Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre L
Les deux messages.

Agénor était à peine entré dans le manoir de Laval, que l'écuyer castillan, qui ne perdait de vue ni un geste ni une parole, entendit le gardien de la tour lui dire :
- Soyez le bienvenu, sire de Mauléon !
Ces paroles, jointes au regard plein de reproches que Musaron lui adressait de temps en temps, suffirent au messager.
- Puis-je dire deux mots à l'écart à Votre Seigneurie ? demanda-t-il aussitôt au jeune homme.
- Cette cour plantée d'arbres vous convient-elle ? demanda Agénor.
- Parfaitement, senor.
- Vous savez, continua Mauléon, que je ne me défie pas de Musaron, qui est plutôt un ami qu'un serviteur pour moi ; quant à votre compagnon...
- Seigneur, vous le voyez, c'est un jeune More que je trouvai, voilà tantôt deux mois, dans le chemin qui conduit de Burgos à Soria. Il mourait de faim ; il avait été battu jusqu'au sang par les gens de Mothril et par Mothril lui-même, lequel l'avait menacé du poignard à cause du penchant que ce pauvre enfant témoignait pour la religion du Christ. Je le trouvai donc pâle et tout sanglant ; je l'emmenai chez ma mère, que peut-être Votre Seigneurie connaît, ajouta l'écuyer en souriant, et nous le pansâmes, nous lui donnâmes à manger. Depuis, il est pour nous un chien dévoué jusqu'à la mort. Aussi, quand il y a deux semaines, mon illustre maîtresse, dona Maria...
L'écuyer baissa la voix.
- Dona Maria !... murmura Mauléon.
- Elle-même, senor ; lorsque mon illustre maîtresse dona Maria me fit appeler pour me confier une mission importante et dangereuse : – Gildaz, me dit-elle, tu vas monter à cheval et te rendre en France ; mets beaucoup d'or dans ta valise, et prends une bonne épée ; tu chercheras sur la route de Paris un gentilhomme et ma maîtresse me dépeignit Votre Seigneurie qui se rend certainement à la cour du grand roi Charles-le-Sage ; prends avec toi un compagnon fidèle, car la mission, je te le dis, est périlleuse.
- Je songeai aussitôt à Hafiz, et je lui dis : Hafiz, monte à cheval et prends ton poignard.
- Bien, maître, me répondit Hafiz, le temps seulement d'aller à la mosquée. – Car chez nous Espagnols, vous le savez, seigneur, dit Gildaz en soupirant, il y a aujourd'hui églises pour les Chrétiens, mosquées pour les Infidèles, comme si Dieu avait deux demeures.
Je laissai l'enfant courir à sa mosquée ; je préparai moi-même son cheval avec le mien, je mis à l'arçon le grand poignard que vous y voyez attaché par la chaîne de soie, et lorsqu'il revint une demi-heure après, nous partîmes. Dona Maria m'avait écrit pour vous, la lettre que voici.
Gildaz souleva sa cuirasse, ouvrit son pourpoint, et dit à Hafiz :
- Ton poignard, Hafiz !
Hafiz, avec sa face couleur de bistre, ses yeux blancs, et l'impassible raideur de son maintien, avait, pendant tout le récit de Gildaz, conservé un silence, une immobilité de pierre.
Tandis que le bon écuyer énumérait ses qualités, sa fidélité, sa discrétion, il ne sourcillait pas ; mais lorsqu'il avait parlé de son absence d'une demi- heure pour aller à la mosquée, une sorte de rougeur, feu pâle et sinistre, avait envahi ses joues, et jeté dans ses yeux comme un éclair d'inquiétude ou de remords.
Lorsque Gildaz lui demanda le poignard, il allongea sa main lentement, tira l'arme du fourreau, et la tendit à Gildaz.
Celui-ci coupa la doublure du pourpoint, et en tira une lettre dans un fourreau de soie.
Mauléon appela Musaron à l'aide.
Celui-ci s'attendait bien à figurer dans le dénouement de la scène. Il prit l'enveloppe, la déchira, et se mit à lire à Mauléon le contenu de l'épître, tandis que Gildaz et Hafiz se tenaient à une distance respectueuse.

« - Seigneur don Agénor, disait Maria Padilla, je suis bien surveillée, bien épiée, bien menacée ; mais la personne que vous savez l'est plus encore que moi. Je vous suis bien affectionnée ; mais la personne pour qui je vous écris vous aime plus que moi encore. Nous avons pensé qu'il vous serait agréable, à présent que vous voilà en terre de France, d'avoir ce que vous regrettez en votre possession.
Tenez-vous donc près de la frontière, à Rianzarès, dans un mois à partir de la réception du présent avis. La date précise de votre arrivée à Rianzarès, je la connaîtrai sûrement par le fidèle messager que je vous envoie. Attendez là, patiemment, sans rien dire ; vous verrez un soir approcher, non une litière que vous connaissez, mais une mule rapide qui vous portera l'objet de tous vos désirs.
Alors, seigneur Mauléon, enfuyez-vous ; alors, renoncez au métier des armes, à moins que vous ne remettiez jamais les pieds en Castille : ceci, sur votre foi de chrétien et de chevalier. Alors, riche de la dot que votre femme vous apportera, heureux de son amour et de sa beauté, gardez, en vigilant seigneur, votre trésor, et bénissez quelquefois dona Maria Padilla, pauvre femme bien malheureuse, dont cette lettre est l'adieu. »

Mauléon se sentit attendri, transporté, enivré.
Il bondit, et arrachant la lettre des mains de Musaron, il y imprima un ardent baiser.
- Viens, dit-il à l'écuyer, que je t'embrase, toi qui as peut-être effleuré les vêtements de celle qui est mon ange protecteur.
Et follement, il embrassa Gildaz.
Hafiz ne perdait pas de vue un des détails de la scène, mais il ne bougeait pas.
- Dis à dona Maria... s'écria Mauléon.
- Silence, donc ! seigneur, interrompit Gildaz, ce nom... si haut.
- Tu as raison, fit Agénor plus bas, dis donc à dona Maria que dans quinze jours...
- Non, seigneur... répliqua Gildaz, les secrets de ma maîtresse ne me regardent point ; je suis un courrier, je ne suis pas un confident.
- Tu es un modèle de fidélité, de noble dévouement, Gildaz, et, si pauvre que je sois, tu recevras de moi une poignée de florins.
- Non, seigneur, rien... ma maîtresse paie assez cher.
- Alors ton page... ton More fidèle...
Hafiz ouvrit de gros yeux, et la vue de l'or fit passer un frisson sur ses épaules.
- Je te défends de rien recevoir, Hafiz, dit Gildaz.
Un mouvement imperceptible révéla au perspicace Musaron la furieuse contrainte d'Hafiz.
- Les Mores sont généralement avides, dit-il à Gildaz, et celui-ci l'est plus qu'un More et un juif ensemble. Aussi a-t-il lancé à son camarade Gildaz un bien vilain regard.
- Bah ! tous les Mores sont laids, Musaron, et le diable seul connaît quelque chose à leur grimace, répliqua Gildaz en souriant.
Et il rendit à Hafiz le poignard que celui-ci serra presque convulsivement.
Musaron, sur un signe de son maître, se prépara dès-lors à écrire une réponse à dona Maria.
Le scribe du sieur de Laval passait dans la cour.
On l'arrêta, Musaron lui emprunta un parchemin, une plume, et écrivit.

« Noble dame, vous me comblez de bonheur. Dans un mois, c'est-à-dire le septième jour du mois prochain, je serai à Rianzarès, prêt à recevoir le cher objet que vous m'envoyez. Je ne renoncerai pas au métier des armes, parce que je veux devenir un grand guerrier pour faire honneur à ma dame bien- aimée ; mais l'Espagne ne me verra plus, je vous le jure par le Christ ! à moins que vous ne m'y appeliez, ou que le malheur empêche Aïssa de me joindre, auquel cas je courrais jusqu'aux enfers pour la retrouver. Adieu, noble dame, priez pour moi. »
Le chevalier fit une croix au bas de ce parchemin, et Musaron écrivit sous la croix.
Ceci est la signature :
                    Sire Agénor de Mauléon.

Tandis que Gildaz resserrait sous sa cuirasse la lettre de Mauléon, Hafiz à cheval épiait, plutôt comme un tigre que comme un chien fidèle, chacun des mouvements de l'écuyer. Il vit la place où reposait le dépôt, et parut désormais indifférent au reste de la scène, comme s'il n'avait plus rien à voir et que ses yeux lui devinssent inutiles.
- A présent, que faites-vous, bon écuyer ? dit Agénor.
- Je repars sur mon cheval infatigable, seigneur ; je dois être arrivé dans douze jours près de ma maîtresse : tel est son ordre, je dois donc faire diligence. Il est vrai que je ne suis pas fort éloigné ; il y a, dit-on, une route qui coupe par Poitiers.
- C'est vrai... Au revoir, Gildaz, adieu, bon Hafiz ! Vrai Dieu ! il ne sera pas dit que si tu refuses la gratification d'un maître, tu refuseras le présent d'un ami.
Et Agénor détacha sa chaîne d'or, qui valait cent livres, et la jeta au cou de Gildaz.
Hafiz sourit, et sa face basanée s'illumina étrangement de ce sourire infernal.
Gildaz accepta, émerveillé, baisa la main d'Agénor et partit.
Hafiz marchait derrière lui, comme attiré par le brillant de l'or qui dansait sur les larges épaules de l'écuyer son maître.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente