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Chapitre LXIII
Comment le crime de Mothril eut un heureux succès.

Au château de don Pedro, le deuil se répandit plus terrible et plus bruyant quand le jour eut éclairé l'appartement de dona Maria.
Don Pedro n'avait pu reposer ; ses serviteurs prétendaient l'avoir entendu pleurer.
Mothril avait occupé la nuit d'une façon plus avantageuse à ses intérêts. Il s'était arrangé de façon à détruire jusqu'au moindre vestige de son crime.
Demeuré seul avec Aïssa, lui prodiguant les plus tendres soins avec l'habileté du médecin le plus expert, il avait, dès le début de son entretien avec elle, façonné comme une cire molle l'esprit encore flottant de la jeune fille.
Aussi, lorsque Aïssa s'était écriée en voyant le corps de dona Maria, Mothril avait-il feint de ressentir une horreur involontaire, et il avait jeté un manteau sur les restes inanimés de la maîtresse du roi.
Puis, comme Aïssa le regardait avec épouvante :
- Pauvre enfant ! murmura Mothril, rends grâce à Dieu qui t'a sauvée.
- Sauvée, moi ? demanda la jeune fille.
- D'une mort affreuse, oui, chère enfant.
- Qui donc m'a frappée ?...
- Celle dont la main tient encore ton poignard.
- Dona Maria ! elle, si bonne, si généreuse ! impossible.
Mothril sourit avec cette compassion dédaigneuse qui impose toujours aux esprits frappés de quelque grand intérêt.
- La maîtresse du roi, généreuse et bonne pour Aïssa que le roi adore !... Vous ne le croyez pas, ma fille.
- Mais, dit Aïssa, puisqu'elle voulait m'éloigner.
- Pour vous réunir, disait-elle, à ce chevalier français, n'est-ce pas ? fit le More de son ton calme et toujours bienveillant.
Aïssa se dressa toute pâle de voir ainsi le secret de son amour aux mains de l'homme le plus intéressé à le combattre.
- Ne crains rien, continua le More ; ce que Maria n'a pu faire, à cause de la jalousie et de l'amour du roi, je le ferai, moi. Aïssa, tu aimes, dis-tu, eh bien ! je te le permets, je t'y aiderai ; pourvu que la fille de mes rois vive et vive heureuse, je ne désire plus rien sur la terre.
Aïssa, pétrifiée d'entendre ainsi parler Mothril, ne pouvait cesser de le regarder avec des yeux encore fatigués du sommeil de la mort.
- Il me trompe, se disait-elle ; puis, songeant à ce corps de dona Maria :
- Dona Maria est morte, répétait-elle avec égarement.
- En voici la cause, ma chère fille : le roi vous aime passionnément, et il l'a déclaré hier à dona Maria... celle-ci est rentrée chez elle ivre de colère et de jalousie. Don Pedro proposait de s'unir à vous par les liens du mariage, ce qui toujours avait été l'ambition de dona Maria... Alors elle a renoncé à la vie, elle a vidé sa bague dans la coupe d'argent, et pour ne pas vous laisser après elle triomphante et reine, pour se venger en même temps de don Pedro et de moi qui vous aimons tant à divers titres, elle a pris votre poignard et vous a frappée.
- Pendant mon sommeil, alors, car je ne me rappelle rien, dit Aïssa ; un nuage couvrait ma vue, j'entendais comme des battements sourds et des râles étouffés... Je crois que je me suis levée, que j'ai senti des mains sur les miennes, et aussitôt le froid déchirant de l'acier...
- Ce fut le dernier effort de votre ennemie, elle tomba près de vous, seulement le poison avait été plus fort pour elle que le poignard pour vous... J'ai retrouvé en vous une étincelle de vie, je l'ai ranimée, j'ai eu le bonheur de vous sauver.
- Oh ! Maria, Maria ! murmura la jeune fille... tu étais bonne pourtant.
- Vous dites cela parce qu'elle a favorisé votre amour avec Agénor de Mauléon, ma fille, lui dit Mothril tout bas et avec une bienveillance trop affectée pour ne pas cacher une sourde fureur... parce qu'elle l'a fait pénétrer dans votre appartement à Soria.
- Vous savez ?...
- Je sais tout... le roi le sait aussi... Maria vous avait déshonorée près de don Pedro avant de vous assassiner. Mais elle a craint que la calomnie ne glissât sur l'âme du roi, et qu'il ne vous pardonnât d'avoir appartenu à un autre ; on est si indulgent quand on aime... aussi a-t-elle employé le fer pour vous retrancher du monde des vivants.
- Le roi sait qu'Agénor ?...
- Le roi est fou de colère et d'amour... le roi, qui avait déjà corrompu Hafiz pour vous attirer au château, lorsque moi j'ignorais tout, le roi, dis-je, attendra votre convalescence pour vous attirer de nouveau vers lui... C'est excusable, ma fille, il vous aime.
- Je mourrai cette fois, dit Aïssa, car ma main ne tremblera pas, ne glissera pas sur mon sein comme a fait celle de Maria Padilla.
- Toi, mourir ! toi, mon idole ! toi, mon enfant adorée ! s'écria le More en s'agenouillant... non, tu vivras, je te l'ai dit, heureuse et bénissant à jamais mon nom.
- Sans Agénor, je ne vivrai pas.
- Il est d'une autre religion que la vôtre, ma fille.
- Je prendrai sa religion.
- Il me hait.
- Il vous pardonnera quand il ne vous verra plus entre lui et moi. D'ailleurs, qu'importe à moi... j'aime, je ne connais au monde que l'objet de mon amour.
- Pas même celui qui vient de vous sauver pour votre amant ? dit humblement Mothril avec une douleur affectée qui toucha profondément le coeur de la jeune fille... vous me sacrifiez, même quand je m'expose à mourir pour vous !
- Comment cela ?
- Assurément. Aïssa... vous voulez vivre avec don Agénor... je vous y aiderai.
- Vous !
- Moi, Mothril, oui, Aïssa.
- Vous me trompez...
- Pourquoi ?
- Prouvez-moi votre sincérité.
- C'est facile... Vous craignez le roi, eh bien ! je vous empêcherai de voir le roi. Cela vous satisfait-il ?
- Pas entièrement.
- Je conçois... vous désirez revoir le Français.
- Avant toute chose.
- Attendons que vous soyez en état de supporter le voyage, je vous conduirai à lui, je lui remettrai ma vie.
- Mais Maria aussi me conduisait à lui...
- Certes, elle avait intérêt à se défaire de vous, et elle aurait mieux aimé s'épargner un assassinat... Devant Dieu, le jour où l'on paraît à son tribunal, l'assassinat est un fardeau posant.
En prononçant ces terribles paroles, Mothril laissa voir un instant sur son pâle visage cette souffrance des damnés qui n'ont plus de trêve ni d'espoir dans les tortures.
- Eh bien ! que ferez-vous alors ? continua Aïssa.
- Je vous cacherai jusqu'à ce que vous soyez guérie... puis, comme je viens de vous le dire, je vous réunirai au seigneur de Mauléon.
- C'est tout ce que je demande ; ce faisant vous deviendrez en effet pour moi un être divin... mais le roi.
- Oh ! il s'y opposerait de toutes ses forces s'il pénétrait notre dessein... ma mort serait la meilleure ressource... moi mort, vous seriez bien à lui, Aïssa.
- Ou bien forcée de mourir.
- Aimez-vous mieux mourir que vivre pour le Français ?
- Non... oh ! non... parlez, parlez !
- Il faut, chère enfant, si par hasard don Pedro venait à vous voir, à vous parler, à vous questionner sur Agénor de Mauléon, il faut, dis-je, que vous souteniez hardiment que dona Maria a menti en affirmant que vous aimiez ce Français, et surtout que vous lui aviez donné la possession de votre amour... De cette façon le roi ne se défiera plus du Français, il ne surveillera plus notre conduite, il nous fera libres et heureux... Il faut aussi, et cela, mon enfant, domine tout, il faut que vous rappeliez vos souvenirs et que vous y trouviez ceci : Dona Maria vous a parlé avant de vous frapper... elle vous a dit, sans doute, d'avouer au roi votre déshonneur... vous, alors, vous avez refusé... et elle a frappé...
- Je ne me rappelle rien, s'écria Aïssa, frappée de crainte comme tout esprit droit et simple l'eût été à l'exposé de cette théorie infernale du More, je ne veux rien me rappeler. Je ne veux pas non plus nier mon amour pour Mauléon, cet amour, c'est ma lumière et ma religion ! son nom, c'est l'étoile qui me guide dans la vie !... Fière de lui appartenir, je suis si loin de le cacher que je voudrais aller le proclamer devant tous les rois de la terre ; ne comptez pas sur moi pour ces mensonges. Si don Pedro me parle, je répondrai.
Mothril pâlit. Ce dernier, ce faible obstacle annulait le résultat d'un meurtre ; la simple obstination d'un enfant liait les pieds et les mains de l'homme robuste qui eût entraîné un monde en marchant.
Il comprit qu'il ne fallait plus insister. Il avait pourtant fait la besogne de Sysiphe. Il avait roulé le rocher jusqu'au sommet de la montagne, mais le rocher venait de se précipiter encore.
Mothril n'avait plus ni temps ni fortune pour recommencer.
- Ma fille, dit-il, vous agirez comme il vous plaira. Votre intérêt, interprété par vous, selon votre coeur, selon votre caprice, est mon unique loi. Vous voulez cela... je le veux... ne répondez donc au roi que ce que vous voudrez... je sais bien que votre aveu fera tomber ma tête, car moi, moi j'ai dû toujours proclamer votre innocence et votre pureté, je n'ai jamais consenti à laisser planer un soupçon sur vous : que ma tête paye votre faute, c'est-à-dire votre bonheur... Allah le veut... sa volonté soit faite !
- Je ne puis pourtant mentir, dit Aïssa... pourquoi permettriez-vous, d'ailleurs, que le roi vint me parler ? Eloignez-le, c'est facile. Ne pouvez- vous me transporter dans un endroit isolé, me cacher en un mot ?... ma santé, ma blessure ne sont-elles pas des prétextes suffisants... En cela je vous aide assez par ma position même... Mentir, oh ! jamais ! nier Agénor, jamais !
Mothril essaya mais en vain de cacher la joie que les paroles d'Aïssa venaient de jeter dans son âme... Partir avec Aïssa, l'éloigner pour un temps des questions de don Pedro, laisser ainsi affaiblir la colère, la haine, les regrets... le souvenir de Maria... gagner un mois, c'était tout gagner... Or, cette chance de salut, Aïssa l'offrait elle-même. Mothril la saisit ardemment.
- Vous le voulez, ma fille, dit-il, nous partirons. Avez-vous quelque répugnance pour le château de Montiel dont le roi m'a nommé gouverneur.
- Je n'ai de répugnance que pour la présence de don Pedro. J'irai où vous voudrez.
Mothril baisa la main et la robe d'Aïssa, l'enleva doucement entre ses bras jusqu'à la chambre voisine... Il fit disparaître le corps de dona Maria, et appelant deux femmes de sa nation dont la fidélité lui était assurée, il les plaça près de la jeune fille blessée en leur recommandant sur leur vie de ne pas parler à Aïssa, de ne pas souffrir qu'on lui adressât la parole.
Toutes choses ainsi réglées, il alla trouver le roi après s'être composé l'esprit et le visage.
Don Pedro venait de recevoir diverses lettres de la ville. On lui annonçait que des envoyés de Bretagne et de l'Angleterre avaient paru aux environs... que des bruits de guerre circulaient, que le prince de Galles resserrait autour de la nouvelle capitale son cordon d'acier pour forcer, par la pression d'une armée invincible, son protégé de Navarette à payer les frais de la guerre et à monnayer sa reconnaissance.
Ces nouvelles attristèrent don Pedro, mais ne l'abattirent pas. Il envoya chercher Mothril, lequel entra dans la chambre royale au moment même où se manifestait le désir du roi.
- Aïssa ? dit don Pedro avec anxiété.
- Seigneur, sa blessure est dangereuse, profonde... nous ne sauverons pas cette victime.
- Encore ce malheur ! s'écria don Pedro. Oh ! ce serait trop à la fois... Perdre dona Maria qui m'aimait tant, Aïssa que j'aime jusqu'au délire, recommencer une guerre acharnée, implacable, c'est trop, Mothril, trop pour le coeur d'un seul homme.
Et don Pedro montra au ministre les avis envoyés par le gouverneur de Burgos et des villes voisines.
- Mon roi, il faut pour un moment oublier l'amour, dit Mothril, il faut se préparer à la guerre.
- Le trésor est vide.
- Un impôt le remplira... Signez l'impôt que je vous ai demandé.
- Il le faudra bien... Puis-je voir Aïssa ?...
- Aïssa est suspendue comme une fleur sur l'abîme. Un souffle peut la jeter dans la mort.
- A-t-elle parlé ?
- Oui, seigneur.
- Qu'a-t-elle dit ?
- Quelques mots qui expliquent tout. Il paraît que dona Maria l'a voulu forcer à se déshonorer par un aveu pour la perdre dans votre estime. L'enfant courageuse a refusé, la jalouse dona Maria l'a frappée.
- Aïssa l'a dit ?
- Elle le répétera sitôt que ses forces seront revenues... mais je tremble que jamais dans ce monde on n'entende plus sa voix.
- Mon Dieu ! dit le roi.
- Un seul remède peut la sauver... Une tradition de mon pays promet la vie au blessé qui, la nuit, par les vapeurs de la lune nouvelle, effleure de sa blessure certaine herbe magique.
- Cette herbe, il faut se la procurer, dit le roi avec la fureur de la superstition et de l'amour.
- Il ne s'en trouve pas dans ce pays, seigneur... je n'en ai vu qu'à Montiel...
- A Montiel... Envoie à Montiel, Mothril.
- J'ai dit, seigneur, qu'il fallait que la blessure effleurât cette herbe encore sur sa tige... Oh ! c'est un remède souterrain ! J'emporterai bien Aïssa jusqu'à Montiel, mais supportera-t-elle le voyage ?
Don Pedro répondit :
- On la portera aussi doucement que se porte l'oiseau lui-même quand il glisse dans l'air sur l'élan de ses deux ailes... Qu'elle parte, Mothril, qu'elle parte ! mais toi, demeure avec moi.
- C'est moi seul, seigneur, qui puis réciter la formule magique pendant l'opération.
- Je vais donc rester seul.
- Non, seigneur, car Aïssa guérie, vous viendrez à Montiel, et vous ne la quitterez plus.
- Oui, Mothril, oui, tu as raison... je ne la quitterai plus... ainsi je serai heureux... Et le corps de dona Maria, qu'en fait-on ? j'espère que les plus grands honneurs lui seront rendus.
- J'ai ouï dire, seigneur, dit Mothril, que dans votre religion le corps du suicidé est privé de sépulture ; il faut donc que l'Eglise ignore le suicide de dona Maria.
- Il faut que tout le monde l'ignore, Mothril.
- Mais vos serviteurs...
- Je dirai en pleine cour que dona Maria est morte de la fièvre, et quand j'aurai ainsi parlé personne n'élèvera la voix...
- Aveugle, aveugle ! fou ! pensa Mothril.
- Ainsi, Mothril, dit don Pedro, tu partiras avec Aïssa.
- En cette journée même, seigneur.
- Moi, je donnerai mes soins aux obsèques de dona Maria, je signerai l'édit, je ferai un appel à mon armée, à ma noblesse... je conjurerai l'orage.
- Et moi, pensa Mothril, je me serai mis à l'abri !

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