Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XLV
Traité d'alliance.

En même temps que la victoire se décidait en faveur de don Pedro, que Duguesclin tombait aux mains de l'ennemi, et que Mauléon, sur l'invitation du connétable, quittait le champ de bataille où il devait être ramené avec le casque et le manteau du roi Henri, un courrier quittait le champ de bataille, et se dirigeait vers le village de Cuello.
La, deux femmes placées à cent pas l'une de l'autre, l'une dans sa litière avec une escorte d'Arabes, l'autre montée sur une mule andalouse, avec une suite de chevaliers castillans, attendaient avec toutes les angoisses de la crainte et de l'espoir.
Dona Maria redoutait que la perte de la bataille ne ruinât les affaires de don Pedro et ne lui fît perdre la liberté.
Aïssa désirait qu'un événement quelconque, victoire ou défaite, ramenât son amant auprès d'elle. Peu lui importait, ou la chute de don Pedro, ou l'élévation de Henri, pourvu qu'à la suite du cercueil de l'un, ou du char triomphal de l'autre, elle vit reparaître Agénor.
Les deux femmes se rencontrèrent un soir avec cette douleur. Maria était plus qu'inquiète : elle était jalouse. Elle savait que Mothril vainqueur n'aurait plus à s'occuper que des plaisirs du roi. Elle avait deviné toute sa politique, et Aïssa, dans sa simplicité, lui avait confirmé ses soupçons instinctifs.
Aussi, bien que la jeune fille fût gardée par vingt esclaves affidés de Mothril, bien que le More l'eût, selon sa coutume, enfermée dans sa litière, Maria ne la perdait pas de vue.
Le More, ne voulant pas exposer le précieux trésor aux risques du combat et à la brutalité des Anglais auxiliaires, avait laissé la litière au village de Cuello, peuplé d'une vingtaine de masures et distant de deux lieues à peu près du champ de bataille de Navarette.
Il avait donné à ses esclaves des ordres formels.
C'était d'abord de l'attendre, et de n'ouvrir qu'à lui la litière soigneusement fermée.
S'il ne revenait pas, s'il était tué dans le combat, il avait donné d'autres injonctions, comme on le verra plus tard.
Aïssa attendait donc l'issue de la bataille au village de Cuello.
Quant à Maria, don Pedro, en quittant Burgos, l'avait laissée bien gardée. Elle devait attendre là de ses nouvelles ; elle avait une grande somme d'argent, des pierreries, et don Pedro se fiait assez à cet amour dévoué pour connaître qu'en cas de revers Maria lui serait plus loyalement attachée que dans la bonne fortune.
Mais Maria ne voulait pas souffrir le tourment des femmes vulgaires : la jalousie ! Elle avait pour principe qu'il vaut mieux toucher un malheur que d'ignorer une trahison. Elle se défiait de la faiblesse de don Pedro, elle savait Cuello à une trop petite distance de Navarette.
Aussi, prenant avec elle six écuyers, vingt hommes d'armes, plutôt amis que serviteurs, elle monta une mule choisie d'Aragon, et vint camper sans être devinée au pied d'une colline derrière laquelle s'élèvent les masures de Cuello.
Montée sur la colline, elle vit s'avancer les bataillons des deux armées ; elle aurait pu voir le combat, mais le coeur lui faillit, à cause de l'importance des événements.
C'était là qu'elle avait rencontré Aïssa.
Elle avait envoyé sur le champ de bataille même un courrier intelligent, et elle l'attendait, placée à une faible distance d'Aïssa, que les esclaves gardaient, couchés sur l'herbe.
Ce courrier arriva. Il annonçait le gain de la bataille. Homme d'armes et l'un des chambellans du palais de don Pedro, il connaissait les principaux chevaliers de l'armée ennemie. Il avait vu Mauléon lors de la réception en audience solennelle à Soria. D'ailleurs, Maria le lui avait désigné particulièrement, et il était bien reconnaissable à la barre qui écartelait sur son écu un lion de gueules issant.
Il vint donc annoncer que Henri de Transtamare était vaincu, Mauléon en fuite, Duguesclin prisonnier.
Cette nouvelle, tout en comblant chez Maria Padilla tous les désirs de l'ambition et de l'orgueil, éveilla dans son esprit toutes les craintes de la jalousie.
En effet, don Pedro vainqueur, rétabli sur le trône, c'était le rêve de son amour et de son orgueil ; mais don Pedro heureux, envié, exposé aux tentations de Mothril, c'était le spectre de ce même amour si inquiet, si dévoué.
Maria prit son parti avec l'audace qui la caractérisait.
Elle ordonna aux hommes d'armes de la suivre, et descendit la montagne en s'entretenant avec son messager.
- Vous dites que le bâtard de Mauléon a fui ? demanda-t-elle.
- Comme fuit le lion, oui, madame, sous une nuée de flèches.
C'était de la première fuite de Mauléon que parlait le messager, car il était déjà parti lorsqu'on avait ramené le bâtard revêtu des armes de Henri.
- Où suppose-t-on qu'il aille ?
- En France, comme l'oiseau échappé s'enfuit vers le nid.
- En effet, pensa-t-elle.
- Chevalier, combien compte-t-on de journées d'ici en France ?
- Douze, madame, pour une dame comme vous.
- Mais pour n'être pas rejoint si l'on s'échappait... comme le bâtard de Mauléon, par exemple ?
- Oh ! madame, en trois jours on défierait l'ennemi le plus acharné. D'ailleurs, on n'a plus poursuivi ce jeune homme, on tenait le connétable.
- Mais Mothril, qu'est-il devenu ?
- Il a reçu l'ordre de cerner la plaine pour empêcher l'évasion des fuyards, et surtout celle de Henri de Transtamare, s'il vit encore.
- Il ne s'occupera donc plus de Mauléon, pensa encore Maria. Suivez-moi, chevalier.
Elle s'approcha de la litière d'Aïssa ; mais à l'approche de sa troupe les gardiens mores s'étaient levés de dessus l'herbe qu'ils foulaient dans un demi-sommeil plein de nonchalance.
- Holà ! dit-elle, qui commande ici ?
- Moi, senora, dit le chef, reconnaissable à la pourpre de son turban et de sa ceinture flottante.
- Je veux parler à la jeune femme qui est cachée dans cette litière.
- Impossible, senora, dit laconiquement le chef.
- Vous ne me connaissez pas peut-être ?
- Oh ! si bien, dit le More avec un demi-sourire, vous êtes dona Maria Padilla.
- Vous devez savoir alors que j'ai tout pouvoir, de par le roi don Pedro.
- Sur les gens du roi don Pedro, dit le More gravement, non sur ceux du sarrasin Mothril.
Dona Maria vit avec inquiétude ce commencement de résistance.
- Avez-vous des ordres contraires ? dit-elle doucement.
- J'en ai, senora.
- Lesquels, au moins ?
- A toute autre, senora, je refuserais de le dire ; mais à vous toute- puissante, je le dirai. Si la bataille est perdue et que le seigneur Mothril tarde à venir, je ne dois remettre dona Aïssa qu'à lui seul ; par conséquent, j'ai à me retirer avec ma troupe.
- La bataille est gagnée, dit dona Maria.
- Alors, Mothril va venir.
- S'il est mort ?
- Je dois, continua imperturbablement le More, conduire dona Aïssa au roi don Pedro ; car ce sera bien le moins que le roi don Pedro se fasse tuteur de la fille de l'homme qui sera mort pour lui.
Maria frémit.
- Mais il vit, il va venir, et en attendant, je puis bien dire deux mots à dona Aïssa. – M'entendez-vous, senora ? dit-elle.
- Madame, dit vivement le chef en s'approchant de la litière, ne forcez pas la senora à vous parler, car j'ai un ordre bien plus terrible en pareil cas.
- Et lequel !
- Je dois la tuer de ma main, si quelque communication entre elle et un étranger souillait l'honneur de mon maître et contrariait sa volonté.
Dona Maria recula épouvantée. Elle connaissait les moeurs du pays et du peuple, moeurs farouches, intraitables, sourdes exécutrices de toute volonté supérieure au service de laquelle elles se mettent avec la fougue du sang et la brutalité du climat.
Elle revint vers son chevalier, qui attendait la lance au poing, avec ses autres gens d'armes, tous immobiles comme des statues de fer.
- Il me faudrait cette litière, dit-elle ; mais elle est bien défendue, et le chef des Mores menace de tuer la femme qui est sous ces rideaux, si l'on approche.
Le chevalier était Castillan, c'est-à-dire plein d'imagination et de galanterie ; il avait l'esprit qui invente, le courage et la force qui exécutent.
- Senora, dit-il, ce drôle à face jaune me fait rire, et je lui en veux d'avoir épouvanté Votre Seigneurie. Il ne réfléchit donc pas que si je le clouais sur le brancard de sa litière, il ne pourrait tuer la dame qu'elle renferme.
- Oh ! tuer cet homme qui a une consigne !
- Voyez comme il fait bon guet : il fait apporter les armes de ses compagnons.
Ces mots étaient prononcés en pur castillan. Les Mores regardaient avec de gros yeux étonnés, car s'ils comprenaient l'arabe que leur avait parlé dona Maria, s'ils comprenaient les gestes assez effrayants des chevaliers, ils ne comprenaient pas l'espagnol, obéissant en cela aux routinières pratiques de la religion mahométane, qui concentrent dans la langue arabe et dans le Coran, toute puissance, toute supériorité.
- Voyez, madame, ils vont nous attaquer les premiers, si nous ne nous retirons ; ce sont des chiens altérés que ces Mores, dit le chevalier, éprouvant une forte envie de fournir un bon coup de lance sous les yeux d'une belle et noble dame.
- Attendez ! dit Maria, attendez ! vous pensez qu'ils ne comprennent pas le castillan !
- J'en suis sûr ; essayez de leur parler, senora.
- J'ai une autre idée, dit Maria Padilla.
- Dona Aïssa, dit-elle en espagnol à haute voix, mais en se tournant vers le chevalier, vous m'entendez sans doute ? si vous m'entendez, agitez les rideaux de la litière.
A ces mots, on vit trembler à plusieurs reprises les rideaux de brocard.
Les Mores ne bougèrent pas, absorbés qu'ils étaient dans leur surveillance.
- Vous voyez que pas un ne s'est retourné, dit le chevalier.
- C'est peut-être une ruse, dit dona Maria, attendons encore.
Puis elle continua de s'adresser de la même manière à la jeune femme.
- Vous n'êtes observée que d'un côté de la litière, les Mores, tout entiers à nous surveiller, vous laissent libre le côté opposé à celui où nous sommes. Si la litière est fermée, coupez les rideaux avec votre couteau et glissez à bas de la litière. Il y a là-bas, à deux cents pas d'ici, un gros arbre derrière lequel vous pouvez vous réfugier. Obéissez promptement, il s'agit de rejoindre qui vous savez ; je vous en apporte les moyens.
A peine Padilla, toujours indifférente en apparence, eut-elle prononcé ces paroles, qu'on vit osciller la litière sous un balancement imperceptible. Les chevaliers firent une manifestation hostile en apparence vers les Mores, qui s'avançaient de leur côté en bandant leurs arcs et en détachant leurs masses.
Cependant les Castillans, le visage tourné vers les Mores, avaient vu, de l'autre côté de la litière, fuir comme une colombe la belle Aïssa, dans l'espace resté vide entre la litière et l'arbre aux épais rameaux.
Lorsqu'elle fut là :
- Soit ! ne craignez rien, dit dona Maria aux Mores ; gardez votre trésor, nous n'y toucherons pas, seulement, rangez-vous et nous livrez passage.
Le chef, dont les traits se déridèrent aussitôt, se rangea en s'inclinant ; ses compagnons l'imitèrent.
Il en résulta que l'escorte de dona Maria passa vite et en sûreté, pour aller se placer entre Aïssa et ceux qui l'instant d'auparavant étaient ses gardiens.
Aïssa avait tout compris, lorsqu'elle vit s'étendre devant elle ce mur protecteur de vingt hommes de fer ; elle se jeta dans les bras de dona Maria, lui baisant les mains avec effusion.
Le chef des archers mores vit la litière vide, comprit la ruse et poussa un cri de rage ; il se voyait joué, perdu !... Un instant il eut l'idée de se jeter tête baissée contre les gens d'armes de Maria, mais, épouvanté par l'inégalité de la lutte, il préféra sauter sur un cheval que lui tenait l'écuyer de Mothril, et partit au galop vers le champ de bataille.
- Il n'y a pas de temps à perdre, dit dona Maria au chevalier ; seigneur, toute ma reconnaissance si vous parvenez à éloigner cette jeune femme de Mothril, et à la conduire sur la route qu'a prise le bâtard de Mauléon.
- Madame, répliqua le chevalier, Mothril est le favori de notre roi, cette femme est sa fille et par conséquent lui appartient, je lui vole donc sa fille.
- Vous m'obéissez, seigneur chevalier.
- C'est plus qu'il n'en faut, madame, et si je dois périr j'aurai donné ma vie pour vous... Mais si le roi don Pedro me rencontre hors du poste que j'ai l'ordre d'occuper près de vous, que répondrai-je ? la faute sera plus grave, j'aurai désobéi à mon roi.
- Vous avez raison, seigneur, il ne sera pas dit que la vie et l'honneur d'un brave chevalier tel que vous seront compromis par le caprice d'une femme !... Indiquez-nous le chemin, dona Aïssa va monter à cheval, m'accompagner jusqu'à la route qu'a suivie le bâtard de Mauléon, et là... eh bien ! là, nous la quitterons et vous me ramènerez.
Mais tel n'était pas le dessein de dona Maria, elle comptait seulement gagner du temps en ménageant les scrupules du chevalier. Elle était femme accoutumée à vouloir et à réussir ; elle comptait sur sa bonne fortune.
Le chevalier mit son cheval au pas de la haquenée de dona Maria. On amena pour Aïssa une mule blanche d'une vigueur et d'une beauté rares, l'escorte prit le galop, et coupant la plaine à gauche du champ de bataille, se dirigea bride abattue vers la route de France, tracée à l'horizon par de grands bouleaux ondoyants sous le vent d'est.
Nul ne parlait, nul ne songeait qu'à doubler la rapidité des chevaux écumants. Déjà les deux lieues étaient dévorées ; le champ de bataille diapré de sang, de morts et de moissons écrasées, d'arbres broyés, apparaissait comme un gigantesque linceul rempli de cadavres, quand au détour d'une haie, Maria vit venir à elle un chevalier au galop.
Elle reconnut le panache et la ceinture d'épée.
- Don Ayalos ! cria-t-elle au prudent messager, qui faisait déjà un détour pour éviter une rencontre suspecte, est-ce vous ?
- Oui, noble dame, c'est moi, répondit le Castillan, reconnaissant la maîtresse du roi.
- Quelles nouvelles ? dit Maria en arrêtant court sa haquenée aux jarrets d'acier.
- Une étrange : on a cru avoir pris le roi Henri de Transtamare. Mothril s'était mis à la poursuite des fuyards ; mais en levant la visière de cet inconnu qui portait le casque du roi, on s'est aperçu qu'il n'était autre que le chevalier de Mauléon, cet ambassadeur français qui, après avoir fui, s'est laissé prendre pour sauver don Henri.
Aïssa poussa un cri.
- Il est pris ! dit-elle.
- Il est pris, et lorsque je suis parti, le roi, transporté de colère, le menaçait de sa vengeance.
Aïssa leva les yeux au ciel avec désespoir.
- Il le tuerait ? dit-elle, impossible !
- Il a bien failli tuer le connétable.
- Mais je ne veux pas qu'il meure ! s'écria la jeune femme en poussant sa mule vers le champ de bataille.
- Aïssa ! Aïssa ! vous me perdez ! vous vous perdez vous-même, dit dona Maria.
- Je ne veux pas qu'il meure ! répéta fanatiquement la jeune fille, et elle continua sa course.
Dona Maria, incertaine, haletante, cherchait à reprendre le sentiment et la raison, quand on entendit gronder la terre sous le poids d'une troupe de cavaliers rapides.
- Nous sommes perdus, dit le chevalier en se haussant sur les étriers ; c'est une escouade de Mores qui viennent plus prompts que le vent, et voilà le chef qui la précède.
En effet, avant qu'Aïssa se fût écartée de la route, cette furieuse cavalcade, s'ouvrant comme une onde précipitée sur l'angle d'une arche, l'entoura, l'étreignit, enveloppa ses compagnons, et dona Maria elle-même, qui, malgré toute sa résolution, resta défaillante et pâle à la gauche du chevalier, dont l'intrépidité ne sa démentit pas.
Alors Mothril, sur son cheval arabe, sortit du groupe, saisit la bride de la mule d'Aïssa, et d'une voix étranglée par la fureur.
- Où alliez-vous ? dit-il.
- Je cherchais don Agénor que vous voulez tuer, dit-elle.
Mothril aperçut alors dona Maria.
- Ah !.. en compagnie de dona Maria, s'écria-t-il avec un affreux grincement de dents. Je devine ! je devine !...
L'expression de son visage devint si effrayante que le chevalier mit sa lance en arrêt.
- Vingt contre cent vingt, nous sommes perdus, pensa le Castillan.

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