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Chapitre LXX
Tolède affamée.

Don Pedro venait de régler dans Tolède, ville de défense sûre et de ressources nombreuses, toutes ses affaires avec ses sujets et ses alliés.
Les Tolédans avaient flotté d'un parti à l'autre dans cette suite interminable de guerres civiles ; il s'agissait de frapper sur eux un coup moral qui les liât éternellement à la cause du vainqueur de Navarette.
Là était le plus beau titre de don Pedro. En effet, si les Tolédans ne soutenaient pas leur prince cette fois, et qu'à la première bataille il fût vainqueur comme à la dernière, c'était fait de Tolède à tout jamais ; don Pedro ne pardonnerait pas.
Il savait bien, cet homme rusé, que la population d'une grande ville n'a d'impulsions réelles que la faim et l'avidité.
Mothril le lui répétait chaque jour. Il s'agissait donc de nourrir les Tolédans et de leur faire espérer de riches dépouilles.
Don Pedro ne réussit pas à atteindre les deux résultats.
Il promit beaucoup pour l'avenir, mais il ne tint rien pour le présent.
Lorsque les Tolédans s'aperçurent que les vivres manquaient au marché, que les greniers étaient vides, ils commencèrent à murmurer.
Une ligue de vingt riches particuliers dévoués au comte de Transtamare, ou seulement animés d'un esprit d'opposition, fomentait ces murmures et ces méchantes dispositions de la ville.
Don Pedro consulta Mothril.
- Ces gens-là, répondit le More, vous joueront le mauvais tour d'ouvrir, tandis que vous dormirez, une porte de la ville à votre compétiteur. Dix mille hommes entreront, vous prendront, et la guerre sera finie.
- Que faire alors ?
- Une chose bien simple. En Espagne, on vous appelle don Pedro le Cruel.
- Je le sais... et je ne mérite ce titre que par des actes de justice un peu énergiques.
- Je ne discute pas... mais si vous avez mérité ce nom, il ne faut pas craindre de le mériter encore ; si vous ne l'avez pas mérité, dépêchez-vous de le justifier par quelque bonne exécution qui apprenne aux Tolédans la force de votre bras.
- Soit, reprit le roi. J'agirai cette nuit même.
En effet, Pedro se fit désigner les mécontents dont nous avons parlé ; il s'informa de leur demeure et de leurs habitudes. Puis, cette nuit même, avec cent soldats qu'il commandait en personne, il força la maison de chacun de ces factieux et les fit égorger.
Leurs corps furent jetés dans le Tage. Un peu de bruit nocturne, beaucoup de sang soigneusement lavé, voilà tout ce qui apprit aux Tolédans comment le roi entendait pratiquer la justice et administrer la ville.
Ils ne murmurèrent donc plus, et se mirent à manger avec beaucoup d'enthousiasme leurs chevaux d'abord.
Le roi les en félicita.
- Vous n'avez pas besoin de chevaux dans la ville, leur dit-il. Les courses ne sont pas longues ; quant aux sorties sur les assiégeants, eh bien ! nous les ferons à pied.
Après leurs chevaux, les Tolédans furent contraints de manger leurs mules. C'est pour l'Espagnol une dure nécessité. La mule est un animal national, on le regarde presque comme un compatriote. Certes, on sacrifie les chevaux aux courses de taureaux ; mais on charge les mules de ramasser sur l'arène chevaux et taureaux tués les uns sur les autres.
Donc, les Tolédans mangèrent leurs mules en soupirant.
Don Pedro les laissa faire.
Cette exécution de mulets souleva l'énergie des assiégés ;
ils sortirent pour chercher des vivres, mais Le Bègue de Vilaine et Olivier de Mauny, qui n'avaient pas mangé leurs chevaux bretons, les battirent cruellement, et force leur fut de rester dans les remparts.
Don Pedro leur suggéra une idée neuve.
C'était de manger le fourrage que les chevaux et les mules ne mangeaient plus, puisqu'ils étaient morts.
Cela dura huit jours, après quoi on dut s'occuper d'autre chose.
Justement la circonstance n'était pas avantageuse.
Le prince de Galles, ennuyé de ne pas recevoir les sommes d'argent que lui devait don Pedro, venait d'envoyer trois députés à Tolède pour présenter la note des frais de la guerre.
Don Pedro consulta Mothril sur ce nouvel embarras.
- Les chrétiens, répondit Mothril, aiment beaucoup le faste des cérémonies et les fêtes publiques ; du temps que nous avions des taureaux, je vous eusse conseillé de leur donner une course brillante, mais il n'y en a plus, il faut aviser à quelque chose d'équivalent.
- Dites, dites.
- Ces députés viennent vous demander de l'argent. Tout Tolède attend votre réponse : si vous refusez, c'est que vos caisses sont vides, alors ne comptez plus sur les Tolédans.
- Mais je ne puis payer, nous n'avons plus rien.
- Je le sais bien, seigneur, moi qui administrais les finances ; toutefois, à défaut d'argent, on doit avoir de l'esprit.
- Vous allez inviter les députés à se rendre en grande pompe à la cathédrale. Là, en présence de tout le peuple, qui sera très charmé de voir vos habits royaux, l'or et les pierreries des ornements sacerdotaux, la richesse des armures, et les cent cinquante chevaux qui restent dans la ville comme échantillons d'animaux curieux dont la race est perdue ; là vous direz :
« - Seigneurs députés, avez-vous pleins pouvoirs pour traiter avec moi ?
« - Oui, diront-ils, nous représentons Son Altesse le prince de Galles, notre gracieux seigneur.
« - Eh bien ! direz-vous, Sa Seigneurie demande la somme d'argent qu'il a été convenu que je paierais ?
« - Oui, répondront-ils.
« - Je ne nie pas la dette, direz-vous, mon prince. Seulement il était convenu entre Son Altesse et moi qu'en retour de la somme due, j'aurais la protection, et l'alliance, et la coopération des Anglais. »
- Mais je l'ai eue, s'écria don Pedro.
- Oui, mais vous ne l'avez plus, et vous risquez d'avoir le contraire... Voici donc ce qu'il faut obtenir d'eux avant tout, la neutralité : attendu que si avec l'armée, Henri de Transtamare et les Bretons commandés par le connétable, vous avez à combattre votre cousin le prince de Galles et vingt mille Anglais, vous êtes perdu, mon prince, et les Anglais se paieront par leurs mains sur vos dépouilles.
- Ils me refuseront, Mothril, puisque je ne paierai pas.
- S'ils avaient à refuser, ce serait déjà fait. Mais les Chrétiens ont trop d'amour-propre pour s'avouer les uns aux autres qu'ils ont été trompés. Le prince de Galles aimerait mieux perdre tout ce que vous lui devez, et passer pour avoir été payé, que d'être payé sans qu'on le sache... Laissez-moi finir... vos députés vous sommeront de les payer... vous répondrez :
« - de toutes parts on me menace des hostilités du prince de Galles... Si cela était, j'aimerais mieux perdre tout mon royaume que de laisser subsister une trace d'alliance avec un prince aussi déloyal. Jurez-moi donc que d'ici à deux mois Son Altesse le prince de Galles tiendra, non pas la promesse qu'il a faite de m'aider, mais celle qu'il a faite avant, d'être neutre, et, dans deux mois, je le jure sur le saint Evangile que voici, vous serez payés : je tiens l'argent tout prêt. »
Les députés jureront pour avoir le droit de retourner vite dans leur pays ; alors votre peuple sera joyeux, soulagé, sûr de n'avoir plus de nouveaux ennemis, et après avoir mangé ses chevaux et ses mules, il mangera tous les rats et tous les lézards de Tolède, qui sont en assez grand nombre, à cause du voisinage des rochers du fleuve.
- Mais, dans deux mois, Mothril ?...
- Vous ne paierez pas plus, c'est vrai ; mais vous aurez gagné ou perdu la bataille que nous voulons livrer ; dans deux mois vous n'aurez plus besoin, vainqueur ou vaincu, de payer vos dettes ; vainqueur, parce que vous aurez du crédit plus qu'il n'en faut ; vaincu, parce que vous serez plus qu'insolvable.
- Mais mon serment sur l'Evangile ?
- Vous avez souvent parlé de vous faire mahométan, ce sera l'occasion, mon prince. Dévoué à Mahomet, vous n'aurez plus rien à démêler avec Jésus-Christ, l'autre prophète.
- Exécrable païen ! murmura don Pedro ; quels conseils !
- Je ne dis pas non, répliqua Mothril ; mais vos fidèles chrétiens n'en donnent pas du tout, – les miens valent donc plus.
Don Pedro, après avoir bien réfléchi, exécuta de point en point le plan de Mothril.
La cérémonie fut imposante, les Tolédans oublièrent leur faim à la vue des magnificences de la cour et de l'appareil d'une pompe guerrière.
Don Pedro déploya tant de magnanimité, fit de si beaux discours, et jura si solennellement, que les députés, après avoir juré la neutralité, parurent plus heureux que si on les eût payés comptant.
- Que m'importe après tout, disait don Pedro, cela durera autant que moi.
Il eut plus de bonheur qu'il ne l'espérait, car, selon les prévisions de Mothril, un grand renfort d'Africains arriva par le Tage et força les lignes ennemies pour ravitailler Tolède, de sorte que don Pedro comptant ses forces, se trouva commander une armée de quatre-vingt mille hommes, tant Juifs que Sarrasins, Portugais et Castillans.
Il s'était tenu à l'écart pendant toute la durée de ces préparatifs, ménageant sa personne avec un soin extrême, et ne donnant rien au hasard qui pouvait, par un accident isolé, lui faire perdre le résultat du grand coup qu'il méditait.
Don Henri, au contraire, organisait déjà un gouvernement comme un roi élu, assuré sur son trône. Il voulait que le lendemain d'une action qui lui aurait livré la couronne, cette royauté fût solide et saine comme celle qu'une longue paix a consacrée.
Agénor, pendant ces dispositions de chacun, avait l'oeil sur Montiel et savait, au moyen de surveillants bien payés, que Mothril, ayant établi un cordon de troupes entre le château et Tolède, allait presque tous les jours, sur un cheval barbe, léger comme le vent, visiter Aïssa, rétablie entièrement de sa blessure.
Il avait essayé de tous les moyens pour obtenir l'entrée du château, ou pour faire prévenir Aïssa ; mais rien n'avait réussi.
Musaron s'était donné la fièvre à force d'y rêver.
Enfin, Agénor ne voyait plus de salut que dans un combat général et prochain qui lui permettrait de tuer de sa main don Pedro, et de prendre Mothril vivant, de telle façon qu'il pût, pour la rançon de cette odieuse vie, acheter Aïssa libre et vivante.
Cette douce pensée, rêve incessant, fatiguait le cerveau du jeune homme par son ardente assiduité.
Il était tombé dans un dégoût profond de tout ce qui n'était pas la guerre active et décisive ; et, comme il faisait partie du conseil des chefs, son opinion était toujours de laisser le siège et de forcer don Pedro à une bataille rangée.
Il rencontrait des adversaires sérieux dans le conseil, car l'armée de Henri ne s'élevait pas à plus de vingt mille hommes, et bien des officiers pensaient que c'eût été folie d'aventurer avec de mauvaises chances une si belle partie.
Mais Agénor représentait que si don Henri n'avait à sa disposition que vingt mille hommes depuis son manifeste, et s'il ne se faisait connaître par un coup d'éclat, ses forces diminueraient au lieu d'augmenter, tandis que chaque jour le Tage apportait à don Pedro des renforts de Sarrasins et de Portugais.
- Les villes s'inquiètent, disait-il, elles flottent entre deux bannières, voyez l'adresse avec laquelle don Pedro vous réduit à l'inaction qui pour tous est la preuve de notre impuissance.
Abandonnez Tolède que vous ne prendrez pas. Rappelez-vous que si vous êtes vainqueurs, la ville est forcée de se rendre, tandis que rien ne les pousse en ce moment ; au contraire, le plan de Mothril s'exécute. Vous allez être enfermé entre des murailles de pierre et des murailles d'acier. Derrière vous le Tage bordé de 80 000 combattants. Il faudra ne plus combattre que pour bien mourir. Aujourd'hui vous pouvez attaquer pour vaincre.
Le fond de ce discours était intéressé ; mais quel bon conseil ne l'est pas un peu !
Le connétable avait trop d'esprit et d'expérience de la guerre pour ne pas appuyer Mauléon. Il restait l'indécision du roi, lequel risquait beaucoup à faire un coup de fortune. sans avoir pris toutes ses précautions.
Mais ce que les hommes ne font pas, Dieu le fait à sa volonté.

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