Le capitaine Paul Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XII


Le même jour où avait lieu l'entrevue de Marguerite et de Lectoure, entrevue dont nous avons raconté les détails et qui eut un résultat tout contraire à celui qu'avait espéré la jeune fille, ce jour-là même, à quatre heures, la cloche du dîner rappela le baron au château.

Emmanuel faisait les honneurs de la table, car la marquise était restée auprès de son mari, et Marguerite avait demandé la permission de ne pas descendre. Les autres convives étaient le notaire, les parents et les témoins. Le repas fut triste, malgré l'imperturbable entrain de Lectoure ; mais il était visible que, par cette joyeuse humeur, si active qu'elle ressemblait à une fièvre, il avait l'intention de s'étourdir lui-même. De temps en temps, en effet, cette âcre gaîté tombait tout à coup comme s'éteint une lampe à laquelle l'huile fait défaut ; puis elle jaillissait de nouveau, jetant des lueurs plus vives, comme fait la flamme lorsqu'elle dévore son dernier aliment. à sept heures on se leva pour passer dans le salon.

Il est difficile de se faire une idée de l'aspect étrange que présentait ce vieux château, dont les vastes appartements étaient tendus d'étoffes de damas aux dessins gothiques, et garnis de meubles du temps de Louis XIII ; fermés qu'ils avaient été depuis si longtemps, ils semblaient s'être déshabitués de la vie. Aussi, malgré le luxe de lumières que les valets avaient déployé, la lueur faible et tremblante des bougies était insuffisante à ces chambres immenses dont tous les rentrants restaient sombres, et dans lesquelles la voix retentissait comme sous les arceaux d'une cathédrale. Le petit nombre des convives, auxquels devaient se joindre à peine, dans la soirée, trois ou quatre gentilshommes des environs, augmentait encore la tristesse qui semblait planer sous les voûtes blasonnées du vieux manoir.

Au centre de l'un des salons, celui-là même où Emmanuel, au moment de son arrivée à Paris, avait reçu la veille le capitaine Paul, une table s'élevait, solennellement préparée, supportant un portefeuille fermé, qui, aux yeux d'un étranger ignorant ce qui se préparait, pouvait aussi bien renfermer une sentence de mort qu'un contrat de mariage. Au milieu de ces aspects tristes et de ces impressions sombres, de temps en temps un éclat de rire moqueur, strident, arrivait à un groupe de personnes parlant bas ; c'était Lectoure qui s'amusait aux dépens de quelque honnête campagnard, sans pitié pour Emmanuel sur qui retombait en quelque sorte une partie de la raillerie.

Parfois cependant le fiancé regardait avec anxiété d'une extrémité à l'autre de l'appartement ; puis tout à coup un nuage rapide passait sur son front, car il ne voyait paraître ni son beau-père, ni la marquise, ni Marguerite. Les deux premiers, comme nous l'avons dit, n'étaient point descendus au dîner, et son entrevue d'un instant avec la dernière ne l'avait pas, tout insoucieux qu'il s'efforçait de paraître, laissé sans inquiétude sur ce qui se passerait à la signature du contrat qui devait avoir lieu dans la soirée.

Emmanuel n'était pas non plus exempt de quelques craintes, et il venait de se décider à monter chez sa sœur, lorsqu'en passant dans une chambre il croisa Lectoure qui l'appela d'un signe de la main.

– Pardieu ! vous nous arrivez à merveille, mon cher comte, lui dit-il tout en ayant l'air de prêter une attention profonde à ce que lui racontait un brave gentilhomme avec lequel il paraissait dans les termes d'une parfaite amitié. Voilà monsieur de Nozay qui me raconte une chose fort curieuse, sur ma parole ! Mais savez-vous, continua-t-il en se retournant vers le narrateur, que c'est une chasse charmante et tout à fait de bonne compagnie ! Moi aussi j'ai des marais et des étangs ; il faudra que je demande à mon intendant, en arrivant à Paris, où tout cela est situé. Et prenez-vous beaucoup de canards de cette manière ?

– Immensément ! répondit le gentilhomme avec un accent de parfaite bonhomie qui prouvait que Lectoure pouvait sans inconvénient soutenir la conversation quelque temps encore sur le même ton.

– Qu'est-ce donc, dit Emmanuel, que cette chasse miraculeuse ?

– Imaginez-vous, mon cher, reprit Lectoure avec le plus grand sang froid, que monsieur se met dans l'eau jusqu'au cou.

– à quelle époque, sans indiscrétion ?

– Mais, répondit le gentilhomme, au mois de décembre ou de janvier.

– C'est on ne peut plus pittoresque. Je disais donc que monsieur se met dans l'eau jusqu'au cou, se coiffe la tête d'un potiron et se faufile dans les roseaux. Cela le change au point que les canards ne le reconnaissent aucunement et le laissent approcher à portée. N'est-ce point cela ?

– Comme d'ici à vous.

– Bah ! vraiment ? s'écria Emmanuel.

– Et monsieur en tue autant qu'il veut, continua Lectoure.

– Des douzaines ! reprit le gentilhomme, enchanté de l'attention que les deux jeunes gens lui prêtaient.

– Cela doit faire grand plaisir à votre femme, si elle aime les canards, dit Emmanuel.

– Elle les adore, répondit monsieur de Nozay.

– J'espère que vous me ferez l'honneur de me présenter à une personne si intéressante, reprit en s'inclinant Lectoure.

– Comment donc, monsieur le baron !

– Je vous jure que, de retour à Versailles, la première chose que je ferai sera de parler de cette chasse, au petit lever, et je suis convaincu que Sa Majesté en fera l'essai dans la pièce d'eau des Suisses.

– Pardon, cher baron, dit Emmanuel en prenant le bras de Lectoure et en se penchant à son oreille ; mais c'est un voisin de campagne qu'il était impossible de ne pas recevoir dans une solennité comme celle-ci.

– Comment donc ! répondit Lectoure en employant la même précaution pour ne pas être entendu de celui dont il était question ; mais vous auriez eu grand tort de m'en priver. Il entre de droit dans la dot de ma future épouse, et j'aurais été désolé de ne point faire sa connaissance.

– Monsieur de Lajarry ! annonça le domestique.

– Un compagnon de chasse ? dit Lectoure.

– Non, répondit monsieur de Nozay, c'est un voyageur.

– Ah ! ah ! fit Lectoure avec un accent qui annonçait que le nouveau venu n'avait que juste le temps de se mettre en garde. à peine cette exclamation fut-elle échappée, que le nouveau venu entra, revêtu d'une polonaise garnie de fourrures.

– Eh ! mon cher Lajarry s'écria Emmanuel en allant au devant de lui et en lui donnant la main, comme vous voilà garni ! Sur mon honneur ! vous avez l'air du czar Pierre.

– C'est que, répondit Lajarry en frissonnant, quoiqu'il ne fit pas autrement froid, voyez-vous, mon cher comte, lorsqu'on arrive de Naples, prrrrrou !

– Ah ! monsieur arrive de Naples ! dit Lectoure en se mêlant à la conversation.

– En droiture, monsieur.

– Monsieur est monté sur le Vésuve ?

– Non : je me suis contenté de le regarder de ma fenêtre.

Et puis, continua le gentilhomme voyageur avec un accent de mépris très humiliant pour le volcan, ce n'est pas ce qu'il y a de plus curieux à Naples, le Vésuve ! Une montagne qui fume ! Ma cheminée en fait autant quand le vent vient de Belle-Isle. Et puis madame Lajarry avait une peur effroyable des éruptions !

– Mais vous avez visité la Grotte au Chien ? continua Lectoure.

– Pour quoi faire ? reprit Lajarry ; pour voir une bête qui a des vapeurs ! donnez des boulettes au premier caniche qui passe, il en fera autant. Et puis madame Lajarry a la passion des chiens, et cela lui aurait fait de la peine.

– J'espère au moins, dit Emmanuel en s'inclinant, qu'un savant comme vous n'aura pas négligé la Solfatare ?

– Moi ? je n'y ai pas mis le pied ! Je me figure pardieu bien ce que c'est que trois ou quatre arpents de soufre, qui ne rapportent absolument rien que des allumettes ! D'ailleurs madame Lajarry ne peut pas sentir l'odeur du soufre.

– Comment trouvez-vous celui-là ? dit Emmanuel conduisant Lectoure dans la salle du contrat.

– Je ne sais si c'est parce que j'ai vu l'autre le premier, répondit Lectoure, mais je le préfère.

– Monsieur Paul ! annonça tout à coup le domestique.

– Hein ! fit Emmanuel en se retournant.

– Qu'est-ce ? dit Lectoure en se dandinant. Encore un voisin de campagne !

– Non ; celui-là c'est autre chose ! répondit Emmanuel avec inquiétude. Comment cet homme ose-t-il se présenter ici ?

– Ah ! ah ! roturier, hein ? vilain, n'est-ce pas ? mais riche ? Non ?

Poète ?... musicien ?... peintre ?... Eh bien ! mais je vous assure, Emmanuel, que l'on commence à recevoir cette espèce. La philosophie maudite a tout confondu. Que voulez-vous, mon cher, il faut en prendre bravement son parti. On est arrivé là. Un artiste s'assied près d'un grand seigneur, le coudoie, le salue du coin du chapeau, reste sur son siège quand il se lève ; ils parlent ensemble des choses de la cour, ils ricanent, ils plaisantent, ils chamaillent. C'est un mauvais goût de très bon ton.

– Vous vous trompez, Lectoure, répondit Emmanuel ; ce n'est ni un poète, ni un peintre, ni un musicien, c'est un homme à qui je dois parler seul. écartez donc Nozay, tandis que j'écarterai Lajarry.

à ces mots, les deux jeunes gens prirent chacun le bras d'un des deux campagnards, et s'éloignèrent en parlant chasse et voyages.

à peine les portes latérales s'étaient-elles refermées derrière eux, que Paul parut à celle du milieu.

Il entra dans cette chambre qu'il connaissait déjà, et dont chaque angle cachait une porte, l'une donnant dans une bibliothèque et l'autre dans le cabinet où il avait attendu, lors de sa première visite, le résultat de la conférence entre Marguerite et Emmanuel. Puis, s'approchant de la table, il resta un instant debout, regardant alternativement ces deux portes, comme s'il se fût attendu à voir ouvrir l'une ou l'autre. Son espérance ne fut pas trompée.

Au bout d'un instant, celle de la bibliothèque s'entr'ouvrit, et il aperçut dans l'ombre une forme blanche. Il s'élança vers elle.

– Est-ce vous, Marguerite ? lui dit-il.

– Oui, répondit une voix tremblante.

– Eh bien ?

– Je lui ai tout dit.

– Et ?

– Et dans dix minutes on signe le contrat – Je m'en doutais : c'est un misérable !

– Que faire ? s'écria la jeune fille.

– Du courage, Marguerite !

– Du courage ? Oh ! je n'en ai plus.

– Voilà qui vous en rendra, lui dit Paul en lui remettant un billet.

– Que contient cette lettre ?

– Le nom du village où vous attend votre fils et le nom de la femme chez qui on l'a caché.

– Mon fils !... Oh ! vous êtes donc un ange ! s'écria Marguerite, essayant de baiser la main qui lui tendait le papier.

– Silence ! on vient, dit Paul. Quelque chose qu'il arrive, vous me retrouverez chez Achard.

Marguerite referma vivement la porte sans lui répondre, car elle avait reconnu le bruit des pas de son frère. Paul se retourna et marcha à sa rencontre ; les deux jeunes gens se joignirent près de la table.

– Je vous attendais à une autre heure, monsieur, et devant moins nombreuse compagnie, dit Emmanuel, rompant le premier le silence.

– Mais nous sommes seuls, ce me semble, répondit Paul en jetant les yeux autour de lui.

– Oui, mais c'est ici que l'on signe le contrat, et dans un instant le salon sera plein.

– On dit bien des choses en un instant, monsieur le comte !

– Vous avez raison, répondit Emmanuel ; mais il faut rencontrer un homme qui n'ait pas besoin de plus d'un instant pour les comprendre.

– J'écoute, dit Paul.

– Vous m'avez parlé de lettres, continua Emmanuel se rapprochant encore de son interlocuteur et baissant la voix.

– C'est vrai, répondit Paul avec le même calme.

– Vous avez fixé un prix à ces lettres ?

– C'est encore vrai.

– Eh bien ! si vous êtes homme d'honneur, pour cette somme renfermée dans ce portefeuille, vous devez être prêt à me les rendre.

– Oui, répondit Paul, oui, monsieur ; il en était ainsi tant que j'ai cru que votre sœur, oubliant les serments faits, la faute commise, et jusqu'à l'enfant qu'elle avait mis au jour, secondait votre ambition de son parjure. Alors je pensai que c'était un baptême de larmes assez amer d'entrer dans le monde sans nom et sans famille, pour ne pas du moins y entrer sans fortune. Et je vous avais demandé, il est vrai, cette somme en échange de ces lettres. Mais aujourd'hui la position est changée, monsieur. J'ai vu votre sœur se jeter à vos genoux, je l'ai entendue vous supplier de ne point la forcer à ce mariage infâme ; et ni prières, ni supplications, ni larmes n'ont eu de pouvoir sur votre cœur. C'est donc aujourd'hui à moi, qui tiens votre honneur et celui de votre famille entre mes mains, c'est donc à moi de sauver la mère du désespoir, comme je voulais sauver l'enfant de la misère. Ces lettres, monsieur, vous seront remises lorsque, sur cette table, au lieu du contrat de mariage de votre sœur avec le baron de Lectoure, nous signerons celui de mademoiselle Marguerite d'Auray avec monsieur Anatole de Lusignan.

– Jamais, monsieur, jamais.

– Vous ne les aurez cependant qu'à cette condition, comte.

– Oh ! peut-être y a-t-il bien quelque moyen de vous forcer à les rendre.

– Je n'en connais pas, répondit froidement Paul.

– Voulez-vous me rendre ces lettres, monsieur ?

– Comte, dit Paul regardant Emmanuel avec une expression de physionomie inexplicable pour le jeune homme, comte, écoutez-moi.

– Voulez-vous me rendre ces lettres, monsieur !

– Comte...

– Oui, ou non !

– Deux mots...

– Oui, ou non !

– Non, dit froidement Paul.

– Eh bien ! monsieur, vous avez votre épée au côté, comme moi la mienne ; nous sommes gentilshommes tous deux, ou je veux bien croire que vous l'êtes. Sortons, monsieur, sortons ; que l'un de nous deux rentre seul, et que celui-là, libre et fort de la mort de l'autre, fasse alors ce qu'il voudra.

– Je regrette de ne pouvoir accepter l'offre, monsieur le comte.

– Comment ! vous avez sur le corps cet uniforme, au cou cette croix, au côté cette épée, et vous refusez un duel !

– Oui, Emmanuel, je le refuse.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je ne puis me battre avec vous, comte. Croyez ce que je vous dis.

– Vous ne pouvez vous battre avec moi ?

– Sur l'honneur !

– Vous ne pouvez vous battre avec moi, dites-vous ?

En ce moment un éclat de rire se fit entendre derrière les deux jeunes gens ; Paul et Emmanuel se retournèrent, Lectoure était derrière eux.

– Mais, continua Paul en étendant la main vers le baron, je puis me battre avec monsieur, qui est un misérable et un infâme !

Une rougeur brûlante passa sur le visage de Lectoure comme le reflet d'une flamme. Il fit un mouvement pour marcher à Paul, puis il s'arrêta.

– C'est bien, monsieur, lui dit-il, envoyez votre témoin à Emmanuel ; ils arrangeront toute l'affaire.

– Vous comprenez que ce n'est entre nous que partie remise, dit Emmanuel.

– Silence ! répondit Paul, on annonce votre mère.

– Oui, silence, et à demain ! Lectoure, ajouta Emmanuel, allons au devant de ma mère.

Paul regarda en silence s'éloigner ces deux jeunes gens, puis il rentra dans le cabinet qu'il connaissait déjà pour s'y être enfermé une première fois.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente