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Chapitre LXIV
Comment Agénor apprit qu'il était arrivé trop tard.

Laissant les soldats, les officiers, les amants de la guerre se perdre en projets, en plans, en stratégies, Agénor poursuivait son but qui était de retrouver Aïssa, son bien le plus cher.
L'amour commençait à prendre le dessus, chez lui, sur l'ambition, même sur le devoir, car, impatient d'entrer en Espagne pour avoir des nouvelles d'Aïssa, le jeune homme avait souffert, comme nous l'avons vu, que les envoyés du roi de France et ceux du comte de Laval allassent à Bordeaux payer la rançon que le connétable avait fixée lui-même dans un moment d'héroïque fierté.
Aussi, comme cette page manquerait à notre histoire puisqu'elle manque dans celle d'Agénor, si nous ne la remplacions par l'histoire elle même ; aussi, sommes-nous forcés de dire en deux mots que la Guyenne frémit de douleur le jour on le prince de Galles, généreux comme toujours, laissa s'échapper de Bordeaux son prisonnier racheté par l'or de la France entière.
Nous ajouterons que le premier soin de Bertrand fut de courir à Paris remercier le roi. Le reste, on le verra si déjà on ne le sait. Désormais nous sommes, quant au connétable, de francs et impartiaux historiens.
Donc Agénor et son fidèle Musaron s'acheminèrent à grandes journées vers le château où don Pedro avait espéré posséder Aïssa.
Agénor devinait qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Il connaissait trop bien don Pedro et Mothril pour s'amuser à des espérances.
- Qui sait, se disait-il, si Maria Padilla elle-même, par faiblesse, par crainte, n'a point transigé avec sa dignité, si une alliance avec le More Mothril ne lui a pas paru préférable à des chances de rupture avec don Pedro, et si, jouant le rôle d'une épouse indulgente, la favorite ne ferme pas les yeux sur un caprice de son royal amant.
Ces idées faisaient bouillir le sang impétueux d'Agénor. Il ne raisonnait plus que comme un amoureux, c'est à dire qu'il déraisonnait avec toutes les apparences du bon sens.
Il distribuait, chemin faisant, de grands coups de lance qui tombaient, partie sur la mule de Musaron, partie sur l'échine du bon écuyer ; mais ce résultat était le même : secoué par le coup, Musaron secouait sa monture. On fit aussi le chemin avec des discours dont nous extrairons la substance pour récréer et instruire le lecteur.
- Vois-tu, Musaron, disait Agénor, quand j'aurai causé une heure seulement avec dona Maria, je connaîtrai tout le présent et saurai à quoi m'en tenir sur l'avenir.
- Mais, monsieur, vous n'apprendrez rien du tout, et vous finirez par tomber aux mains de ce coquin de More qui vous guette comme l'araignée sa mouche.
- Tu répètes toujours la même chose, Musaron ; est-ce qu'un sarrasin vaut un chrétien ?
- Un sarrasin, lorsqu'il a les choses dans la tête, vaut trois chrétiens. C'est comme si vous veniez dire : une femme vaut-elle un homme ? Cependant on voit tous les jours des hommes subjugués et battus par des femmes. Or, savez-vous pourquoi, monsieur ? parce que les femmes pensent toujours à ce qu'elles veulent faire, tandis que les hommes ne font presque jamais ce à quoi ils devraient penser.
- Tu conclus ?...
- Que dona Maria a été empêchée, par quelque intrigue du Sarrasin, de vous envoyer dona Aïssa.
- Après ?
- Après... c'est que Mothril, qui a su empêcher dona Maria de vous envoyer votre maîtresse, vous attend, bien armé de coeur et de corps, qu'il vous prendra au piège comme on fait des alouettes en blé vert, qu'il vous tuera et que vous n'aurez pas Aïssa.
Agénor répondait par un cri de rage et piquait son cheval.
Il arriva ainsi au château, dont l'aspect le frappa comme d'une douleur. Les lieux sont éloquents, ils parlent un langage intelligible aux âmes d'élite.
Agénor examina, aux premiers rayons de la lune, l'édifice qui renfermait tout son amour, toute sa vie. Tandis qu'il regardait, s'accomplissait, dans ses flancs mystérieux et impénétrables, l'affreux assassinat, triomphe de Mothril.
Harassé d'avoir tant couru, d'avoir si peu appris, sûr d'être désormais face à face avec ce qu'il cherchait, Agénor, après de longues heures passées à regarder les murs, gagna, suivi de Musaron, un petit village situé de l'autre côté de la montagne.
Là, nous le savons, habitaient quelques chevriers : Agénor leur demanda un gîte qu'il paya généreusement. Il réussit à se procurer un parchemin et de l'encre ; fit écrire, par Musaron, une lettre à dona Maria, lettre pleine de regrets affectueux, de témoignages de reconnaissance, mais pleine aussi d'inquiétudes et de défiances, exprimées avec toute la délicatesse d'un esprit français.
Agénor, pour être plus sûr de la réussite du message, eût bien voulu en charger Musaron ; mais celui-ci fit observer à son maître que, connu de Mothril, il courait bien plus de dangers qu'un simple envoyé pris parmi les bergers de la montagne.
Agénor se rendit à la raison et envoya un berger porter la lettre.
Lui-même se coucha sur des peaux de brebis côte à côte avec Musaron, et attendit.
Mais le sommeil des amoureux est comme celui des fous, des ambitieux et des voleurs, il s'interrompt facilement.
Deux heures après s'être couché, Agénor était debout et, sur la pente de la colline d'où l'on voyait clairement la porte du château, bien qu'à une grande distance, il guettait le retour de son messager.
Voici ce que contenait sa lettre :

« Noble dame, si généreuse, si dévouée aux intérêts de deux pauvres amants, je suis revenu en Espagne comme le chien qui traîne sa chaîne. De vous, d'Aïssa, plus de nouvelles ; de grâce, instruisez-moi. Je suis au village de Quebra, où votre réponse va venir m'apporter la mort ou la vie. Qu'est-il arrivé ? Que dois-je espérer ou craindre ? »

Le berger ne revenait pas. Tout à coup les portes du château s'ouvrirent, Agénor sentit battre son coeur ; mais ce n'était pas le chevrier qui sortait.
Une longue file de soldats, de femmes et de courtisans, sortant on ne sait d'où, car le roi était venu peu accompagné à cette résidence ; un long cortège, en un mot, suivait une litière qui portait un mort.
Ceci se reconnaissait aux tapisseries de deuil qui fermaient cette litière.
Agénor se dit que l'augure était sinistre.
Il achevait à peine de formuler cette pensée que les portes se refermèrent.
- Voilà de bien singuliers retards, dit-il à Musaron, lequel haussa la tête en signe de mécontentement.
- Va donc prendre des informations, ajouta Mauléon.
Et il s'assit au revers du monticule, dans les bruyères poudreuses.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé, quand Musaron revint, amenant un soldat qui semblait se faire prier beaucoup pour venir.
- Je vous dis, criait Musaron, que c'est mon maître qui paiera, et qui paiera généreusement.
- Qui paiera quoi ? dit Agénor.
- Seigneur, la nouvelle...
- Quelle nouvelle...
- Seigneur, ce soldat fait partie de l'escorte qui conduit le corps à Burgos.
- Mais, pour Dieu ! quel corps ?
- Ah ! seigneur, ah ! mon cher maître, d'un autre que de moi vous ne l'eussiez pas cru, mais de lui, vous le croirez peut-être : le corps conduit à Burgos est celui de dona Maria de Padilla !
Agénor poussa un cri de désespoir et de doute.
- C'est vrai, dit le soldat, et je suis pressé d'aller reprendre mon rang dans l'escorte.
- Malheur ! malheur ! s'écria Mauléon, mais Mothril est au château ?
- Ah ! seigneur, dit le soldat, Mothril vient de partir pour Montiel.
- Partir ! lui ! avec sa litière ?
- Qui renferme la jeune fille mourante, oui, seigneur.
- La jeune fille, Aïssa ! mourante. Ah ! Musaron, je suis mort, soupira le malheureux chevalier, en se renversant sur le terrain, comme s'il eût été mort réellement, ce qui épouvanta le bon écuyer, pou habitué à des pâmoisons de la part de son maître.
- Seigneur chevalier, voilà tout ce que je sais, dit le soldat, et encore ne le sais-je que par hasard. C'est moi qui, cette nuit, ai relevé la jeune fille frappée d'un coup de poignard, et la senora Maria empoisonnée.
- Oh ! nuit maudite, oh ! malheur, malheur ! répéta le jeune homme à demi fou. Tenez, mon ami, prenez ces dix florins, comme si vous ne veniez pas de m'annoncer le malheur de ma vie.
- Merci, seigneur chevalier, et adieu, fit le soldat en s'éloignant d'un pas agile, par les bruyères.
Musaron, la main sur ses yeux, interrogeait l'horizon.
- Tenez, tenez, là-bas, bien loin, s'écria-t-il, mon cher seigneur, voyez- vous ces hommes, cette litière, qui traversent après la montagne la plaine. Voyez-vous à cheval, avec son manteau blanc, le Sarrasin, notre ennemi.
- Musaron, Musaron, dit le chevalier ranimé par la rage de la douleur, montons à cheval, écrasons ce misérable, et si Aïssa doit mourir, que du moins je recueille son dernier soupir.
Musaron se permit de poser la main sur l'épaule de son maître.
- Seigneur, dit-il, on ne raisonne jamais juste sur un événement trop récent. Nous sommes deux et ils sont douze. Nous sommes las et ils sont frais. D'ailleurs, ils vont à Montiel, nous le savons ; nous les rejoindrons à Montiel ; voyez-vous, cher seigneur, avant tout il faut connaître à fond l'histoire que le soldat n'a pu vous raconter ; il faut savoir pourquoi dona Maria est morte empoisonnée, et pourquoi dona Aïssa est blessée d'un coup de poignard.
- Tu as raison, mon fidèle ami, dit Agénor. Fais de moi ce que tu voudras.
- J'en ferai un homme triomphant et heureux, mon maître.
Agénor secoua la tête avec désespoir. Musaron savait qu'il n'y avait de remède à cette maladie que dans une grande agitation de corps et d'esprit.
Il reconduisit son maître au camp, où déjà les Bretons et les Espagnols fidèles à Transtamare se cachaient moins, et avouaient plus hautement leurs projets depuis que la vague nouvelle leur était arrivée de la libération de Duguesclin, et depuis surtout qu'ils voyaient s'accroître leurs forces de jour en jour.

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