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Chapitre VI
Comment Mothril devança le grand-maître près du roi don Pedro de Castille.

Il y a des villes qui par la situation que leur a donnée la nature, qui par les trésors de beauté dont elles sont enrichies par les hommes, semblent être non seulement par le fait, mais encore par le droit, reines des pays qui les entourent : telle est Séville, cette reine de la belle Andalousie, qui est elle- même une des contrées royales de l'Espagne. Aussi les Mores, qui l'avaient conquise avec joie, qui l'avaient gardée avec amour, la quittèrent-ils avec douleur, en lui laissant la couronne d'Orient qu'ils avaient posée pendant trois siècles sur sa tête. Un des palais dont ils avaient pendant leur séjour doté cette sultane favorite était celui qu'habitait don Pedro, et dans lequel nous allons transporter nos lecteurs.
Sur une terrasse de marbre où les orangers et les citronniers odorants forment, avec des grenadiers et des myrtes, une voûte si épaisse que les feux du soleil ne la peuvent percer, des esclaves Mores attendent que les rayons ardents du jour aient éteint leur flamme dans la mer. Alors le vent du soir se lève ; des esclaves arrosent la dalle de marbre d'eau de rose et de benjoin, et la brise qui passe emporte dans les airs les parfums naturels et les parfums factices mêlés ensemble comme la parure et la beauté. Sous le couvert que forment les jardins suspendus de cette autre Babylone, des esclaves mores apportent alors des lits de soie et des coussins moelleux, car avec la nuit, l'Espagne va revivre, car avec la fraîcheur du soir, les rues, les promenades et les terrasses vont se repeupler.
Bientôt la tapisserie qui sépare la terrasse d'un vaste appartement se soulève, et un homme paraît, au bras duquel s'appuie une belle femme de vingt- quatre à vingt-cinq ans, aux cheveux noirs et lisses, aux yeux noirs et veloutés, à la peau mate et bistrée, qui est la fraîcheur des femmes du Midi ; l'homme, au contraire, a vingt-huit ans, il est blond, il est de haute taille, et il porte dans ses yeux bleus et sur son teint, que n'a pu brunir le soleil d'Espagne, tous les caractères indélébiles des races du nord de l'Europe.
Cette femme, c'est dona Maria Padilla ; cet homme c'est le roi don Pedro.
Tous deux s'avancent silencieusement sous la voûte de verdure, mais il est facile de voir que chez eux le silence ne tient pas à l'absence, mais au contraire au trop plein de leurs pensées.
La belle Espagnole, au reste, n'a de regards ni pour les Mores qui attendent ses ordres ni pour toutes ces richesses qui l'entourent. Quoique née dans la médiocrité, et presque dans la misère, elle s'est familiarisée avec tout ce que le luxe royal a de plus éclatant, depuis qu'elle a joué, comme un enfant joue avec un hochet, avec le sceptre du roi de Castille.
- Pedro, dit-elle enfin, rompant la première ce silence que chacun d'eux semblait hésiter à rompre, vous avez tort de prétendre que je suis votre amie et votre maîtresse honorée ; je suis esclave et humiliée, voilà tout, monseigneur.
Pedro sourit et fit un imperceptible mouvement d'épaule.
- Oui, sans doute, reprit Maria, esclave et humiliée. Je l'ai dit et je le répète.
- Comment cela ? Expliquez-vous, demanda le roi.
- Oh ! c'est bien facile, monseigneur. Voici que le grand-maître de Saint- Jacques arrive, dit-on, à Séville, pour un tournoi que vous préparez. Son appartement, agrandi aux dépens du mien, est orné des tapisseries les plus précieuses et des meubles les plus beaux qu'on y a fait transporter des différentes chambres du palais.
- C'est mon frère, dit don Pedro. Puis il ajouta avec un accent donc lui seul comprenait l'expression : mon frère bien-aimé.
- Votre frère, reprit-elle ; je croyais moi que c'était le frère de Henri de Transtamare.
- Oui, madame ; mais ils sont tous deux les fils du roi don Alphonse, mon père.
- Et vous le traitez en roi ; je le comprends, il a presque droit à cet honneur, en effet, puisqu'il est aimé d'une reine.
- Je ne vous comprends pas, dit don Pedro, pâlissant malgré lui, mais sans qu'aucun autre signe que cette pâleur involontaire indiquât que le coup avait porté au coeur.
- Ah ! don Pedro, don Pedro ! dit Maria Padilla, vous êtes bien aveugle ou bien philosophe.
Le roi ne répondit point ; seulement, il se tourna avec affectation du côté de l'Orient.
- Eh bien ! que regardez-vous ? reprit l'impatiente Espagnole : est-ce si votre frère bien-aimé arrive ?
- Non, madame, répondit don Pedro. Je regarde si de cette terrasse royale où nous sommes on peut voir les tours de Medina-Sidonia.
- Oui, reprit Maria Padilla, je sais bien que vous allez me répondre ce que vous me répondez toujours, c'est-à-dire que l'infidèle reine est prisonnière ; et comment se fait-il que vous, qu'on nomme le Justicier, vous punissiez l'un sans punir l'autre ? comment se fait-il que la reine soit prisonnière et que son complice soit comblé d'honneurs ?
- Que vous a donc fait mon frère don Frédéric, madame ? demanda don Pedro.
- Si vous m'aimiez, vous ne demanderiez pas ce qu'il m'a fait, et vous m'auriez déjà vengée : ce qu'il m'a fait ? il m'a poursuivie, non pas de sa haine, ce ne serait rien, la haine honore, mais de son mépris ; et vous devriez punir quiconque méprise la femme que vous n'aimez pas, c'est vrai, mais que vous avez admise à votre couche, et qui est la seule qui vous ait donné des fils.
Le roi ne répondit pas ; c'était une âme impénétrable dans laquelle il était impossible de lire sous la couche de bronze qui la recouvrait.
- Oh ! qu'il fait beau se parer des vertus qu'on n'a point, reprit dédaigneusement Maria Padilla ; qu'il est facile aux femmes rusées de voiler leurs passions honteuses sous un regard timide, d'abriter leur scandale sous le préjugé qui dit que les filles de la Gaule sont froides et insensibles à côté des femmes Espagnoles.
Don Pedro continua de garder le silence.
- Pedro, Pedro, reprit de nouveau la maîtresse irritée de voir que le sarcasme glissait sur l'invulnérable souverain, Pedro, je crois que vous ferez bien d'écouter la voix de votre peuple. L'entendez-vous qui crie : – Ah ! Maria Padilla, la courtisane royale, la honte du royaume ; voyez-la, la coupable et la criminelle qu'elle est, elle a osé aimer son prince, non pas pour son rang, car il était marié, mais pour lui-même ! Quand les autres femmes conspirèrent contre son honneur, elle lui a livré le sien, comptant sur sa protection et sur sa reconnaissance. Quand ses épouses, – car le chrétien Pedro a des femmes comme un sultan More, – quand ses épouses, même infidèles, restaient infécondes, elle lui a donné deux fils, qu'elle aime, quelle honte ! – Maudissons la Maria Padilla comme on a maudit la Cava ; ces femmes perdent toujours et les peuples et les rois ! Telle est la voix de l'Espagne. Ecoutez-la donc, don Pedro !
Mais si j'étais reine, on dirait : Pauvre Maria Padilla, tu étais bien heureuse lorsque tu étais vierge et que tu jouais sur la rive de la Guadalopa avec les vierges tes compagnes ! – Pauvre Maria Padilla, tu étais bien heureuse quand le roi vint prendre ton bonheur en faisant semblant de t'aimer ! – Ta famille était si illustre que les premiers seigneurs de Castille t'ambitionnaient pour épouse ; mais tu as fait la faute de préférer un roi. – Pauvre jeune fille sans expérience qui ignorais encore que les rois ne sont pas des hommes ; il te trompe cependant, toi qui ne l'as jamais trompé, même en pensée, même en rêve ! Il donne son coeur à d'autres maîtresses, oubliant ta fidélité, ton dévouement, ta fécondité. – Si j'étais reine, on dirait tout cela et on me ferait passer pour une sainte, oui, pour une sainte. – N'est- ce pas le titre qu'on donne à une femme que je connais et qui a trahi son mari avec son frère ?
Don Pedro, dont le front s'était insensiblement couvert de nuages, passa sa main sur son front, et son front parut calme et presque souriant.
- En somme, madame, que voulez-vous, dit-il, être reine ? Vous savez bien que cela ne se peut pas, puisque je suis déjà marié, et même deux fois. Demandez-moi des choses possibles et je vous les accorderai.
- Je croyais pouvoir demander ce que Juana de Castro demanda et obtint.
- Juana de Castro ne demanda rien, madame. Ce fut la nécessité, cette inexorable reine des rois, qui demanda pour elle. Elle avait une famille puissante, et au moment où je me faisais un ennemi au dehors en répudiant Blanche, il fallait me faire des alliés au dedans. Maintenant, voulez-vous que je livre mon frère Frédéric à des geôliers, an moment où la guerre me menace, où mon autre frère Henri de Transtamare soulève contre moi l'Aragon, me prend Tolède, m'escalade Toro, que je suis forcé de reconquérir sur mes proches avec plus de peine que je n'en aurais eu à reconquérir Grenade sur les Mores. Oubliez-vous qu'un instant, moi qui tiens prisonniers les autres, j'ai été prisonnier moi-même, obligé de dissimuler, de courber la tête, de sourire à qui je voulais mordre ; de ramper comme un enfant sous l'ambitieuse volonté de ma mère ; qu'il m'a fallu six mois de dissimulation pour trouver un jour la porte de mon propre palais ouverte pendant une minute ; qu'il m'a fallu fuir à Ségovie, arracher pièce à pièce aux mains de ceux qui s'en étaient emparés l'héritage que m'a laissé mon père ; faire poignarder Garcilaso à Burgos, faire empoisonner Albuquerque à Toro, faire tomber vingt-deux têtes à Tolède, et changer mon surnom de Justicier en celui de Cruel, sans savoir lequel des deux la postérité me conservera ? Et pour un crime supposé de l'avoir reléguée à Medina-Sidonia presque seule, presque pauvre, tout à fait méprisée, parce qu'il vous a plu de la voir ainsi ?
- Ah ! ce n'est pas parce qu'il m'a plu de la voir ainsi, s'écria Maria Padilla, les yeux flamboyants ; c'est parce que vous avez été déshonoré par elle.
- Non, madame, dit don Pedro, non, je n'ai pas été déshonoré, parce que je ne suis pas de ceux qui font reposer l'honneur ou le déshonneur d'un roi sur quelque chose d'aussi fragile que la vertu d'une femme. Tout ce qui, pour les autres hommes, est un motif de joie ou de douleur, n'est pour nous autres rois qu'un moyen politique d'arriver à un but tout opposé. Non, je n'ai pas été déshonoré par la reine Blanche ; mais on m'avait forcé de l'épouser malgré moi, et j'ai saisi cette occasion qu'elle et mon frère ont eu l'imprudence de me fournir. J'ai feint d'avoir conçu sur eux de terribles soupçons. Je l'ai humiliée, je l'ai dégradée, elle, fille de la première maison du monde chrétien. Donc, si vous m'aimez comme vous le dites, vous devez prier Dieu qu'il ne m'arrive pas malheur, car le régent ou plutôt le roi de France est son beau frère. C'est un grand prince, madame, qui a de puissantes armées, commandées par le premier général du temps, par messire Bertrand Duguesclin.
- Ah ! roi, tu as peur, dit Maria Padilla, préférant la colère du roi à cette froide impassibilité qui faisait de don Pedro, maître de lui-même, le prince le plus dangereux de la terre.
- J'ai peur de vous, oui, madame, dit le roi ; car vous seule avez eu jusqu'ici la puissance de me faire faire les seules fautes que j'aie faites.
- Il me semble qu'un roi qui va chercher ses conseillers et ses agents parmi les Mores et parmi les Juifs, devrait rejeter ses fautes sur d'autres que sur la femme qu'il aime.
- Ah ! vous voilà, vous aussi, retombée dans l'erreur commune, dit don Pedro en haussant les épaules ; mes conseillers mores ! mes agents juifs ! Eh ! madame, je prends mes conseils à l'intelligence et puise mes ressources où est l'argent. Si vous et ceux qui m'accusent vous vous donniez la peine de jeter les yeux sur l'Europe, vous verriez que chez ces Mores est la civilisation, que chez ces Juifs sont les richesses. Qui a bâti la mosquée de Cordoue, l'alhambra de Grenade, tous ces alcazars qui font l'ornement de nos villes, le palais même où nous sommes ? qui a fait tout cela ? les Mores. Entre les mains de qui est le commerce ? entre les mains de qui est l'industrie ? entre les mains de qui va s'amasser l'or des nations insouciantes ? entre les mains des Juifs ! Qu'attendre de nos chrétiens demi- barbares ? de grands coups de lance inutiles, de grands combats qui font saigner les nations. Mais qui les regarde faire, ces nations insensées ? Qui florit, qui chante, qui aime, qui jouit de la vie enfin auprès d'elles pendant leurs convulsions ? les Mores. Qui s'abat sur leurs cadavres pour les dépouiller ? les Juifs. Vous voyez donc bien que les Mores et les Juifs sont les véritables ministres et les véritables agents d'un roi qui veut être libre et indépendant des rois ses voisins. Eh bien ! voilà ce que j'essaie, voilà ce que je tente depuis six ans ; voilà ce qui a soulevé contre moi tant d'inimitiés ; voilà ce qui a fait éclore tant de calomnies. Ceux qui voulaient être mes ministres, ceux qui voulaient devenir mes agents, sont devenus mes ennemis implacables ; et c'est tout simple : je n'avais rien fait pour eux, je ne voulais rien d'eux, je les éloignais de moi. Mais vous, tout au contraire, Maria : je vous ai prise où vous étiez, je vous ai rapprochée de mon trône autant que j'ai pu ; je vous ai donné la portion de mon coeur dont peut disposer un roi ; je vous ai aimée enfin, moi qu'on accuse de n'avoir rien aimé.
- Ah ! si vous m'aviez aimée, répondit Maria avec cette persistance des femmes qui ne répond jamais aux arguments avec lesquels on réfute leurs folles accusations, mais seulement à leurs propres pensées ; si vous m'aviez aimée, je ne serais pas condamnée aux larmes et à la honte pour avoir été dévouée à mon roi ; si vous m'aimiez, je serais vengée.
- Eh mon Dieu ! dit don Pedro, attendez, vous le serez, vengée, s'il y a lieu que vous le soyez. Croyez-vous que je porte don Frédéric dans mon coeur ? Croyez-vous que je ne serais pas heureux de trouver l'occasion d'en finir avec toute cette race de bâtards ?... Eh bien ! si don Frédéric vous a réellement outragée, ce dont je doute...
- Et n'est-ce pas m'outrager, reprit Maria Padilla pâle de colère, n'est-ce pas m'outrager que de vous conseiller, comme il l'a fait, de ne pas me garder pour maîtresse et de reprendre la reine Blanche pour femme ?
- Et vous êtes sûre qu'il m'a donné ce conseil, Maria ?
- Oh ! oui, j'en suis sûre, dit l'Espagnole en faisant un geste de menace, sûre comme de ma vie.
- Donc, ma chère Maria, reprit don Pedro avec ce flegme si désespérant pour les gens qui se laissent emporter à leur colère, si don Frédéric m'a conseillé de ne pas vous garder pour maîtresse et de reprendre la reine Blanche pour femme, vous faites erreur en l'accusant d'être l'amant de cette même reine Blanche, autrement, comprenez donc cela, jalouse que vous êtes, ils se fussent trouvés heureux de pouvoir jouir d'une liberté aussi grande que celle qu'on laisse à une femme dédaignée.
- Vous êtes un trop grand orateur pour moi, sire Pedro, répondit Maria en se levant, dans l'impossibilité de contenir plus longtemps sa fureur. Je salue Votre Majesté et tâcherai de me venger seule.
Don Pedro la suivit du regard sans dire un seul mot, la vit s'éloigner sans la rappeler d'un seul geste ; et cependant cette femme était la seule qui lui eût fait éprouver parfois un autre sentiment que celui de la passion matérielle satisfaite. Mais justement à cause de cela, il craignait sa maîtresse comme il eût craint un ennemi. Il comprima donc ce faible sentiment de pitié qu'il sentait remuer au fond de son coeur, et s'étendit sur les coussins que venait de quitter Maria Padilla, l'oeil fixé vers la route du Portugal, car du balcon où le roi reposait, on pouvait voir à travers la plaine, les bois ou les montagnes, les différentes routes qui conduisaient aux différents points du royaume.
- Horrible condition des rois ! murmura don Pedro. J'aime cette femme, et cependant je ne dois laisser voir ni à elle, ni aux autres, ni à personne, que je l'aime ; car si elle s'apercevait de cet amour, elle en abuserait ; car il ne faut pas que personne se puisse croire assez d'empire sur le roi pour lui arracher une satisfaction d'injures ou un avantage quelconque. Il ne faut pas que personne puisse dire : La reine a outragé le roi ; le roi le sait, et il n'est pas vengé ! – Oh ! continua don Pedro après un instant de silence durant lequel sa physionomie indiqua tout ce qui se passait dans son coeur, ce n'est pas l'envie de me venger qui me manque, Dieu merci ! mais si j'agissais trop violemment, mon royaume se perdrait peut-être par cette imprudente justice. Quant à don Frédéric, il ne relève que de moi, et le roi de France n'a rien à voir à sa vie ou à sa mort. Seulement, viendra-t-il ? ou s'il vient, n'aura-t-il pas eu le temps de prévenir sa complice ?
Comme il disait ces mots, le roi aperçut sur la route de la sierra d'Aracena comme un nuage de poussière. Ce nuage grossit. Bientôt, à travers son voile devenu plus transparent, il aperçut les blanches robes des cavaliers mores ; puis, à sa haute taille, au palanquin doré près duquel il marchait, le roi reconnut Mothril.
La troupe avançait rapidement.
- Seul ! murmura le roi.
Quand il eut pu embrasser du regard depuis le premier jusqu'au dernier des hommes qui la composaient :
- Seul ! Qu'est donc devenu le grand-maître ? Aurait-il, par hasard, refusé de venir à Séville, ou faudra-t-il l'aller chercher à Coïmbre ?
Cependant la troupe avançait toujours.
Au bout d'un instant, elle disparut sous les portes de la ville. Le roi la suivait des yeux, et de temps en temps la voyait reparaître et reluire dans les rues tortueuses de la ville : enfin, il la vit entrer à l'alcazar ; en se penchant sur la balustrade, il put la suivre dans les cours : il était évident que dans un instant il serait fixé.
Le More avait ses entrées libres et absolues près du roi. Au bout d'un instant il parut donc sur la terrasse et trouva don Pedro debout, les yeux attachés sur l'endroit par lequel il savait qu'il devait arriver. Son visage était sombre et ne cherchait aucunement à dissimuler son inquiétude.
Le More croisa ses mains sur sa poitrine et toucha presque la terre de son front. Mais don Pedro ne répondit à ce salut que par un geste d'impatience.
- Le grand-maître ? dit-il.
- Sire, répondit Mothril, j'ai dû me hâter de revenir vers vous. Les grands intérêts dont j'ai à vous entretenir feront que Votre Altesse écoutera, je l'espère, la voix de son fidèle serviteur.
Don Pedro, tout accoutumé qu'il fût à lire au fond du coeur, était trop préoccupé des passions qui l'agitaient en ce moment pour voir tout ce que contenaient de précautions astucieuses les paroles du More, embarrassées à dessein.
- Le grand-maître ? répéta-t-il en frappant du pied.
- Seigneur, répondit Mothril, il viendra.
- Pourquoi l'avez-vous quitté ? Pourquoi, s'il n'est pas coupable, ne vient-il pas librement, et s'il l'est, pourquoi ne vient-il pas de force ?
- Seigneur, le grand-maître n'est pas innocent, et cependant il viendra, soyez tranquille ; peut-être voudrait-il fuir, mais il est surveillé par mes gens : ils l'amènent plutôt qu'ils ne l'escortent. Si j'ai pris les devants, c'est pour parler au roi, non pas des choses faites, mais des choses qui lui restent à faire.
- Ainsi donc, il vient, tu en es sûr ? répéta don Pedro.
- Demain soir il sera aux portes de Séville. J'ai fait diligence, comme vous voyez.
- Personne n'est instruit de son voyage !
- Personne.
- Vous comprenez l'importance de ma demande et la gravité de votre réponse.
- Oui, sire.
- En bien ! qu'y a-t-il encore de nouveau ? demanda don Pedro, avec un horrible serrement de coeur dont son visage ne trahit pas la présence, car son visage avait eu le temps de redevenir indifférent.
- Le roi sait combien je suis jaloux de son honneur, dit le More.
- Oui, mais vous savez aussi, Mothril, dit don Pedro en fronçant le sourcil, que les insinuations sur ce sujet sont bonnes de Maria Padilla à moi, c'est-à- dire d'une femme jalouse à un amant trop patient peut-être ; mais de vous à don Pedro, mais du ministre au roi, tout blâme sur l'irréprochable conduite de la reine Blanche vous est interdit vous le savez, et si vous l'avez oublié, je vous le répète.
- Sire Pedro, dit le More, un roi puissant, heureux, aimé, aimant comme vous l'êtes, ne trouve place en son coeur ni pour l'envie, ni pour la jalousie ; je comprends cela : votre bonheur est grand, seigneur ; mais il ne faut pas que votre bonheur vous aveugle.
- Cette fois tu sais quelque chose ! s'écria don Pedro, en fixant son regard profond sur le More.
- Seigneur, répondit froidement celui-ci, Votre Seigneurie a réfléchi plus d'une fois sans doute aux embûches dont elle est entourée. Elle s'est demandé en sa sagesse où va la monarchie de Castille, puisque le roi n'a pas d'héritiers.
- Pas d'héritiers ! répéta don Pedro.
- Du moins pas d'héritiers légitimes, continua le More ; en sorte que le royaume appartiendrait, s'il vous arrivait malheur, au plus hardi ou au plus heureux de tous les bâtards, soit à Henri, soit à don Frédéric, soit à Tello.
- Pourquoi toutes ces paroles, Mothril ? demanda don Pedro. Voudrais-tu par hasard me conseiller un troisième mariage ? Les deux premiers n'ont point eu d'assez heureux résultats pour que je suive ton conseil. Je t'en avertis, Mothril.
Ces paroles, arrachées au fond de l'âme du roi par un violent chagrin, firent étinceler l'oeil du More.
C'était la révélation de tous les tourments endurés par don Pedro dans son intérieur si agité ; Mothril savait la moitié de ce qu'il voulait savoir ; un mot allait lui apprendre le reste.
- Seigneur, dit-il, pourquoi cette troisième femme ne serait-elle point une femme dont le caractère serait éprouvé et la fécondité certaine ? Epousez dona Maria Padilla, par exemple, puisque vous l'aimez à ne pouvoir vous séparer d'elle, et qu'elle est d'assez bonne maison pour devenir reine. De cette façon, vos fils seront légitimés, et nul n'aura plus le droit de leur disputer le trône de Castille.
Mothril avait rassemblé toutes les forces de son intelligence afin de mesurer la portée d'une attaque qui pour lui était sans seconde. Alors, avec une volupté inconnue au reste des hommes, et connue de ces seuls ambitieux à vaste envergure qui jouent au jeu les royaumes, il vit un sombre nuage d'ennui passer sur le front de son souverain.
- J'ai déjà rompu sans résultat un mariage qui me liait au roi de France, dit don Pedro ; je ne puis rompre maintenant celui qui me lie à la maison de Castro...
- Bon ! murmura Mothril ; plus d'amour réel dans le coeur, plus d'influence à craindre ; il y a une place à prendre, sinon sur le trône, du moins dans le lit du roi de Castille.
- Voyons, dit don Pedro, finissons-en. Tu avais, disais-tu quelque chose d'important à m'apprendre.
- Oh ! ce que j'avais à vous dire était simplement une nouvelle qui vous délie de tout égard envers la France.
- Cette nouvelle, alors... parle vite !
- Seigneur, dit Mothril, permettez-moi de descendre pour donner quelques ordres aux gardiens de cette litière qui est en bas. Je suis inquiet, car j'y ai laissé seule une personne qui m'est bien chère.
Don Pedro le regarda avec étonnement.
- Va, dit-il, et reviens vite.
Le More descendit et fit avancer la litière jusque dans la première cour.
Don Pedro, du haut de la terrasse, suivait vaguement les démarches de son ministre. Mothril reparut quelques instants après.
- Seigneur, dit-il, Votre Altesse, cette fois encore, m'accordera-t-elle, comme d'habitude, un logement dans l'alcazar ?
- Oui, certes.
- Permettez donc alors que j'y fasse entrer la personne qui est dans cette litière.
- Une femme ? demanda don Pedro.
- Oui, seigneur.
- Une esclave que tu aimes ?
- Sire, ma fille.
- Je ne savais pas que tu eusses une fille, Mothril.
Mothril ne répondit rien : le doute et la curiosité entrèrent ensemble dans l'esprit du roi. C'est ce que demandait le More.
- Maintenant, dit don Pedro, ramené par l'importance de la situation aux choses qu'il voulait apprendre, dis-moi ce que tu sais sur la reine Blanche.

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