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Chapitre VI


Marguerite d'Auray, dont nos lecteurs ont appris l'histoire en assistant à la conversation du capitaine et du comte Emmanuel, était une de ces beautés frêles et pâles qui portent empreint sur toute leur personne le cachet aristocratique de leur naissance. Au premier coup d'œil on devinait tout ce qu'il y avait de race dans la souplesse moelleuse de sa taille, dans la blancheur mate de sa peau, et dans le modelé de ses mains effilées, aux ongles roses ; et transparent. Il était évident que ses pieds, si petits que tous deux eussent tenu dans la trace d'un pas de femme ordinaire, n'avaient jamais marché que sur les tapis d'un salon ou sur la pelouse fleurie d'un parc. Il y avait dans sa démarche, si gracieuse qu'elle fût, quelque chose de hautain et de fier qui rappelait le portrait de famille ; enfin l'on sentait que son âme, capable de tous les sacrifices inspirés, pouvait devenir rebelle à toutes les tyrannies imposées ; que le dévouement était dans son cœur une vertu instinctive, tandis que l'obéissance n'était dans son esprit qu'un devoir d'éducation : de sorte que le vent d'orage qui soufflait sur elle la courbait comme un lis et non comme un roseau.

Cependant, lorsqu'elle parut à la porte, ses traits offraient l'expression d'un découragement si complet, ses joues avaient conservé la trace de larmes si brûlantes, tout son corps pliait sous le poids d'un malheur si désespéré, qu'Emmanuel comprit qu'elle avait dû rassembler toutes ses forces pour conserver l'apparence du calme. En l'apercevant elle fit un effort sur elle-même, et une réaction visible s'opéra : ce fut donc avec une certaine fermeté nerveuse qu'elle s'approcha du fauteuil où il était assis. Puis, voyant que la figure de son frère conservait l'expression d'impatience qu'elle avait prise lorsqu'il avait été interrompu, elle s'arrêta, et ces deux enfants de la même mère, à qui la société n'avait pas encore fait des droits pareils, se regardèrent comme des étrangers, l'un avec les yeux de l'ambition, l'autre avec ceux de la crainte. Peu à peu, toutefois, Marguerite reprit courage.

– Enfin vous voilà, Emmanuel, lui dit-elle ; j'attendais votre retour comme l'aveugle attend la lumière. Et, cependant, à la manière dont vous accueillez votre sœur, il est facile de voir qu'elle a eu tort de compter sur vous.

– Si ma sœur est redevenue ce qu'elle aurait toujours dû être, répondit Emmanuel, c'est-à-dire fille soumise et respectueuse, elle aura, pendant mon absence, compris ce qu'exigeaient d'elle son rang et sa position ; elle aura oublié les événements passés comme des choses qui ne devaient pas arriver, et que, par conséquent, elle ne doit pas se rappeler, et elle se sera préparée au nouvel avenir qui s'ouvre devant elle. Si c'est ainsi qu'elle se présente à moi, mes bras lui sont ouverts, et ma sœur est toujours ma sœur.

– écoutez bien mes paroles, répondit Marguerite, et prenez-les surtout comme une justification pour moi, et non comme un reproche contre les autres. Si ma mère (Dieu me garde de l'accuser, car de saints devoirs l'éloignaient de nous), si ma mère, dis-je, avait été pour moi ce que sont toutes les mères, je lui eusse constamment ouvert mon cœur comme un livre. Aux premiers mots qu'y eût tracés une main étrangère elle m'eût prévenue du danger, et je l'eusse fui. Si j'avais été élevée au milieu du monde, au lieu d'avoir grandi comme une pauvre fleur sauvage à l'ombre de ce vieux château, j'aurais connu dès mon enfance ce rang et cette position que vous me rappelez aujourd'hui, et je ne me serais probablement pas écartée des convenances qu'ils prescrivent et des devoirs qu'ils imposent. Enfin si, jetée au milieu de ces femmes du monde à l'esprit enjoué, au cœur frivole, que je vous ai souvent entendu vanter, mais que je ne connais pas, j'avais commis les mêmes fautes que j'ai commises par amour, oui, je le comprends, j'aurais pu oublier le passé, semer à sa surface de nouveaux souvenirs, comme on plante des fleurs sur une tombe ; puis, oubliant la place où elles étaient nées, me faire avec ces fleurs un bouquet de bal et une couronne de fiancée. Mais malheureusement il n'en est point ainsi, Emmanuel. On m'a dit de prendre garde lorsqu'il n'était plus temps d'éviter le danger ; on m'a rappelé mon rang et ma position lorsque j'en étais déjà déchue, et l'on vient demander à mon cœur de se tourner vers les joies de l'avenir lorsqu'il est abîmé dans les larmes du passé.

– Et la conclusion de tout ceci ? dit amèrement Emmanuel.

– La conclusion, dit Marguerite, c'est toi seul, Emmanuel, qui peux la faire, sinon heureuse, du moins loyale. Je n'ai point de recours en mon père, hélas ! je ne sais pas même s'il reconnaîtrait sa fille. Je n'ai pas d'espérance en ma mère : son seul regard me glace, sa seule parole me tue. Il n'y avait donc que toi que je pusse venir trouver, et à qui je pusse dire : – Mon frère, tu es le chef de la maison, c'est à toi maintenant que chacun de nous répond de son honneur. J'ai failli par ignorance, et j'ai été punie de ma faute comme d'un crime ; n'est-ce pas assez ?

– Après, après ? murmura Emmanuel avec impatience ; voyons, que demandes-tu ?

– Je demande, mon frère, puisque toute union a été jugée impossible avec celui-là à qui seule je pouvais m'unir, je demande qu'on mesure le supplice à mes forces. Ma mère (Dieu lui pardonne !) m'a enlevé mon enfant comme si jamais elle n'avait été mère ! et mon enfant sera élevé loin de moi dans l'oubli et l'obscurité. Toi, Emmanuel, tu t'es chargé du père, comme ma mère s'était chargée de l'enfant, et tu as été plus cruel pour lui qu'il n'appartenait, je ne dirai pas à un homme de l'être envers un homme, mais à un juge envers un coupable.

Quant à moi, voilà que, tous deux réunis, vous voulez m'imposer un martyre plus douloureux encore que celui qui conduit au ciel. Eh bien ! Je demande, Emmanuel, au nom de notre enfance écoulée dans le même berceau, de notre jeunesse abritée sous le même toit, au nom du titre de frère et de sœur que la nature nous a donné et que nous portons, je demande qu'un couvent s'ouvre pour moi et se referme sur moi ; et dans ce couvent, Emmanuel, je te le jure, chaque jour, agenouillée devant Dieu, le front contre la pierre, courbée sous ma faute, je demanderai au Seigneur, pour toute récompense de mes larmes, pour mon père la raison, pour ma mère le bonheur, et pour toi, Emmanuel, les honneurs, la gloire, la fortune. Je te le jure, voilà ce que je ferai.

– Oui, et l'on dira de par le monde que j'avais une sœur que j'ai sacrifiée à ma fortune, et dont j'ai hérité pendant qu'elle vivait encore ! Allons donc ! tu es folle !

– écoute, Emmanuel, dit Marguerite s'appuyant au dossier de la chaise qui se trouvait près d'elle.

– Eh bien ? répondit Emmanuel.

– Lorsque tu as donné une parole, tu la tiens, n'est-ce pas ?

– Je suis gentilhomme.

– Eh bien ! regarde ce bracelet...

– Je le vois à merveille ; après ?

– Il est fermé par une clef ; la clef qui l'ouvre est à une bague, et cette bague, je l'ai donnée avec ma parole que je ne me croirais dégagée de ma promesse que lorsqu'elle me serait rapportée et remise.

– Et celui qui en a la clef ?

Grâce à toi et à ma mère, Emmanuel, il est trop loin d'ici pour que nous la lui fassions redemander : il est à Cayenne.

– Je ne te donne pas deux mois de mariage, répondit Emmanuel avec un sourire d'ironie, pour que ce bracelet te gêne au point que tu sois la première à vouloir t'en débarrasser.

– Je croyais t'avoir dit qu'il était scellé à mon bras.

– Tu sais ce qu'on fait quand on a perdu une clef et qu'on ne peut rentrer chez soi ? on envoie chercher le serrurier.

– Eh bien ! pour moi, Emmanuel, répondit Marguerite en élevant la voix et en étendant le bras avec un geste ferme et solennel, ce sera le bourreau qu'on enverra chercher, car on coupera cette main avant que je ne la donne à un autre.

– Silence ! silence ! dit Emmanuel en se levant, et en regardant avec inquiétude vers la porte du cabinet.

– Et maintenant tout est dit, ajouta Marguerite. Je n'avais d'espoir qu'en toi, Emmanuel, car, quoique tu ne comprennes aucun sentiment profond, tu n'es pas méchant. Je suis venue en larmes, – regarde si je mens ! – te dire : – Mon frère, ce mariage c'est le malheur, c'est le désespoir de ma vie ; j'aime mieux le couvent, j'aime mieux la misère, j'aime mieux la mort ! Et tu ne m'as pas écoutée, ou, si tu m'as écoutée, tu ne m'as pas comprise. Eh bien ! je m'adresserai à cet homme, je ferai un appel à son honneur, à sa délicatesse. Si cela ne suffit pas, je lui raconterai tout : mon amour pour un autre, ma faiblesse, ma faute, mon crime ; je lui dirai que j'ai un enfant, car quoique l'on me l'ait enlevé, quoique je ne l'aie pas revu, quoique j'ignore où il est, mon enfant existe. Un enfant ne meurt pas ainsi sans que sa mort retentisse au cœur de sa mère. Enfin je lui dirai, s'il le faut, je lui dirai que j'en aime un autre, que je ne puis l'aimer, lui, et que je ne l'aimerai jamais.

– Eh bien ! dis-lui tout cela, s'écria Emmanuel, impatient de tant d'insistance, et le soir nous signerons le contrat ; et le lendemain tu seras baronne de Lectoure.

– Et alors, répondit Marguerite, alors je serai véritablement la femme la plus malheureuse qu'il y ait au monde, car j'aurai un frère pour lequel je n'aurai plus d'amour, et un mari pour lequel je n'aurai plus d'estime ! Adieu, Emmanuel ; crois-moi, ce contrat n'est pas encore signé !

à ces mots, Marguerite sortit avec ce désespoir lent et profond à l'expression duquel il n'y a point a se méprendre. Aussi Emmanuel, convaincu que c'était, non pas comme il l'avait cru, une victoire remportée, mais une lutte à soutenir, la regarda-t-il s'éloigner avec une inquiétude qui n'était pas exempte d'attendrissement. Au bout d'un instant de silence et d'immobilité, il se retourna, et aperçut derrière lui le capitaine Paul, qu'il avait complètement oublié, et qui se tenait debout à la porte du cabinet. Aussitôt, songeant de quelle nécessité était pour lui dans une telle circonstance, la possession des papiers qu'était venu lui offrir le capitaine Paul, il s'assit vivement à une table, prit une plume et du papier, et se tournant vers lui :

– Maintenant, monsieur, lui dit-il, nous voilà seuls, et rien n'empêche plus que nous terminions l'affaire... Dans quels termes désirez-vous que la promesse soit rédigée ? Dictez, je suis prêt à écrire.

– C'est inutile, monsieur, répondit froidement le capitaine.

– Et pourquoi ?

– J'ai changé d'avis.

– Comment cela ? dit Emmanuel en se levant effrayé des conséquences qu'il entrevoyait dans ces paroles auxquelles il était loin de s'attendre.

– Je donnerai, répondit Paul avec le calme de la résolution prise, les cent mille livres à l'enfant, et je trouverai un mari à votre sœur.

– Mais qui êtes-vous donc, s'écria Emmanuel en faisant un pas vers lui, qui êtes-vous donc, monsieur, pour disposer ainsi d'une jeune fille qui est ma sœur, et qui ne vous a jamais vu, et qui ne vous connaît pas ?

– Qui je suis ? répondit Paul en souriant. Sur mon honneur, je ne suis pas plus avancé que vous sur ce point, car ma naissance est un secret qui ne doit m'être révélé que lorsque j'aurai vingt-cinq ans.

– Et vous les aurez ?...

– Ce soir, monsieur. Je me mets à votre disposition à compter de demain pour tous les renseignements que vous aurez à me demander.

à ces mots, Paul s'inclina.

– Je vous laisse sortir, monsieur ; dit Emmanuel ; mais vous comprenez que c'est à la condition de vous revoir.

– J'allais vous faire cette condition, monsieur, répondit Paul, et je vous remercie de m'avoir prévenu.

à ces mots, il salua une seconde fois Emmanuel, et sortit de l'appartement.

à la porte du château, Paul retrouva son domestique et son cheval, et reprit la route de Port-Louis. Arrivé hors de la vue du château, il descendit de sa monture, et s'achemina vers une petite maison de pécheur bâtie sur la grève. à la porte de cette maison, assis sur un banc, et revêtu d'un costume de matelot, était un jeune homme tellement absorbé dans ses pensées, qu'il n'entendit pas Paul s'approcher de lui. Le capitaine lui posa la main sur l'épaule ; le jeune homme tressaillit, le regarda, et pâlit affreusement, quoique le visage ouvert et joyeux de Paul indiquât qu'il était loin d'être porteur d'une mauvaise nouvelle.

– Eh bien ! lui dit Paul, je l'ai vue.

– Qui cela ? murmura le jeune homme.

– Marguerite, pardieu !

– Après ?

– Elle est charmante !

– Je ne te demande pas cela, mon Dieu !

– Elle t'aime toujours.

– Oh, mon Dieu ! ! ! s'écria le jeune homme en se jetant dans ses bras et en éclatant en sanglots.

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