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Chapitre LXVIII
Hafiz.

L'occasion attendue ne se présenta pas de tout un jour. Nul ne sortit du château, sinon des pourvoyeurs.
Un messager aussi, mais le cor du châtelain avait signalé son arrivée. Nos aventuriers ne jugèrent pas prudent de l'arrêter.
Vers le soir, quand tout devient silencieux, quand les bruits qui montent du fleuve à la montagne semblent eux-mêmes veloutés, assourdis, quand le ciel pâlit à l'horizon, et que la roche paraît moins fraîche, nos deux amis entendirent une conversation animée entre deux voix de connaissance.
Mothril et Hafiz se querellaient en descendant de la plate-forme du château vers le sentier qui aboutissait aux portes.
- Maître, disait Hafiz, tu m'as fait enfermer quand le roi était là ; tu m'avais promis de me présenter à lui ; tu m'as promis aussi beaucoup d'argent. Je m'ennuie près de cette jeune fille que tu me forces de garder. Je veux faire la guerre avec nos compatriotes qui reviennent du pays, et remontent le Tage en ce moment sur des vaisseaux aux voiles blanches.
Ainsi, paie-moi vite, mon maître, et que je m'en aille auprès du roi.
- Tu veux me quitter, mon fils ? dit Mothril ; suis-je un mauvais maître pour toi ?
- Non, mais je ne veux plus de maître du tout.
- Je puis te retenir, dit Mothril, car je t'aime.
- Moi, je ne t'aime pas. Tu m'as fait faire des actions sinistres qui peuplent mon sommeil de rêves effrayants ; je suis trop jeune pour me résoudre à vivre ainsi. Paie-moi, et fais-moi libre, ou j'irai trouver quelqu'un à qui je dirai tout.
- Alors, tu as raison, répondit Mothril, remonte an château, je te vais payer sur-le-champ.
Comme ils descendaient, Hafiz était derrière et Mothril devant. Le chemin était si étroit que pour remonter, Hafiz devait être devant et Mothril derrière.
La chouette commençait à chanter dans le creux des pierres ; la teinte violacée succédait, sur les parois du roc, à la nuance purpurine.
Tout à coup, un cri affreux, un blasphème effrayant perça les airs, et quelque chose de pesant, de flasque, de sanglant vint s'aplatir devant la caverne où nos deux amis écoutaient avec attention.
Ils répondirent par un cri d'effroi au cri funèbre.
Les oiseaux de nuit s'envolèrent épouvantés du sein des crevasses, et les insectes eux-mêmes s'enfuirent effarés de leurs repaires.
Bientôt une mare de sang gagna l'eau de la citerne, qu'elle rougit.
Agénor, pâle et tremblant, sortit la tête de sa cachette, et la tête livide de Musaron vint se placer à côté de la sienne.
- Hafiz ! s'écrièrent-ils tous deux en voyant à trois pas le cadavre immobile, en lambeaux, du compagnon de Gildaz.
- Pauvre enfant ! murmura Musaron, qui sortit du trou pour lui porter secours s'il en était temps encore.
Déjà les ombres de la mort s'étendaient sur cette face bronzée ; les yeux, dilatés outre mesure, se ternissaient, un souffle lourd mêlé de sang sortait péniblement de la poitrine écrasée du More.
Il reconnut Musaron ; il reconnut Agénor, et ses traits exprimèrent une épouvante superstitieuse.
En effet, le misérable croyait voir des ombres vengeresses.
Musaron lui souleva la tête, Agénor lui porta de l'eau fraîche pour laver son front et ses plaies.
- Le Français ! le Français ! dit Hafiz en buvant avec avidité ; Allah ! pardonne-moi.
- Viens avec nous, pauvre petit ; nous te guérirons, dit Agénor.
- Non, je suis mort, mort comme Gildaz, murmura le Sarrasin... mort comme je l'ai mérité, mort assassiné. Mothril m'a précipité du haut de la rampe du château.
Un mouvement d'horreur échappé à Mauléon fut remarqué du mourant.
- Français, dit-il, je t'ai haï, mais je cesse de te haïr aujourd'hui, car tu peux me venger... Dona Aïssa t'aime toujours... Dona Maria te protégeait aussi. C'est Mothril qui a empoisonné Maria, c'est lui qui a profité de l'évanouissement d'Aïssa pour la frapper d'un coup de poignard. Dis cela au roi don Pedro, dis-le-lui bien vite... mais sauve Aïssa si tu l'aimes ; car dans quinze jours, quand don Pedro reviendra au château, Mothril doit lui livrer Aïssa endormie par un breuvage magique... Je t'ai fait du mal, mais je te fais du bien, pardonne-moi et venge-moi. – Allah !..
Il retomba épuisé, tourna les yeux avec un effort douloureux vers le château pour le maudire, et expira.
Pendant plus d'un quart d'heure les deux amis ne purent réussir à retrouver leurs idées, à reprendre leur sang-froid.
Cette mort hideuse, cette révélation, ces menaces de l'avenir, les avaient frappés d'une épouvante indicible.
Agénor se leva le premier. – D'ici à quinze jours, dit-il, nous sommes tranquilles, – dans quinze jours, don Pedro, Mothril ou moi, nous serons morts. – Viens, Musaron, allons au camp de Henri lui rendre compte de la mission dont je m'étais chargé. Mais hâtons-nous ; cherche nos chevaux dans la plaine.
En effet, Musaron, tout chancelant, réussit à trouver les chevaux, qui d'ailleurs vinrent à sa voix.
Il les équipa, les chargea, et, sautant légèrement en selle, il prit le chemin de Tolède, dans lequel son maître l'avait déjà devancé.
Quand ils furent en plaine, et que le château sinistre se profila noir sur le fond gris-bleu du ciel :
- Mothril, cria Agénor d'une voix retentissante, en montrant son poing aux fenêtres du château ; Mothril, au revoir ! Aïssa, mon amour, à bientôt !

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