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Chapitre XIV


Comme on l'a vu à la fin du chapitre précédent, Dieu, par une de ces combinaisons étranges de sa providence que les hommes aveugles attribuent presque toujours au hasard, rappelait à lui en même temps, pour qu'ils lui rendissent le même compte, le noble marquis d'Auray et le pauvre Achard. Nous avons vu le premier, frappé à la vue de Paul, portrait vivant de son père, comme d'un coup de foudre, tomber sans connaissance aux pieds du jeune homme, épouvanté lui-même de l'effet terrible qu'il avait produit. Quant à Achard, les circonstances, qui avaient amené son agonie en même temps que celle du marquis, ressortaient, quoique différentes, du même drame et de la même situation. La vue de Paul, sur l'un comme sur l'autre, avait causé une émotion funeste à celui-ci par l'excès de la terreur, à celui-là par l'excès de la joie. Pendant la journée qui avait précédé la signature du contrat, Achard s'était donc senti plus faible que d'habitude.

Toutefois, le soir, il n'en était pas moins sorti pour aller faire sa prière ordinaire à la tombe de son maître. De là il avait vu, avec une piété plus profonde que jamais, ce spectacle toujours nouveau et toujours splendide du soleil qui se couche dans l'Océan ; il avait suivi la dégradation de sa lumière pourprée : et comme si ce flambeau du monde attirait à lui son âme, il avait senti s'éteindre ses forces avec le dernier rayon du jour ; de sorte que, quand le domestique du château vint le soir, comme d'habitude, afin de prendre ses ordres, ne le rencontrant pas dans sa chambre, il s'était mis à le chercher au dehors ; et comme sa promenade ordinaire était connue, il l'avait bientôt trouvé au pied du grand chêne, évanoui sur la fosse de son maître, fidèle jusqu'à la fin à cette religion de la tombe qui avait été le sentiment exclusif des dernières années de sa vie. Alors le domestique l'avait pris dans ses bras et l'avait rapporté chez lui ; puis, tout effrayé de cet accident inattendu, il était accouru réclamer auprès de la marquise les derniers secours du médecin et du prêtre, que celle-ci avait refusés, sous le prétexte qu'à cette heure ils étaient aussi nécessaires au marquis qu'au vieux serviteur, et que la hiérarchie des rangs, puissante jusqu'en face de la mort, donnait à son époux le privilège d'en user le premier.

Mais cette nouvelle, annoncée à la marquise dans ce moment de paroxysme suprême où les différents intérêts et les différentes passions jetaient les acteurs de ce drame intime dont nous nous sommes fait l'historien, cette nouvelle avait été entendue de Paul.

Jugeant impossible la signature du contrat dans l'état où était le marquis, il n'avait pris que le temps de rappeler une seconde fois à Marguerite qu'elle le retrouverait chez Achard, si elle avait besoin de lui : après quoi il s'était élancé dans le parc, et s'orientant au milieu de ses allées et de ses massifs avec cette habileté du marin qui lit tout chemin au ciel, il avait retrouvé la maison et était entré tout haletant dans la chambre du vieillard au moment où celui-ci commençait à reprendre ses sens, et s'était jeté dans ses bras. Alors la joie avait rendu quelque force au vieux serviteur, sûr au moins de mourir sur le cœur d'un ami.

– Oh ! c'est toi ! c'est toi ! s'écria le vieillard, je n'espérais pas te revoir.

– Et tu as pu penser que j'apprendrais ton état, s'écria Paul, et que je n'accourrais pas à l'instant !

– Mais je ne savais où te chercher, moi ; où te faire dire que je voulais te voir une dernière fois avant de mourir.

– J'étais au château, père ; j'ai tout appris et je suis accouru.

– Et comment étais-tu au château ? dit le vieillard étonné.

Paul lui raconta tout.

– Providence de Dieu ! murmura Achard lorsque Paul eut terminé son récit, que tes décrets sont cachés et inévitables ! Toi qui au bout de vingt années ramènes le jeune homme au berceau de l'enfant, et qui tues l'assassin du père par le seul aspect du fils !

– Oui, oui, cela s'est passé ainsi, répondit Paul ; et c'est cette même Providence qui me conduit à toi pour que je te sauve. Car, je le sais, ils t'ont refusé le médecin et le prêtre.

– Nous aurions dû cependant partager, en bonne justice, répondit Achard. Le marquis, puisqu'il craint la mort, n'avait qu'à garder le médecin, et à moi, qui suis las de la vie, m'envoyer le prêtre.

– Je puis monter à cheval, s'écria Paul, et avant une heure ...

– Dans une heure il sera trop tard, dit le mourant d'une voix affaiblie. Un prêtre !... un prêtre seul !... Je ne demandais qu'un prêtre.

– Père, répondit Paul, je ne puis le remplacer, je le sais, dans ses fonctions sacrées ; mais nous parlerons de Dieu ensemble, de sa grandeur, de sa bonté.

– Oui, mais terminons d'abord avec les choses de la terre, pour ne plus penser qu'à celles du ciel. Tu dis que, comme moi, le marquis se meurt ?

– Je l'ai laissé agonisant.

– Tu sais qu'aussitôt après sa mort, les papiers renfermés dans cette armoire, et qui constatent ta naissance, t'appartiennent de droit ?

– Je le sais.

– Si je meurs avant lui, si je meurs sans prêtre, à qui confier ce dépôt ? Le vieillard se souleva, et lui montra sous le chevet de son lit une clef. Tu prendras cette clef : elle ouvre cette armoire ; tu y trouveras une cassette. Tu es homme d'honneur, jure-moi que tu n'ouvriras cette cassette que lorsque le marquis sera mort.

– Je vous le jure ! dit Paul en étendant solennellement la main vers le crucifix cloué au-dessus du chevet.

– C'est bien, répondit Achard. Maintenant je mourrai tranquille.

– Vous le pouvez, car le fils vous tient la main dans ce monde, et le père vous la tend dans le ciel.

– Crois-tu, enfant, qu'il sera content de ma fidélité ?

– Jamais roi n'a été obéi pendant sa vie comme lui l'aura été après sa mort.

– Oui, murmura le vieillard d'une voix sombre, oui, je n'ai été que trop exact à suivre ses commandements. J'aurais dû ne pas souffrir ce duel, j'aurais dû me refuser à en être le témoin. écoute, Paul : voilà ce que je voulais dire à un prêtre, car c'est la seule chose qui charge ma conscience ; écoute : il y a des moments de doute où j'ai regardé ce duel solitaire comme un assassinat. Alors...alors, comprends-tu, Paul ? c'est que je ne serais plus témoin, je serais complice !

– Mon père, répondit Paul, je ne sais si les lois de la terre sont toujours d'accord avec les lois du ciel, et si l'honneur selon les hommes est la vertu selon le Seigneur ; je ne sais si notre église, ennemie du sang, permet que l'offensé tente de venger lui-même son injure sur l'offenseur, et si, dans ce cas, le jugement de Dieu dirige toujours ou la balle du pistolet ou la pointe de l'épée. Ce sont là des questions qu'on décide, non pas avec le raisonnement, mais avec la conscience. Eh bien ! ma conscience me dit qu'à ta place j'aurais fait ce que tu as fait. Si la conscience, qui me trompe, t'a trompé aussi, plus qu'un prêtre, j'ai, dans cette circonstance, le droit de te pardonner ; et, en mon nom et en celui de mon père, je te pardonne !

– Merci ! merci ! s'écria le vieillard en pressant les mains du jeune homme ; merci ! car voilà des paroles comme il en faut à l'âme d'un mourant. Un remords est une chose terrible, vois-tu ! un remords conduit à douter de Dieu. Car, une fois qu'il n'y a plus de juge, il n'y a plus de jugement.

– écoute, dit Paul avec cet accent poétique et solennel qui lui était particulier ; moi aussi j'ai souvent douté de Dieu. Car, isolé et perdu comme je l'étais dans le monde, sans famille et sans appui sur la terre, je cherchais un appui dans le Seigneur, et je demandais à tout ce qui m'entourait une preuve de son existence. Souvent je m'arrêtais au pied de l'une de ces croix qui bordent le chemin, et, les yeux fixés sur le Sauveur des hommes, je demandais en pleurant une certitude de son existence et de sa mission ; je demandais que son œil s'abaissât vers moi ; je demandais qu'une goutte de sang tombât de sa blessure, ou qu'un soupir sortît de sa bouche. Le crucifix restait immobile, et je me relevais le désespoir dans le cœur en disant : « Si je savais où trouver la tombe de mon père, je l'interrogerais comme Hamlet le fantôme, et elle me répondrait peut-être ! »

– Pauvre enfant !

– Alors, j'entrais dans une église, continua Paul, dans une de ces églises du Nord, tu sais, sombre, religieuse, chrétienne. Et je me sentais inondé de tristesse, mais la tristesse n'est pas la foi ! Je m'approchais de l'autel, je m'agenouillais devant le tabernacle où l'on dit que Dieu habite ; j'appuyais mon front contre le marbre des marches ; et lorsque j'étais resté prosterné, perdu dans mon doute pendant des heures, je relevais la tête, espérant que ce Dieu que je cherchais se manifesterait enfin à moi par un rayon de sa gloire, ou par un éclair de sa puissance. Mais l'église restait sombre comme le crucifix était resté immobile, et je me précipitais sous son portique comme un insensé, en disant : « Seigneur ! Seigneur ! si tu existais, tu te révélerais aux hommes. Tu veux donc que les hommes doutent de toi, puisque tu peux te révéler à eux, et que tu ne le fais pas. »

– Prends garde à ce que tu me dis, Paul, s'écria le vieillard ; prends garde que le doute de ton cœur n'atteigne le mien ! Tu as du temps pour croire, toi, tandis que moi... je vais mourir !

– Attends, père, attends, continua Paul avec une voix douce et un visage calme, je n'ai pas fini. C'est alors que je me suis dit : « Le crucifix du chemin, l'église des villes, sont l'œuvre de l'homme. Cherchons Dieu dans l'œuvre de Dieu. » Dès ce moment, mon père, a commencé cette vie errante qui restera un mystère éternel entre le ciel, la mer et moi... Elle m'a égaré dans les solitudes de l'Amérique, car je pensais que plus un monde était nouveau, plus il avait dû garder empreinte la main de Dieu ! Je ne m'étais pas trompé. Là, souvent, dans ces forêts vierges où le premier peut-être parmi les hommes j'avais pénétré sans autre abri que le ciel, sans autre couche que la terre, abîmé dans une seule pensée, j'ai écouté ces mille bruits divers du monde qui s'endort et de la nature qui s'éveille.

Longtemps encore je suis resté sans comprendre cette langue inconnue que forment en se mêlant ensemble le murmure des fleuves, la vapeur des lacs, le bruissement des forêts et le parfum des fleurs. Enfin peu à peu se souleva le voile qui couvrait mes yeux, et le poids qui oppressait mon cœur. Dès lors je commençai à croire que ces rumeurs du soir et ces bruits du crépuscule n'étaient qu'un hymne universel par lequel les choses créées rendaient grâces au Créateur.

– Mon Dieu ! dit le mourant, joignant les mains et levant les yeux au ciel avec l'expression de la foi ; mon Dieu ! j'ai crié vers vous du fond de l'abîme, et vous m'avez entendu dans ma détresse ! mon Dieu, je vous remercie !

– Alors, continua Paul avec une exaltation croissante, alors j'ai cherché sur l'Océan ce reste de conviction que me refusait la terre. La terre, ce n'est que l'espace ; l'Océan, c'est l'immensité. L'Océan, c'est ce qu'il y a de plus grand, de plus fort et de plus puissant après Dieu ! L'Océan, je l'ai entendu rugir comme un lion irrité, puis, à la voix de son maître, se coucher comme un chien soumis ; je l'ai senti se dresser comme un Titan qui veut escalader le ciel, puis, sous le fouet de l'orage, je l'ai entendu se plaindre comme un enfant qui pleure. Je l'ai vu lancer des vagues au-devant de l'éclair, et essayer d'éteindre la foudre avec son écume, puis s'aplanir comme un miroir, et réfléchir jusqu'à la dernière étoile du ciel. Sur la terre, j'avais reconnu l'existence de Dieu ; sur l'Océan, je reconnus son pouvoir. Dans la solitude, comme Moïse, j'avais entendu la voix du Seigneur ; mais, pendant l'orage, je le vis, comme ézéchiel, passer avec la tempête. Dès lors, mon père, dès lors, le doute fut à jamais chassé loin de moi, et, le soir du premier ouragan, je crus et je priai.

– Je crois en Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, dit le vieillard d'une voix ardente de foi ; et il continua ainsi le Symbole des apôtres jusqu'à sa dernière ligne. Paul l'écouta en silence et les yeux au ciel ; puis, lorsque le mourant eut fini :

– Ce n'est point ainsi qu'un prêtre t'eût parlé, père, dit-il en secouant la tête ; car, moi, je t'ai parlé en marin et avec une voix plus habituée à prononcer des paroles de mort que de consolation. Pardonne-moi, père, pardonne-moi.

– Tu m'as fait prier et croire comme toi, répondit le vieillard ; dis-moi, qu'aurait donc fait de plus un prêtre ? Ce que tu m'as dit est simple et grand : laisse-moi penser à ce que tu m'as dit.

– écoute ! dit Paul en tressaillant.

– Quoi ?

– N'as-tu pas entendu ?...

– Non.

– Il m'a semblé qu'une voix en détresse... m'appelait... Entends-tu ? entends-tu ?... C'est la voix de Marguerite...

– Va au-devant d'elle, lui dit le vieillard, j'ai besoin d'être seul.

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