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Scène 5

                              SCENE V
Adèle, Antony.

                              Adèle, revenant.
Antony !

                              Antony.
Voulez-vous que je vous dise mon secret, maintenant ?...

                              Adèle.
Oh ! je le sais, je le sais maintenant... Que cette femme m'a fait souffrir !

                              Antony.
Souffrir, bah !... c'est folie ; tout cela n'est que préjugés ; et puis je commence à me trouver bien ridicule.

                              Adèle.
Vous ?


                              Antony.
Certes ! quand je pourrais vivre avec des gens de mon espèce, avoir eu l'impudence de croire qu'avec une âme qui sent, une tête qui pense, un coeur qui bat,...on avait tout ce qu'il fallait pour réclamer sa place d'homme dans la société, son rang social dans le monde... Vanité !...

                              Adèle.
Oh ! je comprends maintenant tout ce qui m'était demeura obscur ;... votre caractère que je croyais fantasque ;... tout, tout... même votre départ, dont je ne me rendais pas compte ! Pauvre Antony !

                              Antony, abattu.
Oui, pauvre Antony ! car qui vous dira, qui pourra peindre ce que je souffris lorsque je fus obligé de vous quitter ? J'avais perdu mon malheur dans votre amour : les jours, les mois s'envolaient comme des instants, comme des songes ; j'oubliais tout près de vous.. Un homme vint, et me fit souvenir de tout... Il vous offrit un rang, un nom dans le monde... et me rappela, à moi, que je n'avais ni rang ni nom à offrir à celle à qui j'aurais offert mon sang.


                              Adèle.
Et pourquoi... pourquoi alors ne dites-vous pas cela ?... Elle regarde la pendule. Dix heures et demie ; le malheureux !... le malheureux !...

                              Antony.
Dire cela !... oui, peut-être vous qui, à cette époque, croyiez m'aimer, auriez- vous oublié un instant qui j'étais pour vous en souvenir plus tard... Mais à vos parents il fallait un nom... et quelle probabilité qu'ils préférassent à l'honorable baron d'Hervey le pauvre Antony !... C'est alors que je vous demandai quinze jours ; un dernier espoir me restait. Il existe un homme chargé, je ne sais par qui, de me jeter tous les ans de quoi vivre un an ; je courus le trouver, je me jetai à ses pieds, des cris à la bouche, des larmes dans les yeux ; je l'adjurai par tout ce qu'il avait de plus sacré, Dieu, son âme, sa mère... il avait une mère, lui ! de me dire ce qu'étaient mes parents, ce que je pouvais attendre ou espérer d'eux ! Malédiction sur lui ! et que sa mère meure ! je n'en pus rien tirer... Je le quittai, je partis comme un fou, comme un désespéré, prêt à demander à chaque femme : « N'êtes-vous pas ma mère ?...

                              Adèle.
Mon ami !
                              Antony.
Les autres hommes, du moins, lorsqu'un événement brise leurs espérances ; ils ont un frère, un père, une mère !... des bras qui s'ouvrent pour qu'ils viennent y gémir Moi ! moi ! je n'ai pas même la pierre d'un tombeau où je puisse lire un nom et pleurer.

                              Adèle.
Calmez-vous, au nom du ciel ! calmez-vous !

                              Antony.
Les autres hommes ont une patrie ; moi seul, je n'en ai pas !.. car qu'est-ce que la patrie ? Le lieu où l'on est né, la famille y laisse, les amis qu'on y regrette... Moi, je ne sais pas même où j'ai ouvert les yeux... Je n'ai point de famille, je n'ai point. de patrie, tout pour moi était dans un nom ; ce nom, c'était le vôtre, et vous me défendez de le prononcer.

                              Adèle.
Antony, le monde a ses lois, la société ses exigences ; qu'elles soient des devoirs ou des préjugés, les hommes les ont faites telles, et, eussé-je le désir de m'y soustraire, il faudrait encore que je les acceptasse.
                              Antony.
Et pourquoi les accepterais-je, moi ?... Pas un de ceux qui les ont faites ne peut se vanter de m'avoir épargné une peine ou rendu un service ; non, grâce au ciel, je n'ai reçu d'eux qu'injustice, et ne leur dois que haine... Je me détesterais du jour où un homme me forcerait à l'aimer..... Ceux à qui j'ai confié mon secret ont renversé sur mon front la faute de ma mère... Pauvre mère !... ils ont dit : « Malheur à toi qui n'as pas de parents !... » Ceux à qui je l'ai caché ont calomnié ma vie... Ils ont dit : « Honte à toi qui ne peux pas avouer à la face de la société d'où te vient ta fortune !... » Ces deux mots, honte et malheur, se sont attachés à moi comme deux mauvais génies... J'ai voulu forcer les préjugés à céder devant l'éducation... Arts, langues, science, j'ai tout étudié, tout appris... Insensé que j'étais d'élargir mon coeur pour que le désespoir put y tenir ! Dons naturels ou sciences acquises, tout s'effaça devant la tache de ma naissance : les carrières ouvertes aux hommes les plus médiocres se fermèrent devant moi ; il fallait dire mon nom, et je n'avais pas de nom. Oh ! que ne suis-je né pauvre et resté ignorant ! perdu dans le peuple, je n'y aurais pas été poursuivi par les préjugés ; plus ils se rapprochent de la terre, plus ils diminuent, jusqu'à ce que, trois pieds au-dessous, ils disparaissent tout à fait.

                              Adèle.
Oui, oui, je comprends... Oh ! plaignez-vous ! plaignez-vous !... car ce n'est qu'avec moi que vous pouvez vous plaindre !

                              Antony.
Je vous vis, je vous aimai ; le rêve de l'amour succéda à celui de l'ambition et de la science ;je me cramponnai à la vie, je me jetai dans l'avenir, pressé que j'étais d'oublier le passé... Je fus heureux... quelques jours... les seuls de ma vie !... Merci, ange ! car c'est à vous que je dois cet éclair de bonheur, que je n'eusse pas connu sans vous... C'est alors que le colonel d'Hervey... Malédiction !... Oh ! si vous saviez combien le malheur rend méchant ! combien de fois, en pensant à cet homme, je me suis endormi la main sur mon poignard !... et j'ai rêvé de Grève et d'échafaud !

                              Adèle.
Antony !... vous me faites frémir...

                              Antony.
Je partis, je revins ; il y a trois ans entre ces deux mots... Ces trois ans se sont passés je ne sais où ni comment ; je ne serais pas même sûr de les avoir vécus, si je n'avais le souvenir d'une douleur vague et continue... Je ne craignais plus les injures ni les injustices des hommes ;... je ne sentais plus qu'au coeur, et il était tout entier à vous... Je me disais : « Je la reverrai... Il est impossible qu'elle m'ait oublié... je lui avouerai mon secret... et peut-être qu'alors elle me méprisera, me haïra.»

                              Adèle.
Antony, oh ! comment l'avez-vous pu penser ?

                              Antony.
Et moi, à mon tour, moi, je la haïrai aussi comme les autres ;... ou bien, lorsqu'elle saura ce que j'ai souffert, ce que je souffre,... peut-être elle me permettra de rester près d'elle... de vivre dans la même ville qu'elle !

                              Adèle.
Impossible.

                              Antony.
Oh ! il me faut pourtant haine ou amour, Adèle ! je veux l'un ou l'autre.. J'ai cru un instant que je pourrais repartir ; insensé !... je vous le dirais, qu'il ne faudrait pas le croire ; Adèle, je vous aime, entendez-vous ? Si vous vouliez un amour ordinaire, il fallait vous faire aimer par un homme heureux !... Devoirs et vertu !... vains mots !...Un meurtre peut vous rendre veuve... Je puis le prendre sur moi, ce meurtre ; quel heureux sang coule sous ma main ou sous celle du bourreau, peu m'importe !... il ne rejaillira sur personne et ne tachera que le pavé... Ah ! vous avez cru que vous pouviez m'aimer, me le dire, me montrer le ciel... et puis tout briser avec quelques paroles dites par un prêtre... Partez, fuyez, restez, vous êtes à moi, Adèle !... à moi, entendez- vous ? je vous veux, je vous aurai... Il y a un crime entre vous et moi ?... Soit, je le commettrai.. Adèle, Adèle ! je le jure par ce Dieu que je blasphème ! par ma mère, que je ne connais pas !...

                              Adèle.
Calmez-vous, malheureux !... vous me menacez !... vous menacez une femme...

                              Antony, se jetant à ses pieds.
Ah ! ah !... grâce, grâce, pitié, secours !... Sais-je ce que je dis ? Ma tête est perdue, mes paroles sont de vains mots qui n'ont pas de sens... Oh ! je suis si malheureux !... que je pleure... que je pleure comme une femme... Oh !riez, riez !... un homme qui pleure, n'est-ce pas ?... J'en ris moi-même... ah ! ah !

                              Adèle.
Vous êtes insensé et vous me rendez folle.

                              Antony.
Adèle ! Adèle !...

                              Adèle.
Oh ! regarde cette pendule ; elle va sonner onze heures.

                              Antony.
Qu'elle sonne un de mes jours à chacune de ses minutes, et que je les passe près de vous...

                              Adèle.
Oh ! grâce ! grâce ! à mon tour, Antony... Je n'ai plus de courage.


                              Antony.
Un mot, un mot, un seul !... et je serai votre esclave, j'obéirai à votre geste, dût-il me chasser pour toujours... Un mot, Adèle ; des années se sont passées dans l'espoir de ce mot !... si vous ne laissez pas en ce moment tomber de votre coeur cette parole d'amour,... quand vous reverrai-je, quand serai-je aussi malheureux que je le suis ?...Oh ! si vous n'avez pas amour de moi, ayez pitié de moi !

                              Adèle.
Antony ! Antony !

                              Antony.
Ferme les yeux, oublie les trois ans qui se sont passés, ne te souviens que de ces moments de bonheur où j'étais près de toi, où je te disais : « Adèle !... mon ange !... ma vie ! encore un mot d'amour !... »et où tu me répondais : « Antony !... mon Antony !...oui, oui ! »

                              Adèle, égarée.
Antony ! mon Antony, oui, oui, je t'aime...

                              Antony.
Oh ! elle est à moi !... je l'ai reprise ; je suis heureux.
                                                            Onze heures sonnent.
                              Adèle.
Heureux !... pauvre insensé !... Onze heures !... onze heures, et Clara qui vient !... il faut nous quitter...

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