Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXXVII
Ce que l'on voyait dans la tente du Bègue de Vilaine.

Le roi don Henri, après avoir quitté Agénor et lui avoir donné la grâce de Mothril, s'essuya le visage et dit au connétable :
- Mon ami, le coeur me bat bien fort. Je vais voir dans l'humiliation celui que je hais mortellement ; c'est une joie mêlée d'amertume, et je ne m'explique pas ce mélange en ce moment.
- Cela prouve, sire, dit le connétable, que le coeur de Votre Majesté est noble et grand ; sans cela il ne contiendrait autre chose que la joie du triomphe.
- Il est bizarre, ajouta le roi, que je n'entre dans cette tente qu'avec défiance, et, je le répète, le coeur serré... Comment est-il ?..
- Sire, il est assis sur un escabeau, il tient sa tête plongée dans ses deux mains. Il paraît abattu.
Henri de Transtamare fit un signe de la main et chacun s'éloigna.
- Connétable, dit-il tout bas, un dernier conseil, je vous prie. Je veux épargner sa vie, mais faut-il que je l'exile, ou que je l'enferme dans une forteresse ?
- Ne me demandez pas de conseil, sire roi, répliqua le connétable ; car je ne saurais vous en donner un. Vous êtes plus sage que moi, et vous êtes en face d'un frère ; Dieu vous inspirera.
- Vos paroles m'ont fixé sans retour, connétable, merci.
Le roi souleva le pan de la toile qui fermait la tente, et il entra.
Don Pedro n'avait pas quitté la posture que Duguesclin avait dépeinte au roi. Son désespoir seulement n'était plus silencieux : il se trahissait au dehors par des exclamations tantôt sourdes, tantôt bruyantes. On eût dit un commencement de folie.
Le pas d'Henri fit lever la tête à don Pedro.
Sitôt qu'il reconnut son vainqueur à sa contenance majestueuse, et à son cimier fait d'un lion d'or, la fureur s'empara de lui.
- Tu viens, dit-il, tu oses venir !
Henri ne répondit pas, et garda son attitude réservée et son silence.
- Je t'ai bien vainement appelé dans la mêlée, continua don Pedro en s'animant par degrés ; mais tu n'as de courage que pour insulter un ennemi vaincu, et même ce moment tu caches ton visage pour que je ne voie pas ta pâleur.
Henri défit lentement les agrafes de son casque, et le posa sur une table. Son visage était pâle en effet, mais ses yeux conservaient une sérénité douce et humaine.
Ce calme exaspéra don Pedro. Il se leva :
- Oui, dit-il, je reconnais le bâtard de mon père, celui qui s'est dit roi de Castille, oubliant qu'il n'y aura pas de roi en Castille tant que je vivrai.
Aux sanglants outrages de son ennemi, Henri essaya d'opposer la patience, mais la colère montait par degrés à son front, et des gouttes de sueur froide commençaient à couler de son visage.
- Prenez garde, dit-il d'une voix tremblante ; vous êtes ici chez moi, ne l'oubliez pas. Je ne vous insulte pas, et vous déshonorez votre naissance par des paroles indignes de nous deux.
- Bâtard ! cria don Pedro, bâtard... bâtard !
- Misérable ! tu veux donc déchaîner ma colère ?
- Oh ! je suis bien tranquille, fit don Pedro en s'approchant avec des yeux enflammés, des lèvres livides ; tu ne laisseras pas aller ta colère plus loin que ne l'exige le soin de ta conservation. Tu as peur...
- Tu mens ! vociféra don Henri hors de toute mesure.
Pour réponse, don Pedro saisit Henri à la gorge, et don Henri étreignit don Pedro de ses deux bras.
- Ah ! disait le vaincu, il nous manquait cette bataille ; tu vas voir qu'elle sera décisive.
Ils luttèrent avec tant d'acharnement que la tente fut ébranlée, que les toiles oscillèrent, et qu'au bruit, le connétable, Le Bègue, et plusieurs officiers accoururent.
Ils furent obligés pour entrer de fendre avec leurs épées les toiles de la tente. Les deux ennemis serrés, enlacés comme deux serpents, se tenaient cramponnés aux rideaux mêmes, avec leurs pieds armés d'éperons.
Alors on vit à découvert l'intérieur de cette tente et la lutte meurtrière.
Le connétable poussa un grand cri.
Mille soldats volèrent aussitôt dans la direction de la tente.
Ce fut alors que Mothril put voir du haut de la plate-forme ; c'est alors que Mauléon commença aussi à voir du bout du retranchement.
Les deux adversaires se roulaient et se tordaient en cherchant, chaque fois qu'ils avaient un bras libre, à s'emparer d'une arme.
Don Pedro fut le plus heureux, il parvint à mettre sous lui Henri de Transtamare, et le maintenant avec son genou, il tira de sa ceinture une petite dague pour l'en frapper.
Mais le danger rendit des forces à Henri ; il renversa encore une fois son frère et le tint sur le flanc. Côte à côte tous deux, ils se soufflaient au visage le feu dévorant de leur haine impuissante.
- Il faut en finir, s'écria don Pedro, voyant que nul n'osait les toucher, tant la majesté royale et l'horreur de la situation dominait les assistants. Aujourd'hui, plus de roi de Castille, mais plus d'usurpateur. – Je cesse de régner, mais je suis vengé. – L'on me tuera, mais j'aurai bu ton sang.
Et avec une vigueur inespérée il roula sous lui son frère épuisé par cette lutte, lui serra la gorge et leva la main pour enfoncer la dague.
Alors Duguesclin voyant qu'il fouillait déjà du poignard la cotte de mailles et la cuirasse pour trouver le défaut, Duguesclin saisit de son poignet nerveux le pied de don Pedro, et lui fit perdre l'équilibre. Ce malheureux roula à son tour sous Henri.
- Je ne fais ni ne défais de rois, dit le connétable d'une voix sourde et tremblante, j'aide à mon seigneur.
Henri, ayant pu respirer, avait repris des forces et tiré son coutelas.
Ce fut un éclair. L'acier plongea tout entier dans la gorge de don Pedro, un flot de sang jaillit aux yeux du vainqueur, étouffant le cri terrible qui s'échappait des lèvres de don Pedro.
La main du blessé se détendit, ses yeux s'éteignirent, il laissa aller en arrière son front sinistrement contracté. On entendit sa tête frapper pesamment le sol.
- Oh ! qu'avez-vous fait, dit Agénor qui s'était précipité dans la tente, et regardait, les cheveux hérissés, le cadavre nageant dans le sang, et le vainqueur agenouillé, son arme à la main droite, tandis que de la gauche il essayait de se soutenir.
Un silence effrayant planait sur toute l'assemblée.
Le roi meurtrier laissa tomber son poignard rougi.
On vit alors un ruisseau de sang sortir de dessous le cadavre et courir lentement sur la pente du terrain rocailleux.
Chacun recula devant ce sang qui fumait encore comme s'il eût conservé le feu de la colère et de la haine.
Don Henri, une fois relevé, s'assit dans un coin de la tente, et cacha son visage assombri dans ses deux mains. Il ne pouvait supporter l'éclat du jour et les regards des assistants.
Le connétable, aussi sombre que lui, mais plus énergique, le souleva doucement, et congédia les spectateurs de cette terrible scène.
- Certes, dit-il, mieux eût valu verser ce sang dans la mêlée avec votre épée ou votre hache de guerre. Mais Dieu fait bien ce qu'il fait, et ce qu'il a fait est accompli.
- Venez, sire, et reprenez courage.
- C'est lui qui a voulu mourir, murmura le roi... J'allais lui pardonner... Veillez à ce que ses restes ne soient pas exposés plus longtemps aux regards... qu'une sépulture honorable...
- Sire, ne songez plus à rien de tout cela... oubliez, – laissez-nous faire notre besogne.
Le roi se retira devant une haie de soldats silencieux, consternés, et s'alla cacher dans une autre tente.
Duguesclin fit venir le prévôt des Bretons.
- Tu vas couper cette tête, dit-il en montrant le corps de don Pedro, et vous Bègue de Vilaine, vous l'expédierez à Tolède. C'est l'usage de ce pays, où du moins les usurpateurs du nom des morts n'ont plus le droit de venir troubler le règne et le repos des vivants.
Il achevait à peine quand un Espagnol de la forteresse vint dire, de la part du gouverneur, que la garnison mettrait bas les armes à huit heures du soir, selon les conditions posées par le parlementaire du connétable.

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