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Préface


Habent sua fata libelli.

J'avais déjà écrit cet hémistiche, chers lecteurs, et j'allais inscrire au-dessous le nom d'Horace, lorsque je me demandai deux choses : si je me rappelais le commencement du vers et si ce vers était bien du poète de Venusium.

Chercher dans les cinq ou six mille vers d'Horace, c'était bien long, et je n'ai pas de temps à perdre.

Cependant, je tenais beaucoup à cet hémistiche, qui s'applique merveilleusement au livre que vous allez lire.

Que faire ?

écrire à Méry.

Méry, vous le savez, c'est Homère, c'est Eschyle, c'est Virgile, c'est Horace, c'est l'antiquité incarnée dans un moderne.

Méry sait le grec comme Démosthène, et le latin comme Cicéron.

J'écrivis donc :

« Cher Méry,

« Est-ce bien d'Horace, cet hémistiche :

« Habent sua fata libelli ?

« Vous rappelez-vous le commencement du vers ?

« à vous de cœur.

« Alex. Dumas. »

Je reçus poste pour poste la réponse suivante :

« Mon cher Dumas,

« L'hémistiche Habent sua fata libelli est attribué à Horace, mais à tort.

« Voici le vers complet :

« Pro captu lectoris, habent sua fata libelli.

« Il est du grammairien Terentianus Maurus. Le premier hémistiche : Pro captu lectoris, n'est pas de très bonne latinité. Selon le goût, selon le choix, selon l'esprit du lecteur, les écrits ont leur destin.

« Je n'aime pas le pro captu, qu'on ne trouverait chez aucun bon classique.

« Tout à vous de cœur, mon bien cher frère.

« Méry. »

Voilà une réponse, j'espère, comme je les aime et comme vous les aimez, courte et catégorique, où chaque mot dit ce qu'il a à dire et répond à la question faite.

Le vers n'était donc pas d'Horace.

J'avais donc bien fait de ne pas le signer du nom de l'ami de Mécène.

Le premier hémistiche était mauvais.

J'avais donc bien fait de l'oublier.

Mais je m'étais rappelé le second, et cela, à propos du Capitaine Paul, dont on préparait une nouvelle édition.

En effet, si un hémistiche a jamais été fait pour un livre, c'est l'hémistiche de Terentianus Maurus pour le livre qui nous occupe.

Laissez-moi, chers lecteurs, vous raconter, non pas l'histoire de ce livre – son histoire est l'histoire de tous les livres – mais sa genèse : ce qui lui est arrivé avant qu'il vît le jour ; ses infortunes avant qu'il fût ; ses transformations tandis qu'il était encore dans les limbes de l'existence.

Cela vous rappellera, en petit, bien entendu, les sept incarnations de Brahma.

Première phase. – Conception.

Une impression généralement éprouvée par tous les admirateurs du Pilote, l'un des plus magnifiques romans de Cooper – impression que nous avons profondément ressentie nous-même – c'est le regret de perdre aussi complètement de vue, le livre une fois terminé, l'homme étrange que l'on a suivi avec tant d'intérêt à travers le détroit de Devils-Gripp et les corridors de l'abbaye de Sainte-Ruth. Il y a dans la physionomie, dans la parole et dans les actions de ce personnage, indiqué une première fois sous le nom de John, et une seconde fois sous celui de Paul, une mélancolie si profonde, une amertume si douloureuse, un mépris de la vie si grand, que chacun a désiré connaître les causes qui ont amené ce brave et généreux cœur au désenchantement et au doute. Quant à nous, plus d'une fois nous l'avouons, il nous était passé par l'esprit ce désir, au moins indiscret, d'écrire à Cooper pour lui demander, sur le commencement de la carrière et la fin de la vie de cet aventureux marin, les renseignements que je cherchais en vain dans son livre. Je pensais qu'une pareille demande serait facilement excusée par celui auquel elle s'adresserait ; car elle portait avec elle la louange la plus sincère et la plus complète de son œuvre. Mais, je fus retenu par l'idée que l'auteur ne connaissait peut-être, de la vie dont il nous avait donné un épisode, que la partie qui avait été éclairée par le soleil de l'indépendance américaine. En effet le météore brillant, mais éphémère, avait passé des nuages de sa naissance à l'obscurité de sa mort, de sorte qu'il était tout à fait possible que, éloigné des lieux où son héros vit le jour et des pays où il ferma les yeux, l'historien poète, qui peut-être l'avait choisi à cause de ce mystère même, pour lui faire jouer un rôle dans ses annales, n'en eût connu que ce qu'il nous en avait transmis. Alors je résolus de me procurer par moi-même les détails que j'avais tant désiré qu'un autre me donnât. Je fouillai les archives de la marine ; elles ne m'offrirent qu'une copie de lettres de marque à lui données par Louis XVI. J'interrogeai les annales de la Convention : je n'y trouvai que l'arrêté pris à l'époque de sa mort. Je questionnai les contemporains ; à cette époque – c'était vers 1829 – il en restait encore : ils me dirent qu'il était enterré au Père-Lachaise. Et, de ces premières tentatives, voilà tout ce que je retirai.

Alors, comme je viens d'avoir recours à Méry, j'eus recours à Nodier ; Nodier, cet autre ami d'un autre temps, à la mémoire duquel j'ai voué un culte, et que j'évoque chaque fois que mon cœur, aux amis du présent, a besoin d'adjoindre un ami du passé. J'eus recours à Nodier, ma bibliothèque vivante. Nodier recueillit un instant ses souvenirs ; puis me parla d'un petit livre in-18 écrit par Paul John lui-même et contenant des mémoires sur sa vie, avec cette épigraphe : Munera sunt laudi. Je me mis aussitôt en quête de la précieuse publication ; mais j'eus beau interroger les bouquinistes, fouiller les bibliothèques, battre les quais, mettre en réquisition Guillemot et Techener, je ne trouvai rien qu'un libelle infâme, intitulé Paul John, ou Prophéties sur l'Amérique, l'Angleterre, la France, l'Espagne et la Hollande, libelle que je jetai de dégoût à la quatrième page admirant combien les poisons se conservent si longtemps et si parfaitement, de sorte qu'on les trouve toujours là où l'on cherche en vain une nourriture saine et savoureuse.

Je renonçai donc à toute espérance de ce côté.

Quelque temps après, entre la représentation de Christine et celle d'Antony, je fis un voyage à Nantes ; de Nantes, je gagnai les côtes ; je visitai Brest, Quimper et Lorient.

Pourquoi allais-je à Lorient ? – Admirez la puissance d'une idée fixe ! Mon pauvre ami Vatout, qui n'avait pour moi qu'un défaut, celui de vouloir me protéger malgré moi, fait un roman là-dessus. – Pourquoi allais-je à Lorient ? Parce que j'avais lu, dans une biographie de Paul John, que le célèbre marin était venu trois fois dans ce port. Cette circonstance m'avait frappé. J'avais pris les dates, je n'eus qu'à ouvrir mon portefeuille. J'allai consulter les archives maritimes, et je trouvai, en effet, la trace des stations qu'avaient faites, à différentes époques, dans la rade, les frégates le Ranger et l'Indienne, l'une de dix-huit et l'autre de trente-deux canons. Quant aux motifs qui les avaient amenées, soit ignorance, soit oubli, le secrétaire qui tenait les registres avait négligé de les consigner. J'allais me retirer sans autre renseignement, lorsque je m'avisai d'interroger un vieil employé et de lui demander si, traditionnellement, on avait conservé dans le pays quelque souvenir du capitaine de ces deux bâtiments. Alors le vieillard me répondit qu'en 1784, étant encore enfant, il avait vu Paul John au Havre, où il était alors, lui qui me parlait, employé à la Santé de la ville.

Quant à Paul John, il était, à cette époque, commodore à bord de la flotte du comte de Vaudreuil.

La réputation de bravoure dont jouissait alors ce marin, et la singularité de ses manières, l'avaient impressionné au point que, de retour en Bretagne, il avait une fois prononcé son nom devant son père, concierge du château d'Auray. Le vieillard avait tressailli, et lui avait fait signe de se taire. Le jeune homme avait obéi tout en faisant ses réserves.

Cependant, quelques questions qu'il fit à son père, celui-ci refusa toujours d'y répondre. Mais, la marquise d'Auray étant morte, Emmanuel ayant émigré, Lusignan et Marguerite habitant la Guadeloupe, le vieillard crut pouvoir révéler un jour à son fils une histoire étrange et mystérieuse, à laquelle se trouvait mêlé l'homme sur lequel je lui demandais des détails.

Et cette histoire, il ne l'avait point oubliée, quoique quarante ans à peu près se fussent écoulés entre le récit que lui en avait fait son père et celui qu'il me fit à moi.

Cette histoire tomba parole à parole dans le fond de ma pensée, et y demeura cachée comme cette eau qui tombe goutte à goutte de la voûte de la grotte et forme peu à peu un bassin dans ses calmes et silencieuses profondeurs ; de temps en temps, mon imagination se penchait au bord de cette eau mystérieuse et profonde, et je me disais :

– Il est cependant l'heure que cette eau jaillisse au dehors et se répande en cascade ou en ruisseau, en torrent ou en lac, à la vivifiante ardeur du soleil.

Seulement, sous quelle forme se répandrait-elle ?

Sous la forme du drame, ou sous celle du roman ?

à cette époque, vers 1831 et 1832, toute production se présentait à mon esprit sous la forme du drame.

Aussi, à chaque instant, me disais-je :

– Il faut pourtant que je fasse un drame de Paul John.

Et 1832, 1833, 1834 s'écoulèrent sans que les masses primitives de ce drame se détachassent assez clairement dans mon esprit, pour que mon esprit abandonnât ses autres rêves et s'attachât à celui-là.

Et je me disais :

– Attendons ; il viendra un instant où le fruit sera mûr pour la vie, et il se détachera lui-même de la branche.

Deuxième phase. – Création.

C'était vers le mois d'octobre 1835.

Le paysage avait bien changé. Ce n'étaient plus les côtes de Bretagne aux rudes falaises ; ce n'était plus la poupe rugueuse de l'Europe battue par les flots de la mer sauvage ; ce n'étaient plus les oiseaux gris des tempêtes se jouant à la lueur de l'éclair, au sifflement du vent, au milieu de l'embrun des vagues se brisant sur les rochers.

Non, c'était la mer de Sicile, calme comme un miroir ; c'était, à notre droite, Palerme, couchée au pied du monte Pellegrino, ombragée à sa tête par les orangers de Montreale, à ses pieds par les palmiers de la Bagheria ; c'était, à notre gauche, Alicadi, se levant du sein – je ne dirai pas des flots, les flots supposent un certain mouvement de la mer, et la mer était immobile comme un lac d'argent fondu ; – c'était Alicadi, se dessinant, pareil à une pyramide sombre, entre l'azur du ciel et l'azur d'Amphitrite ; c'était enfin, bien loin devant nous, élevant sa tête au-dessus des îles volcaniques, débris du royaume d'éole, c'était Stromboli, secouant au vent du soir son panache de fumée, et dont la base, se colorant de temps en temps d'une lueur rougeâtre, indiquait qu'au milieu de l'obscurité cette colonne de fumée reposerait sur une base de flammes.

Je venais de quitter Palerme, où j'avais passé un des mois les plus heureux de ma vie. Une barque, à l'arrière de laquelle une figure, debout, blanche et couronnée de verveine comme la Norma antique, m'envoyait ses derniers signaux, rayait de son sillage la nappe brillante, et s'amoindrissait à l'horizon, emportée par ses quatre rames, qui, de loin, semblaient les pattes d'un gigantesque scarabée, égratignant, la surface de la mer.

Mes yeux et mon cœur suivaient la barque.

Elle disparut. Je poussai un soupir. Et cependant j'étais loin de me douter que je ne revoie jamais celle qui venait de me quitter.

J'entendis auprès de moi comme une prière, où étais-je, et qui faisait cette prière ?

J'étais au milieu d'un équipage sicilien, sur le speronare la Madonna del piè della Grotta. Cette prière, c'était l'Ave Maria que disait le fils du capitaine Arena, enfant de neuf ans, que notre pilote Nunzio maintenait debout sur le toit de notre cabine.

De là, il parlait à la mer, aux vents, aux nuages, à Dieu !

Cette heure de l'Ave Maria était l'heure poétique de la journée. Même lorsque rien ne venait ajouter à la mélancolie du crépuscule, c'était l'heure où nous rêvions sans penser, l'heure où le souvenir du pays éloigné et des amis absents revenait à la mémoire, pareils à ces nuages qui simulent tantôt des montagnes, tantôt des lacs, tantôt des formes humaines, qui glissent doucement sur un ciel d'azur et qui changent d'aspect, se composant, se décomposant, et se recomposant vingt fois en un instant ; les heures glissaient alors sans que l'on sentit le toucher de leurs ailes sans qu'on entendît le bruit de leur vol. Puis la nuit arrivait, – si toutefois on peut appeler la nuit l'absence du jour, – la nuit arrivait allumant une à une les étoiles dans l'orient assombri, tandis que l'occident, éteignant peu à peu le soleil, roulait des flots d'or et passait par toutes les couleurs du prisme, depuis le pourpre ardent jusqu'au vert clair. Alors il s'élevait de l'eau comme un harmonieux murmure : les poissons s'élançaient hors de la mer, pareils à des éclairs d'argent, le pilote quittait le gouvernail, comme si le gouvernail n'avait plus besoin d'autre main que celle de Dieu ; on hissait le fils du capitaine sur le toit de la cabine, et l'Ave Maria commençait à l'instant même où finissait le dernier rayon du jour.

C'était cette scène, chaque jour renouvelée et où, chaque jour, mon âme s'imprégnait d'une mélancolie nouvelle, que je venais de voir se reproduire dans des conditions qui la faisaient, pour moi, plus impressionnante que jamais.

Maintenant, par quel mystère de l'organisme humain, comment, ce soir-là même, dans le vide laissé au milieu de ma pensée par cette figure blanche et voilée, par cette Norma fugitive, – comment, dans ce vide, retrouvai-je en le sondant, – au lieu de l'arbre en fleur déraciné, – comment retrouvai-je ce fruit qui devait tomber quand il serait mûr, le Capitaine Paul ?

Oh ! cette fois, son heure était bien venue, je sentis, à la façon dont le drame s'emparait de ma pensée, qu'il ne lui laisserait plus de relâche qu'il n'eût vu le jour, et je m'abandonnai à ce charme amer de la gestation...

Ah ! voilà ce que les artistes seuls peuvent dire, c'est tout ce qu'il y a de charme, lorsque, poète ou peintre, on voit sa pensée revêtir une forme, et le rêve peu à peu prendre la consistance de la réalité.

Voyez-vous le soleil qui se lève derrière une chaîne des Alpes ou des Pyrénées ? D'abord, c'est une lueur rose, à peine visible, s'infiltrant dans l'atmosphère grisâtre du matin, qu'elle colore d'une imperceptible teinte, et sur laquelle se découpe la silhouette dentelée et gigantesque des montagnes.

Peu à peu, cette teinte grandit, les sommets les plus élevés se colorent ; vous les voyez, flamboyants, dominer les autres comme des volcans, puis des rayons s'élancent dans les cieux, pareils à autant de fusées d'or ; les pics inférieurs commencent à participer à cette lumière, qui monte si rapidement que les anciens représentaient le soleil apparaissant aux portes de l'Orient, sur un char traîné par quatre chevaux fougueux ; l'océan de flammes submerge ces sommets qui semblaient vouloir l'arrêter comme une digue.

Enfin, voici le jour : marée ruisselante, qui s'épanche par torrents aux flancs de la chaîne sombre, et qui peu à peu pénètre et illumine jusqu'à la mystérieuse profondeur des vallées où l'on aurait cru que jamais ne pénétrerait un rayon de lumière.

C'est ainsi que, s'éclaire et se dessine l'œuvre dans le cerveau du poète.

Quand j'arrivai à Messine, mon drame du Capitaine Paul était fait ; il ne me restait plus qu'à l'écrire.

Je comptais l'écrire à Naples ; car j'étais en retard. La Sicile m'avait retenu comme une de ces îles magiques dont parle le vieil Homère.

Que nous fallait-il pour regagner la ville des délices – la ville qu'il faut voir avant de mourir ? – Trois jours et un bon vent.

Je donnai l'ordre au capitaine d'appareiller le lendemain matin, et de mettre le cap droit sur Naples.

Le capitaine consulta le vent, regarda le nord, échangea quelques mots à voix basse avec le pilote, et répondit :

– On fera ce que l'on pourra, Excellence.

– Comment ! on fera ce que l'on pourra, cher ami ? Il me semble qu'il y a là-dessous un sens caché.

– Dame ! fit le capitaine.

– Voyons, voyons, expliquons-nous tout de suite.

– Oh ! l'explication sera courte, Excellence.

– Abordons-la franchement, alors.

– Eh bien, le vieux ainsi qu'on appelait le pilote – le vieux dit que le temps va changer et que nous aurons le vent contraire pour sortir du détroit.

Nous étions à l'ancre, en face de San-Giovanni.

– Ah ! diable ! fis-je, le temps va changer, et nous aurons le vent contraire ; est-ce bien sûr, capitaine ?

– C'est bien sûr, oui, Excellence.

– Et, lorsque ce vent souffle, capitaine, a-t-il la mauvaise habitude de souffler longtemps ?

– Plus ou moins.

– Quel est son moins ?

– Trois ou quatre jours.

– Et son plus ?

– Huit ou dix.

– Et, quand il souffle, impossible de sortir du détroit ?

– Impossible.

– Et à quelle heure le vent soufflera-t-il ?

– Eh ! vieux ? dit le capitaine.

– Présent ! dit Nunzio en se levant derrière la cabine.

– Son Excellence demande pour quelle heure le vent ?

Nunzio se retourna, consulta jusqu'au plus petit nuage du ciel, et, se retournant vers nous :

– Capitaine, dit-il, ce sera pour ce soir entre huit et neuf heures, un instant après que le soleil sera couché.

– Ce sera pour ce soir, entre huit et neuf, un instant après que le soleil sera couché, répéta le capitaine avec la même assurance que si c'eût été Mathieu Laensberg ou Nostradamus qui lui eût répondu.

– Mais alors, demandai-je au capitaine, ne pourrait-on sortir tout de suite ? Nous nous trouverions alors en pleine mer, et pourvu que nous arrivions au Pizzo, c'est tout ce que je demande...

– Si vous le voulez absolument, répondit le pilote, on tachera.

– Eh bien, mon cher Nunzio tâchez donc, alors.

– Allons, allons, dit le capitaine, on part... Chacun son poste !

Empruntons à mon journal de voyage les détails qui vont suivre ; il y a tantôt vingt ans que les choses racontées à cette heure par moi se sont passées. J'aurais oublié peut-être ; mon journal, au contraire, a une mémoire inflexible et se souvient du plus petit détail :

« En un instant, sur l'ordre du capitaine et sans faire une seule observation, tout le monde fut à la besogne : l'ancre fut levée et le bâtiment, tournant lentement son beaupré vers le cap Pelore, commença de se mouvoir sous l'effort de quatre avirons ; quant aux voiles, il n'y fallait pas songer, pas un souffle de vent ne traversait l'espace...

« Comme cette disposition atmosphérique me portait naturellement au sommeil, et que j'avais si longtemps vu et si souvent revu le double rivage de la Sicile et de la Calabre, que je n'avais plus grande curiosité pour l'un ni pour l'autre, je laissai Jadin fumant sa pipe sur le pont, et j'allai me coucher.

« Je dormais depuis trois ou quatre heures, à peu près, et, tout en dormant, je sentais instinctivement qu'il se passait autour de moi quelque chose d'étrange, lorsque, enfin, je fus complètement réveillé par le bruit des matelots courant au-dessus de ma tête, et par le cri bien connu de Burrasca !

« Burrasca ! J'essayai de me mettre sur mes genoux, ce qui ne me fut pas chose facile, relativement au mouvement d'oscillation imprimé au bâtiment ; mais enfin j'y parvins, et, curieux de savoir ce qui se passait, je me traînai jusqu'à la porte de derrière de la cabine, qui donnait sur l'espace réservé au pilote. Je fus bientôt au fait : au moment où je l'ouvrais, une vague, qui demandait à entrer juste au moment où je voulais sortir, m'atteignit en pleine poitrine, et m'envoya à trois pas en arrière, couvert d'eau et d'écume. Je me relevai ; mais il y avait inondation complète dans la cabine. J'appelai Jadin pour qu'il m'aidât à sauver nos lits du déluge.

« Jadin accourut, accompagné du mousse, qui portai une lanterne, tandis que Nunzio, qui avait l'œil à tout, tirait à lui la porte de la cabine, afin qu'une seconde vague ne submergeât point tout à fait notre établissement. Nous roulâmes aussitôt nos matelas, qui heureusement, étant de cuir, n'avaient pas eu le temps de s'imbiber. Nous les plaçâmes sur des tréteaux, afin qu'ils planassent au-dessus des eaux comme l'Esprit du Seigneur ; nous suspendîmes nos draps et nos couvertures aux portemanteaux qui garnissaient les parois intérieures de notre chambre à coucher ; puis, laissant à notre mousse le soin d'éponger les deux pouces de liquide dans lesquels nous barbotions, nous gagnâmes le pont.

« Le vent s'était levé, comme avait dit le pilote, et à l'heure qu'il avait dite ; et, selon sa prédiction encore, ce vent nous était tout à fait contraire.

Néanmoins, comme nous étions parvenus à sortir du détroit, nous étions plus à l'aise, et nous courions des bordées dans l'espérance de gagner un peu de chemin ; mais il résultait de cette manœuvre que les vagues nous battaient en plein travers, et que, de temps en temps, le bâtiment s'inclinait tellement, que le bout de nos vergues trempait dans la mer...

« Nous nous obstinâmes ainsi pendant trois ou quatre heures, et, pendant ces trois ou quatre heures, nos matelots, il faut le dire, n'élevèrent pas une récrimination contre la volonté qui les mettait aux prises avec l'impossibilité même. Enfin, au bout de ce temps, je demandai combien nous avions fait de chemin depuis que nous courions des bordées, et il y avait de cela cinq ou six heures. Le pilote nous répondit tranquillement que nous avions fait demi-lieue. Je m'informai alors combien de temps pourrait durer la bourrasque, et j'appris que, selon toute probabilité, nous en aurions pour trente-six ou quarante heures. En supposant que nous continuassions à conserver sur le vent et la mer le même avantage, nous pouvions faire à peu près huit lieues en deux jours. Le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins le capitaine que, s'il voulait rentrer dans le détroit, nous renoncions momentanément à aller plus loin.

« Cette intention pacifique était à peine formulée par moi que, transmise immédiatement à Nunzio, elle fut à l'instant même connue de tout l'équipage. Le speronare tourna sur lui-même comme par enchantement ; la voile latine et la voile de foc se déployèrent dans l'ombre, et le petit bâtiment, tout tremblant encore de sa lutte, partit vent arrière avec la rapidité d'un cheval de course. Dix minutes après, le mousse vint nous dire que, si nous voulions rentrer dans notre cabine, elle était parfaitement séchée, et que nous y retrouverions nos lits, qui nous attendaient dans le meilleur état possible. Nous ne nous le fîmes pas redire à deux fois, et, tranquilles désormais sur la bourrasque, devant laquelle nous marchions en courrier, nous nous endormîmes au bout de quelques instants.

« Nous nous réveillâmes à l'ancre, juste à l'endroit d'où nous étions partis la veille ; il ne tenait qu'à nous de croire que nous n'avions pas bougé de place, mais que seulement nous avions eu un sommeil un peu agité.

« Comme la prédiction de Nunzio s'était réalisée de point en point, nous nous approchâmes de lui avec une vénération plus grande encore que d'habitude pour lui demander des nouvelles certaines à l'endroit du temps.

Les prévisions n'étaient pas consolantes. à son avis, le temps était complètement dérangé pour huit ou dix jours ; il résultait donc des observations atmosphériques de Nunzio que nous étions cloués à San Giovanni pour une semaine au moins.

« Notre parti fut pris à l'instant même : nous déclarâmes au capitaine que nous donnions huit jours au vent pour se décider à passer du nord au sud-est, et que, si, au bout de ce temps, il ne s'était pas décidé à faire sa saute, nous nous en irions tranquillement par terre à travers plaines et montagnes, notre fusil sur l'épaule, et tantôt à pied, tantôt à mulet ; pendant ce temps, le vent se déciderait probablement à changer de direction, et notre speronare, profitant du premier souffle favorable, nous retrouverait au Pizzo.

« Rien ne met à l'aise le corps et l'âme comme une résolution prise, fût-elle exactement contraire à celle que l'on comptait prendre. à peine la nôtre fut-elle arrêtée, que nous nous occupâmes de nos dispositions locatives. Pour rien au monde je n'aurais voulu remettre le pied à Messine.

Nous décidâmes donc que nous demeurerions sur notre speronare ; en conséquence, on s'occupa de le tirer à l'instant même à terre, afin que nous n'eussions pas à supporter l'ennuyeux clapotage des vagues, qui, dans les mauvais temps, se fait sentir jusqu'au milieu du détroit ; chacun se mit à l'œuvre, et, au bout d'une heure, le speronare, comme une carène antique, était tiré sur le sable du rivage étayé à droite et à gauche par deux énormes pieux, et orné à son bâbord d'une échelle à l'aide de laquelle on communiquait de son pont à la terre ferme. En outre, une tente fut établie à l'arrière du grand mat, afin que nous pussions nous promener, lire et travailler à l'abri du soleil et de la pluie ; moyennant ces petites préparations, nous nous trouvâmes avoir une demeure infiniment plus confortable que ne l'eût été la meilleure auberge de San-Giovanni.

« Au reste, le temps que nous avions à passer ainsi ne devait point être perdu. Jadin avait ses croquis à repasser et moi, j'avais arrêté le plan de mon drame de Paul John, dont ne me restait plus que quelques caractères à mettre en relief quelques scènes à compléter. Je résolus donc de profit de cette espèce de quarantaine pour accomplir ce travail, qui devait recevoir à Naples sa dernière touche, et dès le soir même, je me mis à l'œuvre. » Voilà ce que je trouve sur mon journal de voyage, et ce que je transcris ici pour servir à l'histoire du drame et du roman du Capitaine Paul, si jamais il prend à quelque académicien désœuvré l'idée d'écrire, cent ans après ma mort, des commentaires sur le drame ou le roman du Capitaine Paul.

Mais nous n'en sommes encore qu'au drame ; le roman viendra après.

C'est donc à bord d'un de ces petits bâtiments – hirondelles de mer, qui rasent les flots de l'archipel sicilien – sur les rivages de la Calabre, à vingt pas de San-Giovanni, à une lieue et demie de Messine, à trois lieues de Scylla, en vue de ce fameux gouffre de Charybde qui a tant tourmenté énée et son équipage – que le drame du Capitaine Paul fut écrit, en huit jours, ou plutôt en huit nuits.

Un mois après, je le lisais à Naples – près du berceau d'un enfant qui venait de naître – à Duprez, à Ruolz et à madame Malibran.

L'auditoire me promit un énorme succès.

L'enfant qui était au berceau et qui dormait au bruit de ma voix comme au murmure berceur des chants de sa mère, était cette charmante Caroline qui est aujourd'hui une de nos premières cantatrices.

à cette époque, elle s'appelait Lili ; et c'est encore aujourd'hui, pour les vieux et fidèles amis de Duprez, le seul nom qu'elle porte.

Troisième phase. – Déception.

Je revins en France vers le commencement de l'année 1836 : mon drame du Capitaine Paul était complètement achevé et prêt à être lu.

Avant que je fusse à Paris, Harel savait que je ne revenais pas seul.

La dernière pièce que j'avais donnée au théâtre de la Porte-Saint-Martin était Don Juan el Marana, que l'on s'est obstiné à appeler Don Juan de Marana.

Don Juan avait réussi ; mais Don Juan portait avec lui pour Harel du moins, la tache du péché originel.

Don Juan n'avait pas de rôle pour mademoiselle George.

Harel, sous ce rapport, était non pas l'aveuglement, mais le dévouement incarné ; – pendant tout le temps qu'il fut directeur, son théâtre demeura un piédestal pour la grande artiste, à laquelle il avait voué un culte.

Auteurs, acteurs, tout lui était sacrifié ; si la divinité splendide qu'il adorait eût eu pour ses prêtres les exigences de la mère Cybèle, Harel eût rendu un décret pareil à celui qui régissait les corybantes.

Heureusement que George était une bonne déesse dans toute la force du terme, et qu'il ne lui passa jamais par l'esprit d'user de son pouvoir dans toute sa rigueur.

à peine Harel sut-il donc que je revenais avec un drame et que, dans ce drame, il y avait un rôle pour George, qu'il accourut à la maison.

– Eh bien, me dit-il, tout en découvrant la Méditerranée, – c'est de lui le mot, rendons à César ce qui appartient à César ! – nous avons donc pensé à notre grande artiste ?

– Vous voulez parler du Capitaine Paul ?

– Je veux parler de la pièce que vous avez faite... Vous avez fait une pièce, n'est-ce pas ?

– Oui, j'ai fait une pièce, c'est vrai.

– Eh bien, voilà tout... Vous avez fait une pièce : jouons-la.

– Bon !... pour qu'il lui arrive ce qui est arrivé à Don Juan.

Harel prit une énorme prise : c'était son moyen d'attente, chaque fois qu'un moment d'embarras l'empêchait de répondre à l'instant même.

– Don Juan, dit-il, Don Juan... certainement, c'était un bel ouvrage ; mais, mon cher, voyez-vous, il y avait des vers.

– Pas beaucoup.

– C'est vrai... Eh bien, si peu qu'il y en avait, ils ont fait du tort à l'ouvrage...

Le Capitaine Paul n'est pas en vers, n'est-ce pas ?

– Non ; tranquillisez-vous.

– Il y a un rôle... pour George... m'a-t-on...

– Oui ; mais probablement qu'elle n'en voudra pas.

– De vous, mon ami, elle le prendra les yeux fermés. Et pourquoi n'en voudrait-elle pas ?

– Pour deux raisons.

– Dites.

– La première, parce que c'est un rôle de mère.

– Elle ne joue que cela ! Voyons la seconde raison.

– La seconde, parce qu'elle a un fils.

– Après ?

– Et qu'elle ne voudra jamais être la mère de Bocage.

– Bah ! elle a bien été la mère de Frédérick.

– Oui ; mais le rôle de Gennaro n'avait pas l'importance du rôle du Capitaine Paul ; elle dira que la pièce n'est point à elle.

– Bon ! et la Tour de Nesle ! la pièce était à elle peut-être ! elle l'a jouée hier pour la quatre cent vingtième fois. à quand la lecture ?

– Vous le voulez, Harel ?

– Je vous apporte un traité : mille francs de prime, dix pour cent de droits, soixante francs de billets ; tenez, vous n'avez plus qu'à signer.

– Merci. Harel : nous lisons demain, mais sans traité.

– Nous lisons demain ?

– Oui.

– Qui voulez-vous à la lecture ?

– Mais vous, George et Bocage, voilà tout.

– à quelle heure ?

– à une heure.

– Est-ce long ?

– Trois heures de représentation.

– C'est la bonne mesure, on peut jouer trois actes avec cela.

– Et même cinq.

– Hum ! hum !

– Vous en avez bien joué sept avec la Tour de Nesle.

– C'était dans les jours néfastes ; mais ces jours-la sont passés, Dieu merci !

– Vous êtes toujours chef de bataillon dans la garde nationale ?

– Toujours.

– Je ne m'étonne plus de la tranquillité de Paris. à demain.

– à demain.

Le lendemain, à une heure, nous étions dans le boudoir de George ; George toujours belle et couchée dans ses fourrures, Bocage toujours blagueur, Harel toujours spirituel.

– Eh bien, me dit Bocage, vous voilà donc, vous ?

– Oui, me voilà.

– Qu'est-ce qu'on me dit ? on me dit que vous avez découvert la Méditerranée ?

– On a bien fait de vous le dire, mon ami ; vous n'auriez pas trouvé cela tout seul.

– Et, à ce qu'il paraît, vous avez fait un rôle pour George ?

– J'ai fait une pièce pour moi.

– Comment, pour vous ?

– Ce qui veut dire qu'elle ne sera probablement pas du goût de tout le monde.

– Pourvu qu'elle soit du goût du public.

– Vous savez que ce n'est pas toujours une raison pour qu'elle soit bonne.

– Enfin, nous allons voir.

– Lisons, lisons, dit Harel.

La place me portait malheur. C'était à la même place que j'avais lu Antony à Crosnier.

Après le premier acte, qui est assez brillant et tout entier au Capitaine Paul, Bocage s'était frotté les mains et s'était écrié :

– Eh bien, le voyageur, il n'est donc pas encore si usé qu'on le dit ?

Ainsi, voyez, chers lecteurs, en 1836, il y a juste vingt-cinq ans de cela, on disait déjà que j'étais usé.

Mais, dès ce premier acte, tout au contraire, George avait commencé de s'assombrir.

– Mon cher Harel, dis-je en souriant, je crois que le baromètre est à la pluie.

– Il faudra voir, dit Harel, il faudra voir. On ne peut pas juger d'après un premier acte.

Comme je l'avais prévu, le baromètre passa de la pluie à l'averse, de l'averse à l'orage, et de l'orage à la tempête.

Le pauvre Harel était au supplice : il entassait prises sur prises.

Au troisième acte, il sonna pour qu'on lui remplît sa tabatière.

George ne soufflait pas le mot.

Bocage commença à me trouver plus usé que le public n'avait dit.

La lecture finit au milieu de la consternation générale.

– Eh bien, fis-je à Harel, je vous l'avais bien dit.

– Le fait est, mon cher, dit Harel en se bourrant le nez de tabac, le fait est que, cette fois, là, franchement, il faut vous dire ces choses-là en ami, je crois que vous vous êtes trompé.

– C'est l'avis de George surtout ; n'est-ce pas, George ?

– Moi... vous savez bien que je n'ai pas d'avis. Je suis engagée au théâtre de M. Harel ; je joue les rôles qu'on me distribue.

– Pauvre victime ! Eh bien, rassurez-vous, ma chère George, vous ne jouerez pas celui-là.

– Cependant je ne dis pas qu'en faisant quelques corrections...

– En coupant le rôle du capitaine Paul, par exemple ?

– Allons, bien, voilà que vous pensez que je ne veux pas jouer le rôle à cause de M. Bocage.

– Vous ne voulez pas jouer le rôle parce qu'il ne vous convient pas, chère amie, voilà tout. J'ai prévenu Harel ; c'est lui qui s'est entêté, prenez-vous-en à lui. Seulement vous savez, Harel...

– Quoi, cher ami ?

– Notre lecture reste entre nous ; la pièce ne vous convient pas, elle peut convenir à un voisin.

– Comment donc ! c'est faire...

Et, tout en portant son pouce et son index à son nez pour absorber une dernière prise de tabac, Harel appuya la main sur son cœur.

Je roulai mon manuscrit, j'embrassai George.

– Sans rancune, chère, lui dis-je.

– Oh ! me répondit George, vous savez bien que ce n'est point de cela que je vous en veux.

– Je m'en vais avec vous, dit Bocage.

– Non, non, restez, cher ami ; je crois que vous êtes en froid avec votre directeur et votre directrice, c'est une occasion de vous raccommoder.

Et je sortis.

Le lendemain, la première personne que je rencontrai me dit :

– Vous voilà donc revenu, vous ?

– Sans doute.

– Oui, oui, oui, j'ai lu cela ce matin dans le journal.

– Comment ! le journal a eu la bonté d'annoncer mon retour en France ?

– Indirectement.

– Ah !

– Oui... à propos d'une pièce que vous avez lue à la Porte-Saint-Martin.

– Et qui a été refusée ?

– Le journal a dit cela ; mais je suppose que ce n'est pas vrai ?

– Hélas ! mon cher, c'est la vérité pure.

– Mais qui donc a fait mettre cela dans les journaux ?

– Personne.

– Comment, personne ?

– Mon cher, ces choses-là se trouvent toutes composées ; le metteur en pages les rencontre sur le marbre et les insère par erreur.

L'erreur faite, il en est désespéré mais que voulez-vous ?

– Ah ! n'importe, c'est bien malveillant. – Ah ! cher ami que vous avez d'ennemis !

Et la première personne s'éloigna en levant les bras au ciel.

Pendant huit jours, ce fut la même gamme.

Il va sans dire qu'après ce concert de plaintes funèbres, qu'après tous ces discours prononcés sur la tombe de l'auteur d'Henri III et d'Antony, aucun directeur n'eut l'idée de demander à jouer le Capitaine Paul.

Pauvre Capitaine Paul ! il était regardé comme un posthume !

Quatrième phase. – Transformation.

Cependant, vers 1835, je crois, la Presse s'était fondée, et j'y avais inventé le roman-feuilleton.

Il est vrai que l'essai n'avait pas été heureux. Girardin ne m'avait livré qu'un feuilleton hebdomadaire et j'avais débuté par la Comtesse de Salisbury, qui n'est pas une de mes meilleures choses.

En feuilleton quotidien, le roman eût pu se soutenir.

En feuilleton hebdomadaire, il ne fit aucun effet.

Mais les autres journaux n'en adoptèrent pas moins ce nouveau mode de publication.

Le Siècle m'envoya Desnoyers.

Louis Desnoyers est un de mes plus vieux camarades. Nous avions fait de l'opposition littéraire et politique ensemble dès 1827. Nous avions fondé, avec Vaillant – je ne sais ce qu'il est devenu – et Dovalle, qui a été tué en duel, un journal intitulé le Sylphe ; on oublia ce titre pour l'appeler le Journal rose, attendu qu'il était imprimé sur papier rose ; sa couleur lui avait valu de nombreux abonnements de femmes.

à quoi tient le succès !

La révolution de Juillet tua le Journal rose ! Mira tua Dovalle. J'étais vice-président de la commission des récompenses nationales : je fis Vaillant sous-officier et l'envoyai en Afrique, où les Arabes, selon toute probabilité, ont tué Vaillant.

Il y avait bien longtemps que nous ne nous étions vus, Desnoyers et moi.

D'abord, j'arrivais d'un long voyage ; puis les gens qui ont beaucoup à faire ne se voient pas.

Le Siècle ne pouvait donc choisir un ambassadeur qui me fût plus sympathique. Aussi, depuis vingt ans, est-il accrédité près de moi.

Il fut convenu que je donnerais au Siècle un roman en deux volumes.

Connu comme auteur dramatique, je l'étais très peu comme romancier.

Au théâtre, j'avais donné Henri III, Christine, Antony, la Tour de Nesle, Teresa, Richard Darlington, Don Juan el Marana, Angèle et Catherine Howard, je crois.

En librairie, j'avais publié seulement mes Impressions de voyage en Suisse, mes Scènes historiques du temps de Charles VI, la Rose rouge et quelques feuilletons de la Comtesse de Salisbury.

Le Siècle était un journal à trente mille abonnés.

Il s'agissait d'y avoir un succès.

Je signai mon traité avec le Siècle, me réservant le choix du sujet, m'engageant seulement à ce que le roman n'eût pas plus de deux volumes.

Seulement le Siècle était pressé.

Je promis de lui donner les deux volumes dans un mois.

Desnoyers alla porter mon engagement au Siècle.

Je voulais en avoir le cœur net. Je prétendais à part moi qu'il y avait un succès dramatique dans le Capitaine Paul ; il devait, par conséquent, y avoir un succès littéraire.

Tout roman ne peut pas faire un drame, mais tout drame peut faire un roman.

Les beaux romans qu'on eût faits avec Hamlet, avec Othello, avec Roméo et Juliette, si Shakespeare n'en avait pas fait trois magnifiques drames !

Je me mis donc à étudier la marine avec mon ami Garnerey le peintre ; Garnerey, qui a eu depuis un si beau succès en publiant ses Pontons.

Garnerey se chargea, en outre, de revoir mes épreuves.

Au bout du mois, le drame en cinq actes était devenu un roman en deux volumes.

Maintenant, disons comment le drame reparut à son tour sur l'océan littéraire, et comment le Capitaine Paul fit son chemin, quoiqu'il montât une humble péniche, nommée le Panthéon, au lieu de monter cette frégate de soixante-quatorze que l'on appelait la Porte-Saint-Martin.

Cinquième phase. – Résurrection.

Mon drame refusé par Harel, je l'avais porté à mon ami Porcher.

Je n'ai pas besoin de vous dire ce que c'est que mon ami Porcher, chers lecteurs ; si vous me connaissez, vous le connaissez ; si vous ne le connaissez pas, ouvrez mes Mémoires, année 1836, et vous ferez connaissance avec lui.

Je lui avais dit :

– Mon cher Porcher, gardez-moi ce drame-là ; Harel n'en veut pas : mademoiselle George n'en veut pas, Bocage n'en veut pas mais d'autres en voudront.

Porcher secoua la tête.

Porcher ne pouvait pas croire que trois sommités comme Harel, George et Bocage se trompassent.

Il aimait naturellement mieux croire que c'était moi qui me trompais.

N'importe ! comme le Capitaine Paul ne tenait pas grande place et ne coûtait pas cher à nourrir, il plia proprement les cinq actes les uns contre les autres et les mit dans son armoire.

Ils y sommeillaient bien tranquillement depuis cinq mois lorsque le Siècle annonça le Capitaine Paul, roman en deux volumes, par Alexandre Dumas.

La première fois que je revis Porcher.

– à propos, me dit-il, faut-il que je vous renvoie votre Capitaine Paul ?

– Pourquoi cela, Porcher ?

– Ne paraît-il pas dans le Siècle ?

– En roman, Porcher, pas en drame.

– C'est que, lorsqu'il aura paru en roman il sera bien plus difficile à placer encore que lorsqu'il était inédit.

Pauvre Capitaine Paul ! voyez dans quelle situation fâcheuse il était.

– Difficile à placer ! au contraire, dis-je à Porcher, cela le fera connaître.

Porcher secoua la tête.

– Porcher, écoutez bien ce que vous dit Nostradamus. Il y aura une époque où les libraires ne voudront éditer que des livres déjà publiés dans les journaux. Et où les directeurs ne voudront jouer que des drames tirés de romans.

Porcher secoua une seconde fois la tête, mais bien plus fort que la première fois.

Je quittai Porcher.

Le Capitaine Paul inaugura au Siècle, la série de succès que nous obtînmes depuis avec le Chevalier d'Harmental, les Trois Mousquetaires, Vingt ans après et le Vicomte de Bragelonne.

Succès si grands, que le Siècle, jugeant que je n'en aurais plus jamais de pareils, alla, après la publication de Vingt ans après, porter à Scribe un traité, où la somme était restée en blanc.

Scribe se contenta de demander, par volume, deux mille francs de plus que moi.

Perrée trouva la prétention si modeste, qu'il signa à l'instant même.

Scribe publia Piquillo Alliaga.

Revenons au Capitaine Paul.

Malgré le succès du Capitaine Paul en roman, les directeurs ne mordaient pas au drame.

Porcher triomphait.

Chaque fois que je rencontrais Porcher :

– Eh bien, disait-il, le Capitaine Paul ?

– Attendez, lui disais-je.

– Vous voyez bien que j'attends, me répondait-il.

En 1838, une grande douleur me fit quitter Paris et chercher la solitude aux bords du Rhin.

J'étais à Francfort, je reçus une lettre d'un de mes amis, qui m'écrivait :

« Mon cher Dumas,

« On vient de jouer votre Capitaine Paul au Panthéon ; est-ce de votre consentement ?

« Si c'est de votre consentement, comment l'avez-vous donné ?

« Si ce n'est pas de votre consentement... comment le souffrez-vous ?

« Un mot et je me charge d'arrêter ce scandale.

« à vous.

« J. D.

« On ajoute que, comme personne ne veut croire que la pièce soit de vous, le manuscrit original est exposé dans le foyer. »

Je ne répondis même pas.

Que m'importait le Capitaine Paul, mon Dieu ! Que m'importait la hiérarchie théâtrale : Panthéon ou Comédie-Française !

Il en résulta que le Capitaine Paul continua le cours de ses représentations sans être inquiété le moins du monde, et que mes amis éplorés levèrent en chœur les bras au ciel en disant :

– Pauvre Dumas ! il en est réduit à faire jouer ses pièces au Panthéon.

Je puis dire que, s'il y a un homme qui fut plaint hautement, c'est moi.

J'étais plus qu'usé, j'étais passé ; j'étais plus que passé, j'étais trépassé.

Personne n'avait songé à me plaindre pour l'irréparable perte que j'avais faite.

J'avais perdu ma mère.

Tout le monde me plaignait parce que ma pièce avait été jouée au Panthéon.

O mon Dieu ! quel admirable caractère vous m'avez donné, que je ne suis pas devenu plus misanthrope que le misanthrope, plus Alceste qu'Alceste, plus Timon que Timon !

Je revins à Paris.

On ne jouait plus le Capitaine Paul. Il avait eu quelque chose comme soixante représentations.

Mais on en parlait toujours.

Jamais la littérature contemporaine n'avait eu le cœur si pitoyable.

Porcher me croyait furieux contre lui.

Enfin il se décida à venir me voir.

Je le reçus comme d'habitude, le cœur, la main et le visage ouverts.

– Vous n'êtes donc point fâché contre moi ? dit-il.

– Pourquoi cela, Porcher ?

– Mais à cause du Capitaine Paul.

Je haussai les épaules.

– Je vais vous expliquer cela, me dit Porcher.

– Quoi ?

– Comment la pièce a été jouée au Panthéon ?

– Inutile.

– Si fait.

– Vous y tenez ?

– Oui, mon cher : une bonne action que vous faisiez sans vous en douter.

– Tant mieux, Porcher ! Dieu me tiendra peut-être compte de celle-là.

– Vous savez que c'est Théodore Nezel qui est directeur du Panthéon ?

– Votre gendre ?

– Oui.

– Je ne le savais pas.

– Eh bien, le théâtre ne faisait pas d'argent ; mon gendre ne savait où donner de la tête ; je lui ai dit : Ma foi, tiens, Nezel, j'ai là une pièce de Dumas, essayes-en. – Mais Dumas ? – Quand Dumas saura que sa pièce a peut-être sauvé une famille, il sera le premier à me dire que j'ai bien fait. – Cependant, si on lui écrivait ? – Cela prendrait du temps, et tu dis que tu es pressé. d'ailleurs je ne sais pas où il est. – Vous répondez de tout ? – Je réponds de tout. » Alors Nezel a emporté la pièce ; elle a été bien montée, bien jouée ; elle a eu un énorme succès ; enfin elle a donné vingt mille francs de bénéfice au Panthéon, ce qui est énorme.

– Et elle a tiré votre gendre d'affaire, mon cher Porcher ?

– Momentanément, oui.

– Béni soit le Capitaine Paul !

Et je tendis la main à Porcher.

– Eh ! je le savais bien, moi, dit-il tout joyeux.

– Que saviez-vous bien, mon cher Porcher ?

– Que vous ne m'en voudriez pas.

J'embrassai Porcher pour le rassurer plus complètement encore.

Sixième phase. – Réhabilitation.

Trois ans après, vers le mois de septembre 1841, dans un des voyages que je faisais de Florence à Paris, mon domestique me fit passer une carte. Je jetai les yeux sur cette carte et je lus : « Charlet, artiste dramatique. » – Faites entrer, dis-je à mon domestique.

Cinq secondes après, la porte se rouvrit et donna passage à un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans. Je dis beau, car, en effet, il était beau dans toute l'acception du mot.

Il était de taille moyenne, mais parfaitement bien prise ; il avait d'admirables cheveux noirs, des dents blanches comme l'émail, des yeux de femme, une voix si douce, que c'était un chant.

– Monsieur Dumas, me dit-il, je viens vous demander deux choses.

– Lesquelles, monsieur ?

– La première, c'est que vous me permettiez de débuter à la Porte-Saint-Martin dans le Capitaine Paul.

– Accordé.

Ce n'était plus Harel qui était directeur.

– Et la seconde ?

– La seconde, c'est que vous vouliez bien être mon parrain.

– Comment ! vous n'êtes pas encore baptisé ?

– Dramatiquement parlant, non, j'ai joué à la banlieue sous le nom de Charlet ; mais c'est un nom qui représente une si grande illustration en peinture, que je ne puis le garder au théâtre. J'ai déjà ma pièce de début, grâce à vous ; que, grâce à vous, j'aie aussi mon nom de début.

J'avais mon Shakespeare ouvert devant moi ; je lisais, ou plutôt je relisais, pour la dixième fois, Richard III. Mon regard tomba sur le nom de Clarence.

– Monsieur, lui dis-je, il vous faut un nom distingué comme votre figure, doux et harmonieux comme votre voix : au nom de Shakespeare, je vous baptise du nom de Clarence.

Le Capitaine Paul, repris au théâtre de la Porte-Saint-Martin sous le nom de Paul le Corsaire, fut joué quarante fois avec un énorme succès.

Clarence y débuta et y fit justement sa réputation.

Parti de la Porte-Saint-Martin, le Capitaine Paul faisait retour à la Porte Saint-Martin.

Comme le lièvre, il revenait à son lancer.

Voilà, chers lecteurs, l'histoire véridique du Capitaine Paul, comme drame et comme roman ; vous voyez donc que j'avais bien raison de dire :

...Habent sua fata libelli !

A. D.

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