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Chapitre XLII
Les Préparatifs de la bataille.

Trois jours après les événements que nous venons de raconter, Agénor, par la même route qu'il avait suivie en venant, avait rejoint Musaron, et rendait compte de sa mission à Henri de Transtamare.
Nul ne se dissimulait les dangers qu'avait courus Agénor dans l'accomplissement de sa mission d'ambassadeur. Aussi, le connétable le remercia, le loua, et lui enjoignit de prendre place à côté des plus braves Bretons, sous la bannière que portait Sylvestre de Budes.
De tous côtés, on se préparait à la guerre. Le prince de Galles avait obtenu passage sur les terres du roi de Navarre, et il avait rejoint don Pedro, lui amenant une bonne armée pour joindre à ses belles troupes d'Afrique.
De leur côté, les aventuriers anglais, ralliés décidément à don Pedro, se proposaient de bons coups contre les Bretons et les Gascons, leurs ennemis acharnés.
Il va sans dire que les plans téméraires, et partant les plus lucratifs, fermentaient dans la tête de notre ami, messire Hugues de Caverley.
Henri de Transtamare n'était point en arrière de tous ces préparatifs belliqueux. Il avait été joint par ses deux frères, don Tellez et don Sanche, leur avait confié un commandement, et marchait à petites journées au devant de son frère don Pedro.
On sentait par toute l'Espagne cette ardeur fébrile qui passe pour ainsi dire dans l'air et qui précède les grands événements. Musaron, toujours prévoyant et philosophe à la fois, exhortait son maître à manger le plus fin gibier et à boire le meilleur vin, pour être plus fort dans la bataille et se faire d'autant plus d'honneur.
Enfin Agénor, livré à lui-même, rendu plus amoureux que jamais par la possession d'un instant, combinait tous les moyens possibles et impossibles de se rapprocher d'Aïssa, de l'enlever, afin de ne pas être obligé d'attendre cet événement si chanceux d'une bataille, où l'on arrive fier et fort, mais d'où l'on peut sortir fuyard ou blessé à mort.
A cet effet, des libéralités de Bertrand, il avait acheté deux chevaux arabes, que Musaron dressait chaque jour à faire de longues traites et à supporter la faim et la soif.
Enfin on apprit que le prince de Galles venait de dépasser les défilés et d'entrer dans la plaine. Il se porta, avec l'armée qu'il avait amené de la Guyenne, près de la ville de Vittoria, à peu de distance de Navarette.
Il avait trente mille cavaliers et quarante mille fantassins. C'était à peu près une force égale à celle que commandait don Pedro.
De son côté, Henri de Transtamare avait sous ses ordres soixante mille hommes de pied et quarante mille chevaux.
Bertrand, campé à l'arrière-garde avec ses Bretons, laissait les Espagnols faire leurs rodomontades, et célébrer déjà de part et d'autre la victoire que ni l'un ni l'autre n'avait encore gagnée.
Mais il avait ses espions, qui lui rapportaient jour par jour ce qui se faisait dans l'armée de don Pedro, et même dans celle de don Henri ; mais il savait tous les projets de Caverley lui-même au moment où la féconde imagination de l'aventurier les enfantait.
Il savait en conséquence que le digne capitaine, affriandé par les captures de rois qu'il avait déjà faites, s'était offert au prince de Galles pour terminer d'un seul coup la guerre.
Son plan était on ne peut plus simple, c'était celui de l'oiseau de rapine qui plane si haut dans les airs qu'il est invisible, qui fond tout à coup sur sa proie, et l'enlève dans ses serres au moment où elle s'y attend le moins.
Messire Hugues de Caverley se liguait avec Jean Chandos, le duc de Lancastre, et une partie de l'avant-garde anglaise, donnait inopinément sur le quartier de don Henri, l'enlevait, lui et sa cour, faisait ainsi d'un seul coup vingt rançons, dont une seule eût suffi à la fortune de six aventuriers.
Le prince de Galles avait accepté ; il n'avait rien à perdre et tout à gagner au marché qu'on lui proposait.
Malheureusement, messire Bertrand Duguesclin avait comme nous l'avons dit, des espions qui lui rapportaient tout ce qui se faisait dans l'armée ennemie.
Plus malheureusement encore, il avait contre les Anglais, en général, une vieille rancune de Breton, et contre messire Caverley en particulier, une haine toute neuve.
Il recommanda donc à ses espions de ne pas s'endormir un seul instant, ou, s'ils s'endormaient, de ne dormir au moins que d'un oeil.
Il fut, en conséquence, prévenu des moindres mouvements de messire Hugues de Caverley.
Une heure avant que le digne capitaine quittât le camp du prince de Galles, le connétable prit six mille chevaux bretons et espagnols, et envoya, par un chemin opposé au sien, Agénor et Le Bègue de Vilaine prendre un poste dans un bois qui séparait un défilé.
Chacune des deux troupes devait occuper la portion de bois parallèle, puis quand les Anglais seraient passés, fermer le défilé derrière eux.
De son côté, Henri de Transtamare, prévenu, tenait tout son monde sous les armes.
Caverley devait donc se heurter à une muraille de fer puis, lorsqu'il voudrait battre en retraite, il se trouverait enveloppé par une autre muraille de fer.
Hommes et chevaux étaient embusqués à la tombée de la nuit. Chaque cavalier, couché ventre à terre, tenait à la main la bride de son cheval.
Vers dix heures, Caverley et toute sa troupe s'engagea dans le défilé. Les Anglais marchaient avec une telle sécurité, qu'ils ne firent pas mêmes sonder le bois, ce que d'ailleurs la nuit rendait sinon impossible, du moins fort difficile.
Derrière les Anglais, les Bretons et les Espagnols se réunirent comme les deux tronçons d'une chaîne que l'on joint.
Vers minuit, on entendit un grand bruit : c'était Caverley qui fondait sur le quartier du roi don Henri, et celui-ci qui le recevait aux cris de : Don Henri et Castille !
Alors Bertrand, ayant Agénor à sa droite, et Le Bègue de Vilaine à sa gauche, mit toute sa troupe au galop, au cri de : Notre-Dame-Guesclin !
En même temps, de grands feux s'allumèrent sur les flancs et éclairèrent la scène, montrant à Caverley ses cinq ou six mille aventuriers pris entre deux armées.
Caverley n'était pas homme à chercher une mort glorieuse mais inutile. A la place d'Edouard III, à Crécy, il eût fui ; à la place du prince de Galles, à Poitiers, il se fût rendu.
Mais, comme on ne se rend qu'à la dernière extrémité, surtout lorsqu'en se rendant on risque d'être pendu, il mit son cheval au galop, et par une des ouvertures latérales, il disparut, comme au théâtre disparaît le traître par une des coulisses mal fermées.
Tout son bagage, une somme considérable en or, une cassette de pierreries et de joyaux, fruit de trois ans de rapines, pendant lesquels, pour échapper à la corde, il avait fallu au digne capitaine plus de génie que n'en avaient jamais déployé Alexandre, Annibal ou César, tombèrent aux mains du bâtard de Mauléon.
Musaron en fit le compte, tandis qu'on dépouillait les morts et qu'on enchaînait les prisonniers ; il se trouva alors qu'il était au service d'un des plus riches chevaliers de la chrétienté.
Ce changement, et il était immense, ce changement s'était fait en moins d'une heure.
Les aventuriers avaient été taillés en pièces ; deux ou trois cents seulement s'étaient sauvés à grand-peine.
Ce succès inspira tant d'audace aux Espagnols, que don Tellez, le jeune frère de don Henri de Transtamare, poussant son cheval en avant, voulait marcher à l'instant même et sans autre préparation à l'ennemi.
- Un moment, seigneur comte, dit Bertrand, vous n'allez pas, je présume, marcher tout seul à l'ennemi, et risquer de vous faire prendre sans gloire.
- Mais toute l'armée marchera avec moi, je suppose, répondit don Tellez.
- Non pas, seigneur, non pas, répondit Bertrand.
- Que les Bretons restent s'ils veulent, dit don Tellez, mais je marcherai avec les Espagnols.
- Pourquoi faire ?
- Pour battre les Anglais.
- Pardon, dit Bertrand, les Anglais ont été battus par les Bretons, mais ils ne le seraient point par les Espagnols.
- Plaît-il ! s'écria impétueusement don Tellez en marchant sur le connétable, et pourquoi ?
- Parce que, dit Bertrand sans s'émouvoir, parce que les Bretons sont meilleurs soldats que les Anglais, mais que les Anglais sont meilleurs soldats que les Espagnols.
Le jeune prince sentit la colère lui monter au front.
- C'est chose étrange, dit-il, que le maître ici, en Espagne, soit un Français ; mais nous allons savoir tout à l'heure si don Tellez obéira au lieu de commander. 0à ! qu'on me suive !
- Mes dix-huit mille Bretons ne bougeront que si je leur fais signe de bouger, dit Bertrand. Quant à vos Espagnols, je n'en suis le maître que si votre maître et le mien, don Henri de Transtamare, leur commande de m'obéir.
- Que ces Français sont prudents ! s'écria don Tellez exaspéré. Quel sang- froid ils conservent, non seulement dans le danger, mais encore devant l'injure. Je vous en fais mon compliment, seigneur connétable.
- Oui, monseigneur, répliqua Bertrand, mon sang est froid quand il se contient, mais il est chaud quand il coule.
Et tout prêt à s'emporter, le connétable serra ses larges poings contre sa cotte de mailles.
- Il est froid, vous dis-je ! continua le jeune homme, et cela parce que vous êtes vieux. Or, quand on vieillit on commence à avoir peur.
- Peur ! s'écria Agénor en poussant son cheval au devant de don Tellez. Quiconque dira une fois que le connétable a peur, ne le dira pas deux fois !
- Silence ! ami, dit le connétable, laissons les fous faire leurs folies, et patience, patience !
- Respect au sang royal ! s'écria don Tellez ; respect, entendez-vous !
- Respectez-vous vous-même, si vous voulez que l'on vous respecte, dit tout à coup une voix qui fit tressaillir le jeune prince, car c'était celle de son frère aîné que l'on avait prévenu de cette altercation fâcheuse ; et n'insultez pas surtout notre allié, notre héros.
- Merci, sire, dit Bertrand ; votre langue est généreuse de m'épargner une besogne toujours triste, celle de châtier les insolents. Mais ce n'est pas pour vous que je parle, don Tellez : vous comprenez déjà combien vous avez tort.
- Tort.. moi ! d'avoir dit que nous allions livrer bataille ? N'est-il pas vrai, sire, que nous allons marcher à l'ennemi ? dit don Tellez.
- Marcher à l'ennemi... en ce moment ! s'écria Duguesclin, mais c'est impossible.
- Non, mon cher connétable, dit don Henri, si peu impossible, qu'au point du jour nous en serons aux mains.
- Seigneur, nous serons battus.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que la position est mauvaise.
- Il n'y a pas de position mauvaise ; il n'y a que des braves ou des lâches ! s'écria don Tellez.
- Seigneur connétable, dit le roi, ma noblesse demande la bataille, et je ne puis refuser ce qu'elle me demande. Elle a vu descendre le prince de Galles, elle aurait l'air de reculer.
- Au reste, reprit don Tellez, le connétable sera libre de nous regarder faire et de se reposer quand nous combattrons.
- Monsieur, répondit Duguesclin, je ferai tout ce que feront les Espagnols, et plus encore, je l'espère ; car, remarquez bien ceci : dans deux heures vous attaquez, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Eh bien ! dans quatre heures vous fuirez là-bas par la plaine devant le prince de Galles, et moi et mes Bretons, nous serons là où je suis, sans qu'un seul homme de pied ait reculé d'une semelle, sans qu'un seul cavalier ait reculé d'un fer de cheval. Restez-y et vous verrez.
- Allons ! sire connétable, dit Henri, modérez-vous.
- Je dis la vérité, sire. Vous voulez livrer bataille, dites-vous ?
- Oui, connétable, je le veux, parce que je le dois.
- Soit, donc !
Puis se retournant vers les Bretons :
- Mes enfants, on va livrer bataille. 0à, qu'on se prépare... Tous ces braves gens et moi, continua-t-il, sire, nous serons ce soir tués ou pris, mais votre volonté soit faite avant toute chose ; seulement, rappelez-vous bien que je n'y perdrai, moi, que la vie ou la liberté, tandis que vous, vous y perdrez un trône.
Le roi baissa la tête, et se tournant vers ses amis :
- Le bon connétable est dur pour nous ce matin, dit-il ; néanmoins, faites vos préparatifs, seigneurs.
- Il est donc vrai que nous serons tués aujourd'hui ? dit Musaron assez haut pour être entendu du connétable.
Celui-ci se retourna.
- Oh ! mon Dieu ! oui, bon écuyer, dit-il avec un sourire, c'est la vérité pure.
- C'est contrariant, dit Musaron en frappant sur ses chausses pleines d'or, tués juste au moment où nous allions être riches et jouir de la vie.

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