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Chapitre XXXVIII
La Branche d'oranger.

Agénor et son écuyer passèrent, dans la prison provisoire où ils étaient enfermés, une nuit très mauvaise : l'officier, obéissant aux ordres de Mothril, n'avait point reparu.
Mothril comptait revenir le lendemain matin ; prévenu au moment où il allait accompagner le roi don Pedro à une fête de taureaux, il avait toute la nuit pour songer à ce qu'il avait à faire ; puis, si rien n'était arrêté dans son esprit, un second interrogatoire déciderait du sort de l'ambassadeur et de son écuyer.
Il était possible encore que l'envoyé du connétable fût autorisé par Mothril à parvenir jusqu'à don Pedro ; mais, dans ce cas, c'est que Mothril, par un moyen quelconque, aurait pénétré le but de sa mission.
Le grand secret des improvisateurs en politique est en général de savoir d'avance les matières sur lesquelles ils auront à improviser.
En quittant les deux prisonniers, Mothril prit donc le chemin de l'amphithéâtre où, comme nous l'avons dit, le roi don Pedro donnait à sa cour le spectacle d'une course de taureaux. Ce spectacle, que les rois donnaient ordinairement de jour, avait lieu la nuit, ce qui doublait sa magnificence ; trois mille flambeaux de cire parfumée éclairaient l'arène.
Aïssa, assise à la droite du roi et entourée de courtisans, qui adoraient en elle le nouvel astre en faveur, Aïssa regardait sans voir et écoutait sans entendre.
Le roi, sombre et préoccupé, interrogeait le visage de la jeune fille, pour y lire cette espérance que lui donnait sans cesse l'immuable pâleur de ce front si pur et la fixité monotone de ces yeux aux flammes voilées.
Quant à don Pedro, quant au coeur indomptable, quant à ce tempérament fougueux, il ressemblait au coursier contenu par le mors, et dont l'impatience éclate en tressaillements dont les spectateurs cherchent en vain la cause.
Puis tout à coup son front s'obscurcissait.
C'est que, tout en contemplant la jeune fille aux traits glacés, il songeait à l'ardente maîtresse qu'il avait laissée à Séville ; à cette Maria Padilla, que Mothril lui disait infidèle et changeante comme la fortune, et qui par son silence donnait raison aux suppositions de Mothril ; il y avait une double souffrance dans cette froideur présente d'Aïssa, et dans cet amour passé de dona Maria.
Alors en songeant à cette femme, pour laquelle il avait eu une adoration telle qu'on attribuait cette adoration à la magie, un soupir amer s'exhalait de sa poitrine et faisait courber comme un souffle d'orage tous les fronts des courtisans attentifs.
Ce fut dans un de ces moments que Mothril entra dans la loge royale et s'assura par un coup d'oeil investigateur de la situation des esprits.
Il comprit la tempête qui grondait dans le coeur de don Pedro, il devina que la froideur d'Aïssa en était la cause, et il adressa un regard de menace et de haine à la jeune fille, qui demeura parfaitement calme, quoiqu'elle eût parfaitement compris.
- Ah ! te voilà, Mothril, dit le roi ; tu arrives mal, je m'ennuie.
L'intonation avec laquelle ces mots avaient été prononcés lui donnait presque la sonorité farouche du rugissement.
- J'apporte des nouvelles à Votre Altesse, dit Mothril.
- Importantes !
- Sans doute ; dérangerais-je mon roi pour des bagatelles ?
- Parle, alors.
Le ministre se pencha à l'oreille de don Pedro :
- Il s'agit, dit-il, d'une ambassade que vous enverraient les Français.
- Voyez donc, Mothril, dit le roi sans paraître avoir entendu ce que disait le More, voyez donc comme Aïssa se déplaît à la cour. En vérité, je crois que vous feriez bien de renvoyer cette jeune femme dans son pays d'Afrique, qu'elle regrette si fort.
- Votre Altesse se trompe, dit Mothril ; Aïssa est née à Grenade, et, ne connaissant pas son pays, qu'elle n'a jamais vu, elle ne peut le regretter.
- Regrette-t-elle quelque autre chose ? demanda don Pedro en pâlissant.
- Je ne le crois pas.
- Mais alors, si l'on ne regrette rien, l'on se conduit autrement qu'elle ne le fait ; on parle, on rit, on vit à seize ans ; en vérité elle est morte cette jeune fille.
- Rien n'est grave, vous le savez, sire, rien n'est chaste et réservé comme une jeune fille d'Orient ; car je vous l'ai dit, quoique née à Grenade, elle est du plus pur sang du Prophète ; Aïssa porte sur le front une rude couronne, c'est celle du malheur, elle ne peut donc avoir ce sourire dégagé, cette verbeuse hilarité des femmes d'Espagne ; n'ayant jamais entendu ni rire, ni parler, elle ne peut faire ce que font les Espagnoles, c'est-à-dire renvoyer l'écho d'un bruit qu'elle ne connaît pas.
Don Pedro se mordit les lèvres et fixa son oeil ardent sur Aïssa.
- Un jour ne change pas une femme, continua Mothril, et celles qui gardent longtemps leur dignité gardent longtemps leur affection. Dona Maria s'est presque offerte à vous, ainsi dona Maria vous a oublié.
Au moment où Mothril prononçait ces paroles, une branche de fleurs d'oranger, lancée des galeries supérieures, tomba sur les genoux de don Pedro, avec l'aplomb d'une flèche qui touche son but.
Les courtisans crièrent à l'insolence ; quelques-uns se penchèrent en avant pour voir d'où venait l'envoi.
Don Pedro ramassa le rameau ; un billet y était attaché. Mothril fit un mouvement pour s'en emparer ; mais don Pedro étendit la main.
- C'est à moi et non à vous que ce billet est adressé.
A la seule vue de l'écriture, il jeta un cri ; aux premières lignes qu'il lut, son visage s'éclaira.
Mothril suivait avec anxiété les effets de cette lecture.
Tout à coup don Pedro se leva.
Les courtisans se levèrent prêts à accompagner le roi.
- Restez, dit don Pedro ; le spectacle n'est pas fini ; Je désire que vous restiez.
Mothril, ne sachant que penser de cet événement inattendu, fit un pas pour suivre son maître.
- Restez ! dit le roi, je le veux.
Mothril, rentré dans la loge, se perdit avec les courtisans en conjectures sur cet événement si étrange.
Il fit chercher de tous côtés l'auteur du téméraire envoi ; mais les recherches furent inutiles.
Cent femmes avaient à la main des rameaux d'oranger et de fleurs ; nul ne put donc lui dire d'où partait ce billet.
En rentrant au palais, Mothril interrogea la jeune Arabe ; mais Aïssa n'avait rien vu, rien remarqué.
Il essaya de pénétrer chez don Pedro ; la porte était fermée pour tout le monde.
Le More passa une nuit terrible : pour la première fois, un événement de haute importance échappait à sa sagacité ; sans pouvoir appuyer cette crainte sur aucune probabilité, ses pressentiments lui disaient que son influence venait de recevoir une rude atteinte.
Mothril n'avait point encore fermé l'oeil, quand don Pedro le fit appeler ; il fut introduit dans les appartements les plus reculés du palais.
Don Pedro sortit de sa chambre pour venir au devant du ministre, et en sortant, il ferma la portière avec soin.
Le roi était plus pâle que d'habitude, mais ce n'était point le chagrin qui lui donnait cette apparence de fatigue ; au contraire, un sourire d'intime satisfaction errait sur ses lèvres, et il y avait quelque chose de plus doux et de plus joyeux que d'habitude dans son regard.
Il s'assit en faisant un signe de tête amical à Mothril, et cependant le More crut remarquer sur son visage une fermeté étrangère à ses relations avec lui.
- Mothril, dit-il, vous m'avez parlé hier d'une ambassade envoyée par les Français.
- Oui, monseigneur, dit le More, mais comme vous ne m'avez pas répondu, je n'ai pas cru devoir insister.
- D'ailleurs, vous n'étiez pas pressé de m'avouer, n'est-ce pas, reprit don Pedro, que vous les aviez fait enfermer cette nuit dans la tour de la Porte Basse !
Mothril frissonna.
- Comment savez-vous, seigneur ?... murmura-t-il.
- Je sais, voilà tout, et c'est l'important. Quels sont ces étrangers ?
- Des Francs, à ce que je pense.
- Et pourquoi les enfermez-vous, puisqu'ils se disent ambassadeurs !
- Ils se disent, c'est le mot, reprit Mothril, à qui un instant avait suffi pour reprendre son sang-froid.
- Et vous, vous dites le contraire n'est-ce pas ?
- Pas précisément, sire, car j'ignore si en effet...
- Dans le doute, vous ne deviez pas les arrêter.
- Alors, Votre Altesse ordonne ?...
- Qu'on me les amène ici à l'instant même.
Le More recula.
- Mais il est impossible... dit-il.
- Par le sang de Notre-Seigneur ! leur serait-il arrivé quelque chose ? demanda don Pedro.
- Non, seigneur.
- Alors, hâtez-vous de réparer votre faute, car vous avez violé le droit des gens.
Mothril sourit. Il savait le respect que le roi don Pedro avait, dans ses haines, pour ce droit des gens, qu'il invoquait à cette heure.
- Je ne permettrai pas ; dit-il, que mon roi se livre sans défense au danger qui le menace.
- Ne craignez rien pour moi, Mothril, dit don Pedro frappant du pied, craignez pour vous !
- Je n'ai rien à craindre, n'ayant rien à me reprocher, dit le More.
- Rien à vous reprocher ; Mothril ? rappelez bien vos souvenirs.
- Que veut dire Votre Altesse ?
- Je veux dire que vous n'aimez point les ambassadeurs, pas plus ceux qui viennent du côté de l'Occident que ceux qui viennent du côté de l'Orient.
Mothril commença de concevoir quelque inquiétude ; peu à peu l'interrogatoire prenait une tournure menaçante ; mais comme il ne savait encore de quel côté allait venir l'attaque, il se tut et attendit.
Le roi continua :
- C'est la première fois que vous arrêtez les messagers que l'on m'envoie, Mothril ?
- La première fois ! répondit le More, jouant le tout pour le tout ; il en est venu cent peut-être, et je n'en ai jamais laissé passer un seul.
Le roi se leva furieux.
- Si j'ai failli, continua le More, en écartant du palais de mon roi des assassins gagés par Henri de Transtamare ou par le connétable Bertrand Duguesclin, si j'ai sacrifié quelques innocents, parmi tant de coupables, ma tête est là pour payer la faute de mon coeur.
Le roi se rassit, et en s'asseyant, il dit :
- C'est bien, Mothril ; en faveur de l'excuse que vous me donnez, et qui peut être vraie, je vous pardonne ; mais que cela n'arrive plus, et que tout messager qui me sera adressé m'arrive, entendez-vous ! qu'il vienne de Burgos ou de Séville, peu importe. Quant aux Français, ils sont ambassadeurs réellement, je le sais ; je veux, en conséquence, les traiter en ambassadeurs. Qu'on les fasse donc sortir à l'instant même de la tour, qu'on les conduise, avec les honneurs dus à leur caractère, dans la plus belle maison de la ville ; demain, je les recevrai en audience solennelle dans la grande salle du palais. Allez !
Mothril baissa la tête, et sortit écrasé par la surprise et l'effroi.

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