Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XXVII
La politique de messire Bertrand Duguesclin.

Il y avait déjà plusieurs heures que les Bretons et le prince de Transtamare étaient en sûreté avec Mauléon, et déjà depuis longtemps Agénor avait, dans les replis des montagnes qui bornaient l'horizon, perdu ce point blanc fuyant dans la plaine resplendissant maintenant aux rayons du soleil, et qui n'était autre chose que tout son amour, toute sa joie, toutes ses espérances, qui allaient s'évanouissant.
Au reste, c'était un spectacle assez varié que l'attitude des différents personnages de cette histoire, car le hasard semblait prendre plaisir à les grouper tous dans l'encadrement du magnifique paysage que considérait Agénor.
Sur une des rampes de la montagne qu'elle avait gagnée d'une course que le vol de l'aigle n'eût point dépassée, la petite troupe fugitive venait de reparaître ; on voyait distinctement trois choses ; le manteau rouge de Mothril, le voile blanc d'Aïssa, et le point d'acier lumineux que le soleil faisait briller comme une étincelle sur le casque de don Pedro.
Dans l'intervalle qui s'étendait du premier au troisième plan, toute la troupe de Caverley rétablie en ordre de bataille suivait le chemin de la montagne. Les premiers cavaliers commençaient à se perdre dans le bois qui s'étendait à sa base.
Au premier plan, Henri de Transtamare adossé à une touffe de genêts gigantesques, laissant errer son cheval sur la prairie, regardait de temps en temps avec une stupéfaction douloureuse ses poignets rougis encore par la pression des cordes. Ces vestiges de la scène effrayante qui venait de se passer dans la tente de Caverley, lui prouvaient seuls que deux heures auparavant don Pedro était encore en son pouvoir, et qu'un instant la fortune lui avait souri pour le précipiter presque aussitôt du faite d'une prospérité prématurée au plus profond peut-être du sombre abîme de l'incertitude et de l'impuissance.
Près de Henri, quelques Bretons, épuisés de fatigue, s'étaient couchés sur l'herbe. Ces braves chevaliers, machines obéissantes, élevés par l'ordre seul de la nature au-dessus de la bête de somme ou du chien de bergerie, ne se donnaient pas la peine de réfléchir après avoir agi. Seulement, comme ils avaient remarqué qu'à dix pas d'eux Bertrand réfléchissait pour eux, ils avaient ramené leurs manteaux sur leurs visages pour se garantir du soleil, et s'étaient endormis.
Le Bègue de Vilaine et Olivier de Mauny ne dormaient pas, eux ; ils regardaient, avec l'attention la plus profonde et la plus soutenue, les Anglais, dont l'avant-garde, comme nous l'avons dit, commençait à se perdre dans le bois, tandis que l'arrière-garde s'occupait à démolir les tentes et à les charger sur le dos des mules ; au milieu des travailleurs, on pouvait distinguer Caverley, traversant comme un fantôme armé les rangs de ses soldats, et veillant à l'exécution des ordres donnés par lui.
Ainsi, tous ces hommes épars dans le vaste paysage et fuyant, les uns au midi, les autres à l'ouest, ceux-ci à l'orient, ceux-là au nord, comme des fourmis effarouchées, étaient pourtant liés les uns aux autres par un même sentiment, et Dieu, qui les comprenait seul, en les regardant du haut du ciel, pouvait dire qu'en chacun de ces coeurs, excepté dans le coeur d'Aïssa, le sentiment qui dominait tous les autres était celui de la vengeance.
Mais bientôt Mothril, don Pedro et Aïssa se perdirent de nouveau dans un pli de la montagne ; bientôt l'arrière-garde anglaise se mit en marche à son tour et s'enfonça dans le bois, de sorte que Mauléon, ne voyant plus Aïssa, et Le Bègue de Vilaine et Olivier de Mauny ne voyant plus Caverley, se rapprochèrent de Bertrand, qui venait de sortir de sa rêverie pour se rapprocher de Henri, toujours plongé dans la sienne.
Bertrand leur sourit ; puis, se levant, grâce aux jointures de fer de son armure, avec quelque peine du petit tertre sur lequel il était assis, il marcha droit au prince Henri, toujours adossé à son genêt.
Le bruit de ses pas, alourdis par l'armure, ébranlaient la terre, et cependant Henri ne se retournait pas.
Bertrand continua d'avancer de façon à ce que son ombre, interposée entre le soleil et le prince, enlevât au triste seigneur cette douce consolation de la chaleur du ciel, qui est comme la vie, précieuse surtout quand on la perd.
Henri releva la tête pour réclamer son soleil, et vit le bon connétable appuyé sur sa longue épée la visière à demi-levée, et l'oeil animé d'une encourageante compassion.
- Ah ! connétable, dit le prince en secouant la tête, quelle journée !
- Bah ! monseigneur, dit Bertrand, j'en ai vu de pires.
Le prince ne répondit qu'en accusant le ciel du regard.
- Ma foi ! continua Bertrand, moi je ne me souviens que d'une chose, c'est que nous pouvions être prisonniers, et qu'au contraire nous sommes libres.
- Ah ! connétable, ne voyez-vous donc pas que tout nous échappe ?
- Qu'appelez-vous tout ?
- Le roi de Castille ! par Saint-Jacques ! s'écria don Henri avec un mouvement de rage et de menace qui fit tressaillir les chevaliers attirés par la parole vibrante du prince, et qui en écoutant sa parole ne pouvaient oublier que cet ennemi tant abhorré était un frère.
Bertrand ne s'était pas avancé vers le prince dans le seul but de rapprocher la distance qui les séparait : il avait quelque chose à lui dire ; il venait, en effet, de surprendre sur tous les visages une expression de lassitude assez semblable à un commencement de découragement.
Il fit un signe au prince de s'asseoir. Celui-ci comprit que Bertrand allait entamer quelque conversation importante ; il se coucha donc, et parmi toutes ces figures exprimant, comme nous l'avons déjà dit, le découragement, la sienne n'était pas une des moins expressives.
Bertrand s'inclina en appuyant ses deux mains sur le pommeau de son épée.
- Pardon, monseigneur, dit-il, si je distrais vos pensées du chemin qu'elles suivent ; mais je désirais m'entendre avec vous sur un point.
- Qu'est-ce donc, mon cher connétable ? demanda Henri assez inquiet de ce préambule ; car pour accomplir l'acte gigantesque de son usurpation, il ne se sentait appuyé que sur la loyauté des Bretons, et certaines âmes ne peuvent, en matière de loyauté, avoir une foi bien robuste.
- Vous venez de dire, monseigneur, que le roi de Castille avait échappé ?
- Sans doute, je l'ai dit.
- Eh bien ! il y a équivoque, monseigneur, et je vous engage à tirer vos fidèles serviteurs du doute où vos paroles les ont plongés. Il y a donc un autre roi de Castille que vous ?
Henri releva la tête comme le taureau qui sent la pointe du picador.
- Expliquez-vous, cher connétable, dit-il.
- C'est facile. Si vous et moi ne savons à quoi nous en tenir sur ce sujet, vous comprenez que mes Bretons et vos Castillans ne s'y reconnaîtront pas, et que les populations des autres Espagnes, bien moins instruites encore que vos Castillans et mes Bretons, ne sauront jamais s'il faut crier vive le roi Henri ou vive le roi don Pedro.
Henri écoutait, mais sans savoir encore où tendait le connétable. Néanmoins comme le raisonnement lui paraissait fort logique, il faisait de le tête un signe approbatif.
- Eh bien ? dit-il enfin.
- Eh bien, reprit Duguesclin, s'il y a deux rois, ce qui fait confusion, commençons par en défaire un.
- Mais il me semble que nous guerroyons pour cela, sire connétable, reprit Henri.
- Fort bien ; mais nous n'avons pas encore gagné une de ces batailles éclatantes qui vous renversent tout net un roi du trône, et en attendant ce jour-là qui décidera du destin de la Castille et du vôtre, vous ne savez point encore vous-même si vous êtes ou n'êtes pas le roi.
- Qu'importe ! si je veux l'être.
- Alors, soyez-le.
- Mais, mon cher connétable, ne suis-je pas déjà pour tous le seul, le véritable roi ?
- Cela ne suffit pas ; il faut que vous le soyez pour tout le monde.
- C'est ce qui me paraît impossible, messire, avant le gain d'une bataille, l'acclamation d'une armée, ou la prise de quelque grande ville.
- Eh bien ! c'est à quoi j'ai songé, monseigneur.
- Vous !
- Sans doute, moi. Est-ce que vous croyez que parce que je frappe je ne pense pas. Détrompez-vous. Je ne frappe pas toujours et je pense quelquefois. Vous dites qu'il vous faut attendre le gain d'une bataille, l'acclamation d'une armée ou la prise d'une grande ville ?
- Oui, une de ces trois choses-là, au moins.
- Eh bien ! ayons une de ces trois choses-là tout de suite.
- Cela me paraît bien difficile, connétable, pour ne pas dire impossible.
- Pourquoi cela, sire ?
- Parce que je crains.
- Ah ! si vous craignez, moi, je ne crains jamais, mon seigneur, reprit vivement le connétable ; ne le faites pas, je le ferai.
- Nous tomberons de trop haut, connétable ; si haut, que nous ne nous relèverons pas.
- A moins que de tomber dans le sépulcre, monseigneur, vous vous relèverez toujours, tant que vous aurez autour de vous quatre chevaliers bretons et à votre côté cette brillante épée castillane. Voyons, monseigneur, de la résolution !
- Oh ! j'en aurai dans l'occasion, soyez tranquille, messire connétable, reprit Henri, dont les yeux s'animaient à l'aspect plus rapproché de la réalisation de son rêve. Mais je ne vois encore ni la bataille, ni l'armée.
- Oui, mais vous voyez la ville.
Henri regarda autour de lui.
- Où sacre-t-on les rois dans ce pays, monseigneur ? demanda Duguesclin.
- A Burgos.
- Eh bien ! quoique mes connaissances géographiques soient peu étendues, il me semble, monseigneur, que Burgos est dans nos environs.
- Sans doute ; vingt ou vingt-cinq lieues d'ici tout au plus.
- Alors, ayons Burgos.
- Burgos ! répéta Henri.
- Sans doute, Burgos. Et si vous en avez quelque envie, je vous la donnerai, moi, aussi vrai que mon nom est Duguesclin.
- Une ville si forte, connétable, dit Henri en secouant la tête avec l'expression du doute ; une ville capitale ! une ville dans laquelle, outre la noblesse, on trouve une bourgeoisie puissante, composée de chrétiens, de juifs et de mahométans, tous divisés dans les temps ordinaires, mais tous amis quand il s'agit de défendre leurs privilèges ; Burgos, en un mot, la clef de la Castille, et qui semble avoir été choisie comme le plus imprenable sanctuaire par ceux qui y déposèrent la couronne et les insignes royaux.
- C'est là, s'il vous plaît, que nous irons, monseigneur, dit tranquillement Duguesclin.
- Ami, dit le prince, ne vous laissez point entraîner par un sentiment d'affection, par un dévouement exagéré. Consultons nos forces.
- A cheval ! monseigneur, dit Bertrand en saisissant la bride de la monture du prince qui errait dans les genêts ; à cheval ! et marchons droit à Burgos.
Et sur un signe du connétable, un trompette breton donna le signal. Les dormeurs furent les premiers en selle, et Bertrand, qui regardait ses Bretons avec l’attention d'un chef et l'affection d'un père, remarqua que la plupart d'entre eux, au lieu d'entourer le prince comme ils en avaient l'habitude, affectaient au contraire de se ranger autour de leur connétable et de le reconnaître pour leur seul et véritable chef.
- Il était temps, murmura le connétable en se penchant à l'oreille d'Agénor.
- Temps de quoi ? demanda celui-ci, tressaillant comme un homme que l'on tire d'un rêve.
- Temps de rafraîchir l'activité de nos soldats, dit-il.
- Ce n'est point un mal, en effet, connétable, répondit le jeune homme, car il est dur pour des hommes d'aller on ne sait où, pour on ne sait qui.
Bertrand sourit ; Agénor répondit à sa pensée, et par conséquent lui donnait raison.
- Ce n'est pas pour vous que vous parlez, n'est-il pas vrai ? demanda Bertrand ; car je vous ai toujours vu le premier, ce me semble, aux marches et aux attaques pour l'honneur de notre pays.
- Oh ! moi, messire, je ne demande qu'à me battre et surtout à marcher, et jamais on n'ira assez vite pour moi.
Et en disant ces mots, Agénor se dressait sur ses étriers, comme si son regard eût voulu franchir les montagnes qui bornaient l'horizon.
Bertrand ne répondit rien ; il avait bien jugé tout le monde. Seulement il se contenta de consulter un pâtre, qui lui assura que la route la plus courte pour gagner Burgos était de se diriger d'abord sur Calahorra, petite ville distante de six lieues à peine.
- Allons donc promptement à Calahorra, fit le connétable ; et il piqua son cheval, donnant ainsi l'exemple de la précipitation.
Derrière lui s'ébranla avec un formidable bruit l'escadron de fer au centre duquel se trouvait Henri de Transtamare.

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