussi confortable que celle qui nous était offerte. Nous nous décidâmes donc à entrer, et ce fut alors que nous passâmes l'inspection des localités : c'était, comme on l'a vu, à faire dresser les cheveux.
Au reste, notre hôtesse, grâce sans doute à la confidence faite par notre cicérone, était charmante de gracieuseté. Elle accourut dans l'arrière- boutique, qui servait à la fois de salle à manger, de salon et de chambre à coucher, et jeta un fagot dans la cheminée ; ce fut à la lueur de la flamme, qui la forçait de se retirer devant elle, que nous nous aperçûmes que ce que nous avions pris pour un chien de berger était un jeune garçon de dix-huit à vingt ans. A ce dérangement opéré dans ses habitudes, il se contenta de pousser quelques cris plaintifs et de se retirer sur un escabeau dans le coin le plus éloigné de la cheminée, et tout cela avec les mouvements lents et pénibles d'un reptile engourdi. Je demandai alors à la signora Bertassi où était la chambre qu'elle nous destinait ; elle me répondit que c'était celle-là même ; que nous coucherions, Jadin et moi, dans son lit, et qu'elle et son frère le crétin était son frère dormiraient près du feu. Il n'y avait rien à dire à une femme qui nous faisait de pareils sacrifices.
J'ai pour système d'accepter toutes les situations de la vie sans tenter de réagir contre les impossibilités, mais en essayant au contraire de tirer à l'instant même des choses le meilleur résultat possible ; or il me parut clair comme le jour que, grâce aux rats du grenier, à la truie de la boutique et à la multitude d'autres animaux qui devaient peupler la chambre à coucher, nous ne dormirions pas un instant : c'était un deuil à faire ; je le fis, et me rabattis sur le dîner.
Il y avait du macaroni, dont je ne mangeais pas ; on pouvait avoir, en cherchant bien et en faisant des sacrifices d'argent, un poulet ou un dindonneau ; enfin le jardin, placé derrière la maison, renfermait plusieurs espèces de salades. Avec cela et les châtaignes dont nos poches étaient bourrées on ne fait pas un dîner royal, mais on ne meurt pas de faim.
Qu'on me pardonne tous ces détails ; j'écris pour les malheureux voyageurs qui peuvent se trouver dans une position analogue à celle où nous étions, et qui, instruits par notre exemple, parviendront peut-être à s'en tirer mieux que nous ne le fîmes.
Je pensai avec raison que les différents matériaux de notre dîner prendraient un certain temps à réunir. Je résolus donc de ne pas laisser de bras inutiles. Je chargeai l'hôtesse de préparer le macaroni, le cicérone de trouver le poulet, le crétin d'aller me chercher pour deux grains de ficelle, Jadin de fendre les châtaignes, et je me chargeai, moi, d'aller cueillir la salade. Il en résulta qu'au bout de dix minutes chacun avait fait son affaire, à l'exception de Jadin, qui avait eu les holà à mettre entre la truie et Milord ; mais, pendant que les autres préparatifs s'accomplissaient, le temps perdu de ce côté se répara.
Le macaroni fut placé sur le feu ; la volaille, mise à mort, malgré ses protestations qu'elle était une poule et non un poulet, fut pendue à une ficelle par les deux pattes de derrière et commença de tourner sur elle- même ; enfin la salade, convenablement lavée et épluchée, attendit l'assaisonnement dans un saladier passé à trois eaux. On verra plus tard comment, malgré toutes ces précautions, j'arrivai à demeurer à jeun, et comment Jadin ne mangea que du macaroni.
Sur ces entrefaites la nuit était venue : on alluma deux lampes, une pour éclairer la table, l'autre pour éclairer le service ; comme on le voit, notre hôtesse faisait les choses splendidement.
On servit le macaroni : par bonheur pour Jadin c'était l'entrée ; il en mangea et le trouva fort bon ; quant à moi, j'ai déjà dit ma répugnance pour cette sorte de mets, je me contentai donc de regarder.
C'était au tour du poulet : il tournait comme un toton, était rissolé à point, et présentait un aspect des plus appétissants ; je m'approchai pour couper la ficelle, et j'aperçus notre crétin qui, toujours couché dans les cendres, manipulait je ne sais quelle roba au-dessus du feu dans un petit plat de terre. J'eus la malheureuse curiosité de jeter un coup d'oeil sur sa cuisine particulière, et je m'aperçus qu'il avait recueilli avec grand soin les intestins de notre volaille et les faisait frire. C'était fort ridicule sans doute ; mais, à cette vue, je laissai tomber le poulet dans la lèchefrite, sentant qu'après ce que je venais de voir il me serait impossible de manger aucune viande. Comme Jadin n'avait rien aperçu de pareil, il s'informa de la cause du retard que je mettais à apporter le rôti. Malheureusement, le mouchoir sur la bouche, j'étais retourné du côté de la tapisserie, incapable de répondre pour le moment une seule parole à ses interpellations ; ce qui fit qu'il se leva, vint lui-même voir ce qui se passait, et trouva le malheureux crétin mangeant à belles mains son effroyable fricassée. Ce fut sa perte, il se retourna de l'autre côté en jurant tous les jurons que cette belle et riche langue française pouvait lui fournir. Quant au crétin, qui était loin de se douter qu'il fût l'objet de cette double explosion, il ne perdait pas une bouchée de son repas ; si bien que quand nous nous retournâmes il avait fini.
Nous revînmes nous mettre tristement et silencieusement à table. Le mot seul de poulet, prononcé par un de nous, aurait eu les conséquences les plus fâcheuses ; notre hôtesse voulut s'approcher de la cheminée un plat à main, mais je lui criai que nous nous contenterions de manger de la salade.
Un instant après j'entendis le bruit que faisaient la cuiller et la fourchette contre le saladier, je me retournai vivement, me doutant qu'il se passait quelque chose de nouveau contre notre souper ; et quelle que soit ma patience naturelle, je jetai un cri furieux. Notre hôtesse, pour que nous n'attendissions pas la salade, devenue le morceau de résistance du repas, s'empressait de l'assaisonner elle-même, et, après avoir commencé par y mettre le vinaigre, ce qui est, comme on le sait, une véritable hérésie culinaire, elle versait par un de ses trois becs l'huile de la lampe dans le saladier.
A ce spectacle je me levai et je sortis.
Un instant après je vis arriver Jadin un cigare à la bouche ; c'était sa grande consolation dans les fréquentes mésaventures que nous éprouvions, consolation dont j'étais malheureusement privé, n'ayant jamais pu fumer qu'une certaine sorte de tabac russe, très doux et presque sans odeur.
Nous nous regardâmes les bras croisés et en secouant la tête ; nous avions vu de bien terribles choses, mais jamais cependant le spectacle n'avait été jusque-là. Une seule chose nous consolait, c'était notre ressource habituelle, c'est-à-dire les châtaignes qui rôtissaient sous la cendre.
Nous rentrâmes, nous les trouvâmes servies et tout épluchées ; l'effroyable crétin, pour se raccommoder avec nous, avait voulu nous rendre ce service en notre absence.
Cette fois, nous nous mîmes à rire ; nos malheurs étaient si redoublés qu'ils retombaient dans la comédie. Nous envoyâmes les châtaignes rejoindre le poulet et la salade. Nous coupâmes chacun un morceau de pain et nous nous en allâmes, de peur que quelque chose ne nous dégoûtât même du pain, le manger par les rues de Maïda.
Au bout d'une demi-heure nous repassâmes devant la maison, et nous vîmes, à travers les vitres, notre hôtesse, notre crétin et un militaire, à nous inconnu, qui, assis à notre table, soupaient avec notre souper.
Nous ne voulûmes pas déranger ce petit festin, et nous attendîmes qu'ils eussent fini pour rentrer.
Le militaire, qui était un carabinier, nous parut jouir dans la maison d'une autorité presque autocratique : cependant nous nous aperçûmes au premier abord qu'il partageait la bienveillance de notre hôtesse pour nous ; bien plus, apprenant que nous étions Français et que nous arrivions du Pizzo, il se mit à nous vanter avec enthousiasme la révolution de juillet et à déplorer le meurtre de Murat. Cette double explosion de sentiments politiques nous parut on ne peut plus suspecte dans un fidèle soldat de S.M. le roi Ferdinand, qui n'avait pas jusque-là manifesté de profondes sympathies pour l'une ni pour l'autre. Il était évident que notre carabinier, ne pouvant deviner dans quel but nous parcourions le pays, n'aurait pas été fâché de nous reconduire à Naples de brigade en brigade comme carbonari, et de se faire les honneurs de notre arrestation. Malheureusement pour le fidèle soldat de S.M. Ferdinand, le piège était trop grossier pour que nous nous y laissassions prendre : Jadin me chargea de lui dire en son nom en italien qu'il était un mouchard ; je le lui dis en son nom et au mien, ce qui fit beaucoup rire le carabinier, mais ce qui n'amena pas sa retraite, comme nous l'avions espéré ; alors, loin de là, il se mit à regarder nos armes avec la plus minutieuse attention, puis, cet examen fini, il nous proposa de jouer une bouteille de vin aux cartes. La proposition devenait par trop impertinente, et nous appelâmes notre hôtesse pour qu'elle eût la bonté de mettre le fidèle soldat de S.M. Ferdinand à la porte. Cette invitation de notre part amena de la sienne une longue négociation à la fin de laquelle le carabinier sortit en nous annonçant qu'il se ferait l'honneur de boire la goutte avec nous le lendemain matin avant notre départ.
Nous nous croyions débarrassés des visiteurs, lorsque derrière notre carabinier arriva une amie de notre hôtesse, qui s'établit avec elle au coin de la cheminée. Comme à tout prendre c'était une espèce de femme, nous prîmes patience pendant une heure. Cependant, au bout d'une heure nous demandâmes à la signora Bertassi si son amie n'allait pas nous laisser prendre nos dispositions pour la nuit ; mais la signora Bertassi nous répondit que son amie venait passer la nuit avec elle, et que nous n'avions pas besoin de nous gêner en sa présence. Nous comprîmes alors que l'arrivée de la nouvelle venue était une attention délicate de notre cicérone, qui nous avait promis que nous serions, où il allait nous mener, comme des anges au ciel, et qui voulait, autant qu'il était en lui, nous tenir sa promesse. Nous en prîmes donc notre parti, et nous résolûmes d'agir comme si nous étions absolument seuls.
Au reste, nos dispositions nocturnes étaient faciles à prendre. Comme notre hôtesse, pour nous faire plus grand honneur sans doute, nous avait non seulement cédé son lit, mais encore ses draps, il ne fut pas question de se déshabiller. Je cédai la couchette à Jadin, qui s'y jeta tout habillé, et qui prit Milord dans ses bras, afin de diviser les attaques dont il allait incessamment être l'objet, et moi je m'établis sur deux chaises enveloppé de mon manteau. Quant aux deux femmes, elles s'accoudèrent comme elles purent à la cheminée, et le crétin compléta le tableau en faisant son nid comme d'habitude, dans les cendres.
Il est impossible de se faire une idée de la nuit que nous passâmes. La constitution la plus robuste ne résisterait point à trois nuits pareilles. Le jour nous retrouva tout grelottants et tout souffreteux ; cependant, comme nous pensâmes que le meilleur remède à notre malaise était l'air et le soleil, nous ne fîmes point attendre notre guide qui, à six heures du matin, était ponctuellement à la porte avec ses deux mules : nous réglâmes notre compte avec notre hôtesse, qui, portant sur la carte tout ce qu'on nous avait servi comme ayant été consommé par nous, nous demanda quatre piastres, que nous payâmes sans conteste, tant nous avions hâte d'être dehors de cet horrible endroit. Quant à notre cicérone, comme nous ne l'aperçûmes même pas, nous présumâmes que sa rétribution était comprise dans l'addition.
Nous nous acheminâmes vers Vena, qui est de cinq milles plus enfoncé dans la montagne que Maïda. Mais au bout de vingt minutes de marche, nous entendîmes de grands cris d'appel derrière nous, et en nous retournant nous aperçûmes notre carabinier, armé de toutes pièces, qui courait après nous au grand galop de son cheval. Au premier abord nous pensâmes que, peu flatté de notre accueil de la veille, il avait été faire quelque faux rapport au juge, et qu'il en avait reçu l'autorisation de nous mettre la main sur le collet ; mais nous fûmes agréablement détrompés lorsque nous le vîmes tirer de sa fonte une bouteille d'eau-de-vie, et de sa poche deux petits verres. Esclave de la parole qu'il nous avait donnée de boire avec nous le coup de l'étrier, et étant arrivé trop tard pour avoir ce plaisir, il avait sellé son cheval et s'était mis à notre poursuite. Comme l'intention était évidemment bonne, quoique la façon fût singulière, nous ne vîmes aucun motif de ne pas lui faire raison de sa politesse ; nous prîmes chacun un petit verre, lui la bouteille, et nous bûmes à la santé du roi Ferdinand, à laquelle, toujours fidèle aux principes révolutionnaires qu'il nous avait manifestés, il tint absolument à mêler celle du roi Louis-Philippe. Après quoi, sur notre refus de redoubler, il nous offrit une nouvelle poignée de main, et repartit au galop comme il était venu.
Jadin prétendit que c'était le fidèle soldat de S.M. le roi Ferdinand qui avait eu la meilleure part de nos quatre piastres ; et comme Jadin est un homme plein de sens et de pénétration à l'endroit des misères humaines, je suis tenté de croire qu'il avait raison.

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