Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XLVI
La Trêve.

Mais le combat n'était pas ce que désirait Mothril.
Il se tourna lentement vers la plaine, donna un dernier regard au champ de bataille, et s'adressant à Maria Padilla :
- Je croyais, dit-il, madame, que notre seigneur le roi vous avait fixé un endroit de retraite ; serait-ce qu'il a changé d'avis, et que vous obéissez à un nouvel ordre ?
- Des ordres ! répliqua la fière Castillane, oublies-tu, Sarrasin, que tu parles à celle qui a l'habitude non d'en recevoir, mais d'en donner.
Mothril s'inclina.
- Mais, madame, dit-il, si vous avez le don d'agir à votre désir, vous ne supposez pas pouvoir disposer de dona Aïssa selon votre volonté... Dona Aïssa est ma fille.
Aïssa se préparait à répondre par quelque exclamation furieuse, Maria l'interrompit :
- Seigneur Mothril, dit-elle, à Dieu ne plaise que je porte le trouble dans votre famille ! ceux-là qui veulent être respectés respectent les autres. J'ai vu dona Aïssa seule, éplorée, mourant d'inquiétude, je l'ai emmenée avec moi.
Aïssa ne put se retenir plus longtemps.
- Agénor ! cria-t-elle, qu'avez-vous fait de mon chevalier don Agénor de Mauléon !
- Ah ! fit Mothril, n'est-ce pas ce seigneur dont ma fille était inquiète ?
Et un funeste sourire éclaira sa physionomie contractée.
Maria ne répondit pas.
- N'est-ce pas à ce seigneur que charitablement vous meniez ma fille éplorée ? continua Mothril, s'adressant à Maria : dites ? madame.
- Oui, dit Aïssa, et je persiste à l'aller trouver. Oh ! ton regard ne m'effraie pas, mon père. Quand Aïssa veut, elle veut bien. Je veux aller trouver don Agénor de Mauléon ; conduis-moi vers lui.
- Vers un infidèle, fit Mothril, dont les traits de plus en plus altérés, devinrent livides.
- Vers un infidèle, oui, car cet infidèle est...
Maria l'interrompit.
- Voici le roi, s'écria-t-elle, il vient à nous.
Aussitôt le More fit un signe à ses esclaves, Aïssa fut entourée, séparée de Maria Padilla.
- Vous l'avez tué ! s'écria la jeune fille, eh bien ! Je mourrai aussi !
Elle tira de son fourreau d'or une petite lame acérée comme la langue des vipères, et qui fit jaillir un éclair au soleil de la plaine.
Mothril se précipita vers elle... Toute sa fureur l'avait abandonné, toute sa férocité avait fait place à la plus douloureuse anxiété.
- Non ! dit-il, non ; il vit ! il vit !
- Qui me l'assurera ? répliqua la jeune fille en interrogeant le More de son regard de feu.
- Demande au roi lui-même : croiras-tu le roi ?
- C'est bien ! demandez-le lui, et qu'il réponde.
Don Pedro s'était approché.
Maria Padilla s'était jetée dans ses bras.
- Seigneur, dit tout à coup Mothril, dont la tête semblait près de s'égarer, est-il vrai que ce Français, ce Mauléon soit mort ?
- Non, par l'enfer ! dit le roi d'une voix sombre, non ; je n'ai pu seulement frapper ce traître, ce démon : non, il fuit, le misérable, renvoyé en France par le prince Noir ; il fuit, libre, heureux, moqueur, comme le passereau échappé au vautour.
- Il fuit, répéta dona Aïssa, il fuit ! est-ce bien vrai ?
Et son regard interrogeait tous les assistants.
Mais dans l'intervalle, Maria Padilla, qui avait recueilli des nouvelles positives, et qui savait à quoi s'en tenir sur le salut de Mauléon, fit signe à la jeune fille qu'elle pouvait rester, et que son amant était sain et sauf.
Soudain, tout le délire de la jeune Moresque s'apaisa comme s'apaisent les tempêtes au retour du soleil. Elle se laissa conduire par Mothril, qu'elle suivit en baissant le front, sans s'apercevoir que le roi don Pedro fixait sur elle un regard enflammé, absorbée qu'elle était par cette seule pensée qu'Agénor était vivant, par cette seule espérance qu'elle pouvait encore le revoir.
Ce regard du roi, Maria Padilla le surprit et en devina le sens ; mais en même temps elle lut aussitôt sur le visage de la jeune Moresque le dégoût profond que les phrases cruelles de don Pedro, au sujet d'Agénor avaient soulevé chez elle.
- N'importe, dit-elle, Aïssa ne restera pas à la cour ; elle partira, je la réunirai à Mauléon. Il le faut ! Mothril s'y opposera de tout son pouvoir ; mais tout est là, Mothril ou moi nous devons succomber dans la lutte.
Et comme elle achevait de former ce projet, elle entendit le roi soupirer à l'oreille du More :
- Le fait est qu'elle est bien belle ! Je ne l'ai jamais vue si belle qu'aujourd'hui.
Mothril sourit.
- Oui ! continua Maria, pâle de jalousie, voilà toute la cause de la guerre !
La rentrée de don Pedro à Burgos se fit avec toute la splendeur qu'une victoire décisive donne à la puissance légitime.
Les rebelles ne pouvaient plus rien espérer, ils se soumirent, et l'enthousiasme de leur palinodie fut aussi puissant que les exhortations du prince de Galles pour changer en mansuétude la cruauté ordinaire de don Pedro.
Ce prince se contenta donc de faire pendre une douzaine de bourgeois, de faire étriller par les soldats une centaine des plus signalés mutins, et de lever quelques bonnes confiscations pour son trésor sur une des plus riches villes de l'Espagne.
Et puis, comme il était las de ces luttes acharnées, comme il voyait la fortune lui sourire, comme il éprouvait le besoin de réchauffer au soleil joyeux des fêtes son esprit et son coeur, il fit de Burgos une ville royale. Les bals et les tournois se succédèrent sans interruption ; on distribua des dignités, des récompenses, on oublia la guerre, on oublia presque la haine.
Cependant Mothril veillait, mais au lieu de s'occuper, en ministre prudent, des événements, d'une résurrection probable de la guerre, il endormait le roi dans une sécurité profonde.
Déjà don Pedro avait congédié, mécontents, les Anglais ; quelques places- fortes, demeurées au pouvoir de ces derniers, les indemnisaient mal, et dangereusement, des frais énormes de la guerre.
Le prince de Galles avait fait et présenté son compte à son allié. La somme était effrayante. Don Pedro sentant qu'il était périlleux de lever des impôts au moment d'une restauration, demandait du temps pour payer. Mais le prince anglais connaissait son allié, il ne voulait pas attendre. Il y avait donc très réellement autour de don Pedro, même dans sa prospérité, des germes de malheur tels, que le plus malheureux prince, le plus ruiné de tous les vaincus, eût préféré sa condition.
Mais c'était le moment que Mothril attendait et peut-être avait prévu. Sans affecter d'être ému, il sourit des prétentions de l'Anglais, en suggérant au prince espagnol que cent mille Sarrasins vaudraient bien dix mille Anglais, coûteraient moins, ouvriraient à l'Espagne le passage vers une domination africaine, et qu'une double couronne serait le résultat de cette politique.
Puis il lui soufflait en même temps, que le seul moyen de réunir solidement les deux couronnes sur une seule tête était une alliance ; qu'une fille des anciens princes arabes du sang vénéré des califes, assise aux côtés de don Pedro, sur le tronc de Castille, rallierait en un an toute l'Afrique, tout l'Orient même à ce trône.
Et cette fille des califes, on le comprend bien, c'était Aïssa.
Désormais la voie s'aplanissait pour le More. Il touchait à la réalisation de ses rêves. Mauléon n'était plus un obstacle, puisqu'il était parti. D'ailleurs, cet obstacle en était-il vraiment un ? Qu'était-ce que ce Mauléon ? Un chevalier, un rêveur, franc, loyal et crédule ! était-ce donc là antagoniste à craindre pour le sombre et rusé Mothril ?...
L'obstacle sérieux venait donc d'Aïssa, d'Aïssa seulement.
Mais la force dompte toute résistance. Il ne s'agissait que de prouver à la jeune fille une infidélité de Mauléon. C'était chose facile. Depuis quand les Arabes ne pratiquaient-ils plus soit l'espionnage pour découvrir la vérité, soit le faux témoignage pour établir le mensonge ?
Un autre empêchement plus grave, et qui faisait froncer les sourcils du More, c'était cette femme altière et belle, cette femme encore toute puissante sur l'esprit de don Pedro par l'habitude et la domination du plaisir.
Maria Padilla, depuis qu'elle avait compris les plans de Mothril, travaillait à les contreminer avec une habileté digne en tout point de sa rare et exquise nature.
Elle savait jusqu'au moindre désir de don Pedro, elle captivait son attention, elle éteignait jusqu'au moindre feu qu'elle n'avait pas allumé.
Docile, quand elle était seule avec don Pedro, impérieuse devant tous, maîtresse toujours, elle continuait d'entretenir avec Aïssa, dont elle avait fait son amie, une secrète intelligence.
Lui parlant sans cesse de Mauléon, elle l'empêchait de songer à don Pedro ; et d'ailleurs l'ardente et fidèle jeune fille n'avait pas besoin que l'on entretînt son amour. Son amour, on le sentait bien, ne devait mourir qu'avec sa vie.
Mothril n'avait pu encore surprendre ces entretiens mystérieux ; sa défiance sommeillait ; il ne voyait qu'un des fils de l'intrigue, celui qu'il tenait ; l'autre lui échappait, perdu dans une ombre pleine d'artifice.
Aïssa n'avait plus reparu à la cour ; elle attendait silencieusement la réalisation d'une promesse faite par Maria, de lui donner des nouvelles certaines de son amant.
Et de fait, Maria avait expédié en France un émissaire chargé de retrouver Mauléon, de lui apprendre la situation des affaires, et de rapporter de lui un souvenir à la pauvre Moresque languissant dans l'attente d'une réunion prochaine.
Cet émissaire, montagnard adroit, et sur lequel elle pouvait compter, n'était autre que le fils de la vieille nourrice avec lequel Mauléon l'avait rencontrée déguisée en bohémienne.
Voilà où en étaient les choses tant en Espagne qu'en France ; ainsi se tenaient en présence deux intérêts vivants, ennemis furieux, qui n'attendaient, pour se ruer l'un contre l'autre, que le moment où ils auraient acquis par le repos et l'étude toute la plénitude de leurs forces.
Nous pouvons donc, dès à présent, revenir au bâtard de Mauléon, qui, sauf l'amour tenace qui devait le ramener en Espagne, s'en retournait vers sa patrie, léger, joyeux et fier d'être libre, comme ce passereau dont parlait le roi de Castille.

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