Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXIV
Les Bohémiens.

Ce que nos voyageurs contemplaient avec surprise méritait en effet l'attention que l'un et l'autre y accordaient.
Voici ce que le regard pouvait embrasser par la gerçure du roc :
D'abord, une caverne a peu près semblable à celle dans laquelle nos deux voyageurs se trouvaient ; puis, au centre de cette caverne, deux figures assises ou plutôt accroupies auprès d'un coffret posé sur une pierre plus large que lui ; à l'un des angles de cette pierre, une des deux figures essayait de faire tenir une cire allumée, laquelle, en éclairant la scène, projetait cette lumière qui avait attiré l'attention des voyageurs.
Ces deux figures étaient habillées misérablement, et encapuchonnées de ce voile épais aux couleurs incertaines qui caractérisait les bohémiennes d'alors ; elles furent donc reconnues par Agénor pour deux femmes de cette nation vagabonde ; elles étaient vieilles, à en juger par leur maintien et leurs gestes.
A deux pas d'elles, se tenait une troisième figure, debout et pensive ; mais comme la vacillante lumière de la cire n'éclairait point son visage, il était impossible de dire à quel sexe cette troisième figure appartenait.
Pendant ce temps, les deux premières figures disposaient quelques paquets de hardes en guise de sièges.
Tout cela était pauvre, misérable, déguenillé ; il n'y avait que le coffret qui jurait singulièrement avec toute cette misère, il était d'ivoire tout incrusté d'or.
Sur ces entrefaites, une quatrième figure entra, s'avançant du fond de la grotte, d'abord dans l'ombre, ensuite dans la pénombre, enfin dans la lumière.
Elle s'approcha, s'inclina vers l'une des deux femmes assises, et lui adressa quelques paroles que ni Agénor ni Musaron ne purent entendre.
La bohémienne assise écouta avec attention, puis congédia du geste le nouveau venu.
Agénor remarqua que ce geste était à la fois plein de noblesse et de commandement.
La figure debout suivit, après s'être inclinée, celle qui avait prononcé quelques paroles, et toutes deux disparurent dans les profondeurs de la grotte.
Alors, la femme au geste impérieux se leva à son tour, et posa son pied sur la pierre.
On voyait clairement les actions de tous ces gens, mais on ne pouvait entendre leurs paroles, qui, ainsi que nous l'avons dit, vagissaient dans la grotte en murmures confus.
Les deux femmes bohèmes étaient restées seules.
- Gageons, monseigneur, dit Musaron à voix basse, que ces deux vieilles sorcières ont trois cents ans à elles deux. Ces bohémiens vivent l'âge des corneilles.
- En effet, dit Agénor, elles ne paraissent pas jeunes.
Pendant ce temps, la seconde femme, au lieu de se lever comme la première, s'était mise à genoux, et commençait de délacer le brodequin de peau de daim qui enveloppait sa jambe jusqu'au dessus de la cheville.
- Ma foi ! dit Agénor, regarde si tu veux, moi, je me retire ; rien n'est laid comme un pied de vieille.
Musaron, plus curieux que son maître, resta, tandis que le chevalier faisait un mouvement en arrière.
- Ma foi ! monsieur, dit-il, je vous assure que celui-ci est moins affreux qu'on ne le croirait. Oh ! mais c'est que tout au contraire, il est charmant. Regardez donc, monsieur, regardez donc.
Agénor se risqua.
- En effet, dit-il, c'est extraordinaire, et la cheville est d'une exquise perfection. oh ! ce sont de magnifiques races que ces bohèmes.
La vieille alla tremper, dans une eau claire comme le cristal et qui roulait en gouttes de diamants sur un rocher, un linge d'une finesse parfaite, et elle vint laver le pied de sa compagne.
Puis, elle fouilla dans le coffret incrusté d'or, et en tira des parfums dont elle frotta le pied qui faisait l'admiration et surtout l'étonnement des deux voyageurs.
- Des parfums ! des baumes ! voyez-vous, monsieur, voyez-vous ? s'écria Musaron.
- Que veut dire ceci ? murmura Agénor, qui voyait la bohémienne mettre au jour un second pied non moins blanc et non moins délicat que le premier.
- Monsieur, dit Musaron, c'est la toilette de la reine des bohèmes, et tenez, voila qu'on la déshabille.
En effet, la bohémienne, après avoir lavé, essuyé et parfumé le second pied comme elle avait fait du premier, venait de passer au voile, qu'elle enleva avec toutes les précautions possibles et une expression infinie de respect.
Le voile en tombant, au lieu de mettre à nu les rides d'une centenaire, comme l'avait prédit Musaron, découvrit une charmante figure, aux yeux bruns, à la peau colorée, au nez busqué selon toute la pureté du type ibérique, et les deux voyageurs purent reconnaître une femme de vingt-six ou vingt-huit ans, resplendissante de l'éclat d'une merveilleuse beauté.
Pendant que les deux spectateurs étaient plongés dans l'extase, la vieille bohémienne étendit sur le sol, de la caverne un tapis de poil de chameau qui, quoique long d'une dizaine de pieds, eût passé dans la bague d'une jeune fille ; il était composé de ce tissu dont les Arabes avaient seuls le secret à cette époque, et qui se fabriquait avec du poil de chameau mort-né. Alors, la première bohémienne posa ses deux pieds nus sur ce magnifique tapis, tandis qu'après lui avoir ôté, comme nous l'avons dit, le voile qui lui couvrait le visage, la vieille bohémienne s'apprêtait à détacher le voile qui lui couvrait le sein.
Tant que ce dernier tissu fut à sa place, Musaron retint son souffle, mais lorsqu'il tomba il ne put s'empêcher de laisser échapper un cri d'admiration.
A ce cri, qui sans doute fut entendu des deux femmes, la lumière s'éteignit, et l'obscurité la plus profonde ensevelit la caverne, noyant dans ses gouffres, pareils à ceux de l'oubli, la réalité de cette scène mystérieuse.
Musaron sentit que son maître lui détachait dans l'ombre un violent coup de pied, qui, par une manoeuvre habile exécutée à temps, porta dans la muraille, accompagné de cette énergique apostrophe :
- Animal !
Il comprit ou crut comprendre que c'était en même temps l'ordre de regagner son gîte, et le châtiment de son indiscrétion.
Il alla donc s'étendre dans son manteau, sur le lit de feuilles préparé par ses soins. Au bout de cinq minutes, et lorsqu'il fut bien certain que la lumière ne se rallumerait point, Agénor alla s'étendre près de lui.
Musaron pensa que c'était le moment de se faire pardonner sa faute à force de perspicacité.
- Voilà ce que c'est, dit-il, répondant tout haut à ce que sans doute Agénor se disait tout bas ; elles suivaient sans doute de l'autre côté de la montagne un sentier parallèle au nôtre, et elles auront trouvé sur l'autre versant l'ouverture parallèle à celle-ci de cette caverne où nous sommes, et qui est fermée au milieu par une roche, que le caprice de la nature ou quelque fantaisie des hommes aura placée où elle est comme une gigantesque cloison.
- Animal ! se contenta de dire une seconde fois Agénor.
Cependant, comme cette seconde apostrophe fut prononcée d'un ton plus radouci, l'écuyer y vit une amélioration.
- Maintenant, continua-t-il tout en rendant hommage à son tact infaillible, maintenant, quelles étaient ces femme ? des bohémiennes, sans doute. Ah ! oui ; mais pourquoi ces parfums, ces baumes, ces pieds nus si blancs, ce visage si beau, et cette gorge si magnifique sans doute que nous allions voir, – lorsque, – imbécile que je suis !... Musaron se donna un grand soufflet sur une joue.
Agénor ne put s'empêcher de rire, Musaron l'entendit.
- La reine des bohèmes ! continua-t-il de plus en plus satisfait de lui- même, ce n'est guère probable, quoique je ne voie guère d'autre explication à cette vision vraiment féerique, que j'ai fait évanouir par ma stupidité... Oh ! animal que je suis !
Et il se donna un second soufflet sur l'autre joue.
Agénor comprit que Musaron, non moins curieux que lui, était atteint d'un repentir véritable, et il se rappela que l'Evangile veut la conversion et non la mort du pécheur.
D'ailleurs, la réparation était suffisante du moment où Musaron en était arrivé à se donner à lui-même, par réflexion, la qualification que lui avait donnée son maître par emportement.
- Que pensez-vous de ces deux femmes, vous, monsieur ? hasarda enfin Musaron.
- Je pense, dit Agénor, que ces habits sordides que dépouillait la plus jeune des deux vont mal à la beauté brillante que nous n'avons malheureusement fait qu'entrevoir.
Musaron poussa un profond soupir.
- Et, continua Agénor, que les baumes et les parfums de la boîte allaient plus mal encore à ces sales habits, ce qui fait que je pense...
Agénor s'arrêta.
- Oh ! que pensez-vous, monsieur ? demanda Musaron ; je serais aise, je l'avoue, d'avoir dans cette occurrence l'avis d'un chevalier aussi éclairé que vous.
- Ce qui fait que je pense, continua Agénor, cédant, sans y penser, comme maître Corbeau, à la magie de la louange, que ce sont deux voyageuses, dont l'une est riche et de qualité, se rendant dans quelque ville éloignée ; laquelle voyageuse riche et de qualité a pris cet ajustement et imaginé cette ruse pour ne pas tenter l'avarice des larrons ou la lubricité des soldats.
- Attendez donc, monsieur, attendez donc, reprit Musaron, reprenant dans la conversation la place qu'il avait l'habitude d'y tenir ; ou bien une de ces femmes comme en vendent les bohémiens, et dont ils soignent la beauté comme les maquignons pansent et parent des chevaux de prix qu'ils mènent de ville en ville.
Décidément Musaron avait, ce soir-là, l'initiative de la pensée et la palme du raisonnement. Aussi Agénor lui rendit-il les armes, donnant à entendre par son silence qu'il se reconnaissait pour battu.
Le fait est qu'Agénor, séduit, comme doit l'être tout homme de vingt-cinq ans, eût-il un amour au fond du coeur, par la vue d'un joli pied et d'un charmant visage, se renfermait en lui-même, assez mécontent au fond de l'âme. Car l'opinion de l'ingénieux Musaron pouvait avoir du bon, et la belle mystérieuse n'être autre chose qu'une aventurière courant les champs à la suite d'une troupe de bohémiens, et dansant admirablement, avec ces adorables petits pieds blancs et délicats, la danse des oeufs ou la danse de la corde.
Une seule chose venait combattre cette probabilité : c'étaient les respects des hommes et de la femme pour l'inconnue ; mais Musaron, dans cette argumentation dont la logique faisait le désespoir du chevalier, avait rappelé certains exemples de bateleurs fort respectueux pour le singe favori de la troupe, ou pour l'acteur principal gagnant la nourriture de la société.
Le chevalier flotta disgracieusement dans ce vague, jusqu'à ce que le sommeil, ce doux compagnon de la fatigue, vînt lui enlever celte faculté de penser dont il usait sans modération depuis quelques heures.
Vers quatre heures du matin, les premiers rayons du jour vinrent étendre un manteau violet sur les parois de la grotte, et à leur lueur Musaron se réveilla.
Musaron réveilla son maître.
Agénor ouvrit les yeux, rassembla ses esprits et courut à la fente du rocher.
Mais Musaron secoua la tête, ce qui signifiait qu'il y avait été d'abord.
- Plus personne, murmura-t-il, plus personne.
En effet, il faisait assez jour dans la grotte voisine, exposée aux rayons du soleil levant, pour que l'on distinguât les objets ; la grotte était évidemment déserte.
La bohémienne, plus matinale que le chevalier, avait déguerpi avec sa suite ; coffre, baumes, parfums, tout avait disparu.
Musaron, toujours préoccupé des choses positives, proposa de déjeuner ; mais avant qu'il eût développé les avantages de sa proposition, il avait gagné la crête de la montagne, et de la hauteur où il était perché comme un oiseau de proie, il pouvait découvrir les sinuosités de la montagne, et les bleuâtres étendues de la vallée.
Sur une plate-forme, à trois quarts de lieue à peu près de la hauteur où se trouvait Agénor, on pouvait, avec les yeux de l'oiseau dont il tenait la place, découvrir un âne, sur lequel une personne était montée, tandis que les trois autres cheminaient à pied.
Ces quatre personnes qui, malgré la distance, se présentèrent à Agénor avec une certaine exactitude, ne pouvaient guère être autres que les quatre bohémiens, qui, regagnant le chemin que les deux voyageurs avaient pris la veille, paraissaient suivre le sentier indiqué à Musaron comme conduisant à Soria.
- Allons, allons, Musaron ! cria-t-il, à cheval et piquons !
Ce sont nos oiseaux de nuit, voyons un peu leur plumage de jour.
Musaron, qui sentait au-dedans de lui-même qu'il avait bien des choses à réparer, amena au chevalier son cheval tout sellé, monta sur le sien, et suivit en silence Agénor qui mit sa monture au galop.
En une demi-heure tous deux furent à trois cents pas des bohémiens, qu'un bouquet d'arbres leur cachait momentanément.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente