Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXXIX
La tête et le poing.

La nuit tomba sur Montiel ; nuit sombre et froide, qui enveloppait dans un linceul humide les formes et les couleurs.
A huit heures et demie, la trompette donna le signal, et l'on vit des flambeaux descendre processionnellement le chemin escarpé, rocailleux qui aboutissait à la porte principale.
Les soldats, les officiers, apparurent un à un, faisant leur soumission, et reçus avec bienveillance par le connétable et les capitaines chrétiens qui, debout près du retranchement, surveillaient la sortie des hommes et des bagages.
Tout à coup une idée vint à Musaron ; il s'approcha de son maître et lui dit à l'oreille :
- Ce More maudit a des trésors ; il est capable de les jeter dans quelque précipice pour que nous n'en profitions pas. Je m'en vais faire le tour de la place, moi qui vois clair la nuit comme les chats, et qui ne prends pas un plaisir très grand à voir défiler ces pleutres d'Espagnols prisonniers.
- Va, dit Agénor ; il y a un trésor que Mothril ne jettera pas dans les précipices, et qui est mon plus précieux trésor à moi ! Celui-là je le guette à cette porte, et je le prends aussitôt qu'il se présentera.
- Eh ! eh ! fit avec un air de doute sinistre Musaron, qui se glissa dans les bruyères du fossé, et disparut.
Les soldats défilaient toujours ; la cavalerie vint ensuite. Deux cents chevaux mettent un long temps à descendre un à un des chemins comme celui de Montiel.
L'impatience dévorait le coeur de Mauléon. Un pressentiment fatal traversait sa tête comme un fer aigu.
- Fou que je suis, se disait-il, Mothril a ma parole ; il sait que sa vie est assurée ; il sait que le moindre malheur arrivé à cette jeune fille l'exposerait aux plus horribles tourments. Puis Aïssa, qui aura vu ma bannière, doit avoir pris ses précautions... Elle va paraître : je vais la voir... j'étais fou...
Soudain, la main de Musaron s'appuya sur l'épaule d'Agénor.
- Monsieur, dit-il tout bas, venez vite...
- Qu'y a-t-il ? comme tu es ému !
- Monsieur, venez, au nom du ciel. Ce que j'avais prévu arrive. Le More déménage par une fenêtre.
- Eh ! que m'importe ?
- J'ai peur qu'il ne vous importe beaucoup... les objets qu'on fait descendre m'ont tout l'air d'objets vivants.
- Il faut donner l'alarme...
- Gardez-vous-en bien... Le More, si c'est lui, se défendra ; il tuera quelqu'un ; les soldats sont brutaux et ne sont pas amoureux : ils n'épargneront rien. Faisons nos affaires nous-mêmes.
- Tu es fou, Musaron, tu vas, pour quelques misérables coffres, me faire perdre le premier regard d'Aïssa.
- Je vais tout seul, dit Musaron impatienté ; si l'on me tue, ce sera de votre faute.
Agénor ne répondit pas. Il se détacha sans affectation du groupe des capitaines, et gagna le retranchement.
- Vite, vite, lui cria alors l'écuyer, tâchons d'arriver à temps...
Agénor doubla le pas. Mais rien n'était plus difficile que cette course dans les lianes, les ronces et les arbrisseaux.
- Voyez-vous ? dit Musaron en montrant à son maître une forme blanche qui glissait le long du mur noir au fond du ravin.
Agénor poussa un cri.
- Est-ce toi, Agénor ? répondit une douce voix.
- Eh bien ! monsieur, qu'en dites-vous ? fit Musaron.
- Oh ! cria Mauléon, courons vite au bord du ravin, surprenons-les.
- Agénor ! répéta la voix d'Aïssa, que Mothril essayait de forcer au silence par d'énergiques exhortations faites à voix basse.
- Couchons-nous, monsieur, sur le revêtement, ne parlons pas, ne nous montrons pas !
- Mais ils fuient par là !
- Oh ! nous rattraperons toujours bien une jeune fille, surtout quand cette jeune fille ne demande qu'à être rattrapée, couchons-nous, vous dis-je, mon cher maître.
Cependant Mothril avait écouté, comme le tigre écoute au sortir de la caverne, alors qu'il emporte sa proie entre ses dents.
Il n'entendit plus rien, reprit courage, et gravit d'un pas agile le talus du fossé profond.
D'une main il tenait Aïssa et l'enlevait, de l'autre il s'accrochait aux arbres et aux racines.
Il atteignit la crête et reprit haleine.
Alors Agénor se leva et cria :
- Aïssa ! Aïssa !
- J'étais sûre que c'était lui, répondit la jeune fille.
- Le chrétien ! hurla Mothril avec rage.
- Mais Agénor est par là, allons par là, dit Aïssa, essayant de se dégager des bras de Mothril pour courir à son amant.
Pour toute réponse Mothril l'étreignit plus fortement, et l'entraîna du côté où il avait vu le cheval de don Pedro.
Agénor courait, mais trébuchait à chaque pas, et Mothril gagnait du terrain, et se rapprochait de l'un des chevaux.
- Par ici ! par ici ! criait toujours Aïssa ; viens, Mauléon, viens !
- Si tu dis un mot tu es morte ! articula Mothril à son oreille ; veux-tu attirer tout le monde de ce côté avec tes cris stupides ? Veux-tu que ton amant ne puisse plus venir nous retrouver ?
Aïssa se tut. Mothril trouva le cheval, le saisit à la crinière, sauta en selle, et jeta devant lui la jeune fille, puis il partit au galop. C'était le cheval d'un des officiers pris avec don Pedro.
Mauléon entendit le galop du cheval, et poussa un rugissement de colère.
- Il fuit ! il fuit ! Aïssa ! Aïssa ! réponds !
- Me voici ! me voici ! dit la jeune fille ; et sa voix se perdit dans l'épaisseur du voile que Mothril appuya sur les lèvres de la jeune fille, au risque de l'étouffer.
Agénor essaya d'une course désespérée ; il tomba sur les genoux, épuisé, sans haleine.
- Oh ! Dieu n'est pas juste, murmura-t-il.
- Monsieur ! monsieur ! voici un cheval, cria Musaron ; du courage ! venez, je le tiens.
Agénor bondit de joie ; il retrouva des forces, et son pied se posa sur l'étrier que lui tenait Musaron.
Il partit comme un éclair sur les traces de Mothril. Son cheval se trouvait être ce merveilleux coursier aux taches de feu qui n'avait pas son pareil dans l'Andalousie ; en sorte que dévorant l'espace, Agénor se rapprochait de Mothril, et criait à Aïssa :
- Du courage ! me voici !
Mothril labourait avec un poignard les flancs de son cheval, qui hennissait de douleur.
- Rends-la moi ! je ne te ferai rien, dit Agénor au More. Par le Dieu vivant ! je te laisserai fuir.
Le More répondit par un rire dédaigneux.
- Aïssa ! Aïssa ! laisse-toi glisser hors de ses bras, Aïssa !
La jeune fille suffoquait et poussait des hurlements de désespoir sous la robuste main qui l'étouffait.
Enfin Mothril sentit sur son dos l'haleine brûlante du cheval de don Pedro ; Agénor put saisir la robe de sa maîtresse et l'attirer violemment à lui.
- Rends-la moi, dit-il au Sarrasin, ou je te tue !
- Lâche-la, chrétien, ou tu es mort !
Agénor roula son poignet autour de la robe de laine blanche, et leva son épée sur Mothril ; celui-ci, d'un coup de poignard lancé obliquement, abattit la main droite d'Agénor.
Cette main resta cramponnée à l'étoffe, et Agénor proféra un cri tellement déchirant que Musaron l'entendit au loin et en hurla de rage.
Mothril crut qu'il pourrait fuir ; mais ce n'était plus Agénor qui poursuivait : c'était le cheval animé à la course.
D'ailleurs, la rage avait doublé les forces du jeune homme ; son épée se leva encore une fois, et si Mothril n'eût fait bondir de côté son cheval, c'était fait de lui.
- Rends-la moi, Sarrasin, dit Agénor d'une voix affaiblie ; tu vois bien que je te tuerai ; rends-la moi, je l'aime !
- Et moi aussi je l'aime ! répliqua Mothril en piquant de nouveau son cheval.
Une voix, celle de Musaron, vint percer les ténèbres. L'honnête écuyer avait trouvé le troisième cheval, il avait coupé à travers ronces et pierres et venait au secours de son maître.
- Me voici ; du courage, monsieur, cria-t-il.
Mothril se retourna et se sentit perdu.
- Tu veux cette jeune fille ? dit-il...
- Oui, je la veux, et je l'aurai !
- Eh bien ! prends-la donc.
Le nom d'Agénor, suivi d'un râle étouffé, sortit du voile, et quelque chose de pesant vint rouler sous les pieds du cheval d'Agénor avec l'écharpe blanche aux longs plis ondoyants.
Mauléon se jeta en bas pour saisir ce que Mothril lui abandonnait... Il s'agenouilla pour embrasser ce voile qui renfermait sa maîtresse.
Mais sitôt qu'il eut vu, il demeura sur la terre évanoui, inanimé.
Lorsque l'aube vint jeter sa blafarde lueur sur cette horrible scène, on eût pu voir le chevalier pâle comme un spectre appuyer ses lèvres sur les lèvres froides et violettes d'une tête coupée que le More lui avait jetée.
A trois pas, Musaron pleurait. Le fidèle serviteur avait trouvé moyen de panser la plaie de son maître pendant son long évanouissement : il l'avait sauvé malgré lui.
A trente pas gisait Mothril, les tempes traversées par la flèche sûre et mortelle du brave écuyer, et tenant encore sous son bras le cadavre mutilé d'Aïssa.
Mort il souriait dans son triomphe.
Deux chevaux erraient ça et là parmi les herbes.

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