Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXXVI
Diplomatie de l'amour.

On ne tarda pas à lui ouvrir, et il put, en avançant dans le chemin, juger des difficultés du terrain.
Quelquefois le sentier n'avait pas plus d'un pied de largeur, et partout le rocher tombait à pic à mesure que l'entonnoir se creusait ; les Bretons, peu accoutumés aux montagnes, sentaient le vertige s'emparer d'eux.
- L'amour nous rend bien imprudents, messire, dit Musaron à son maître. Enfin !... Dieu est au bout de tout.
- Oublies-tu que nos personnes sont inviolables ?
- Eh ! monsieur, qu'a-t-il à ménager le More maudit, et que voyez-vous d'inviolable pour lui sur la terre ?
Agénor imposa silence à son écuyer, continua de gravir le chemin, et parvint à la plate-forme où Mothril l'attendait, l'ayant reconnu tandis qu'il montait.
- Le Français ! murmura-t-il, que signifie sa présence au château ?
Les trompettes sonnèrent ; Mothril fit signe qu'il écoutait.
- Je viens, dit Agénor, de la part du connétable, pour te dire ceci : J'avais fait une trêve avec mes ennemis, à la condition que personne ne sortirait du château... J'avais accordé la vie sauve à tout le monde, moyennant cette condition ; aujourd'hui, je dois changer d'avis, puisque vous avez manqué à votre parole.
Mothril devint pâle et répliqua :
- En quoi ?
- Cette nuit, continua Agénor, trois cavaliers ont passé le retranchement malgré nos sentinelles.
- Eh bien ! dit Mothril, faisant un violent effort sur lui-même, il faut les punir de mort... car ils se sont parjurés.
- Cela serait aisé, dit Agénor, si on les tenait, mais ils ont fui...
- Comment ne les avez-vous pas arrêtés ? s'écria Mothril, incapable de modérer tout à fait sa joie, après avoir ressenti une si vive inquiétude.
- Parce que nos gardes se fiaient sur votre parole, veillaient moins activement que de coutume, et que, selon le raisonnement du senor Rodrigo que voici, nul de vous n'avait intérêt à fuir, tous ayant la vie sauve...
- Tu conclus ? dit le More.
- En changeant quelque chose aux conditions de la trêve.
- Ah ! je m'en doutais, répliqua Mothril amèrement. La clémence des chrétiens est fragile comme un verre, il faut prendre garde de la briser en buvant. Tu viens nous dire que plusieurs soldats... Sont-ce des soldats... s'étant sauvés de Montiel, tu seras forcé de nous mettre tous à mort.
- Et d'abord, Sarrasin... dit Agénor, blessé de ce reproche et de cette supposition, d'abord tu dois savoir quels sont les fugitifs.
- Comment le saurais-je ?
- Compte ta garnison.
- Ce n'est pas moi qui commande.
- Tu ne fais donc pas partie de la garnison, dit vivement Agénor, tu n'es donc pas compris dans la trêve.
- Tu es rusé pour un jeune homme.
- Je le suis devenu par défiance, à force de voir des Sarrasins, mais réponds.
- Je suis le chef en effet, dit Mothril qui craignit de perdre les bénéfices d'une capitulation, s'il y en avait une possible.
- Tu vois que j'avais raison de ruser, puisque tu mentais... Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Tu avoues qu'on a violé les conditions.
- C'est toi qui le dis, chrétien.
- Et tu me dois croire, ajouta Mauléon avec hauteur... donc voici l'ordre du connétable, notre chef. La place sera rendue aujourd'hui même, ou le blocus rigoureux commencera.
- Voilà tout ? dit Mothril.
- Voilà tout.
- On nous affamera ?
- Oui.
- Et si nous voulons mourir ?
- Vous êtes libres.
Mothril regardait Agénor avec une expression particulière, que celui-ci comprit parfaitement.
- Tous ! dit-il, en appuyant sur ce mot.
- Tous, répliqua Mauléon... mais si vous mourez, c'est que vous le voudrez bien... don Pedro ne vous secourra pas, crois-moi.
- Tu crois ?
- J'en suis sûr...
- Pourquoi ?
- Parce que nous avons une armée à lui opposer, et qu'il n'en a plus ; et qu'avant le jour où il en aura trouvé une, vous serez tous morts de faim.
- Tu raisonnes juste, chrétien.
- Sauvez donc votre vie, puisque la chose est en votre pouvoir.
- Ah ! tu nous offres la vie.
- Je vous l'offre.
- Sur la foi de qui ? du connétable ?
- Sur la foi du roi qui vient d'arriver.
- En effet, il vient d'arriver, dit Mothril avec inquiétude, mais je ne le voyais pas.
- Regarde sa tente... ou plutôt celle du Bègue de Vilaine.
- Oui... oui... tu es sûr qu'on nous donnera la vie !
- Je te le garantis.
- Et à moi aussi ?
- A toi... Mothril, j'ai la parole du roi.
- Nous pourrons nous retirer où il nous plaira ?
- Où il vous plaira.
- Avec suivants, bagages, trésors ?
- Oui, Sarrasin.
- C'est bien beau...
- Tu n'y crois pas... tu es fou, pourquoi te prierions nous de venir à nous, aujourd'hui, quand, mort ou vif, nous t'aurons, en demeurant ici un mois.
- Oh ! vous pouvez craindre don Pedro.
- Je t'assure que nous ne le craignons pas.
- Chrétien, je vais réfléchir.
- Si dans deux heures tu n'es pas rendu, dit l'impatient jeune homme, regarde-toi comme mort. La ceinture de fer ne s'ouvrira plus.
- Bien ! bien ! Deux heures ! ce n'est pas une grande générosité, dit Mothril en interrogeant l'horizon avec anxiété, comme si du fond de la plaine un sauveur allait surgir.
- Voilà tout ce que tu réponds ? dit Agénor.
- Dans deux heures, balbutia Mothril distrait.
- Oh ! monsieur, il se rendra, vous l'avez persuadé, glissa Musaron à l'oreille de son maître.
Tout à coup Mothril regarda du côté du camp des Bretons avec une attention qu'il ne dissimulait plus.
- Oh ! oh ! murmura-t-il en désignant à Rodrigo la tente du Bègue de Vilaine.
L'Espagnol s'accouda sur le parapet pour mieux voir.
- Tes chrétiens se déchirent entre eux, dit Mothril, à ce qu'il paraît, vois comme on court vers cette tente.
En effet, une foule de soldats et d'officiers couraient vers la tente avec les signes de la plus vive anxiété.
La tente s'agitait comme si elle eût été secouée intérieurement par des lutteurs.
Agénor vit le connétable s'y précipiter avec un geste de colère.
- Il se passe quelque chose d'étrange et d'effrayant dans la tente où est don Pedro, dit-il, partons, Musaron.
L'attention du More était distraite par ce mouvement incompréhensible. Celle de Rodrigo l'était plus encore. Agénor profita de leur oubli pour descendre avec ses Bretons la pente difficile. Au milieu du chemin il entendit un horrible cri montant de la plaine vers le ciel.
Il était temps qu'il arrivât aux barrières ; à peine la dernière porte se fut-elle refermée derrière lui, que la voix tonnante de Mothril cria :
- Allah ! Allah ! le traître me trompait. Le roi don Pedro a été pris. Allah ! qu'on arrête le Français, et qu'il nous serve d'otage ; aux portes ! fermez ! fermez !
Mais Agénor venait de franchir le retranchement, il était en sûreté, il pouvait même voir en son entier le terrible spectacle auquel, du haut de la plate forme, venait d'assister le More.
- Miséricorde ! dit Agénor en tremblant et en levant les bras au ciel, une minute de plus nous étions pris et perdus ; ce que je vois là dans cette tente eût excusé Mothril et ses représailles les plus sanglantes.

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