Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXII
Comment monseigneur le légat vint au camp des aventuriers, et comment il y fut reçu.

Duguesclin, de retour au camp, commença de comprendre qu'il éprouverait de grandes difficultés à mettre à exécution le beau plan qu'il avait conçu, et qui était destiné à atteindre trois grands résultats : payer les aventuriers, subvenir aux frais de la campagne, et aider le roi à finir l'hôtel Saint-Paul, pour peu que le pape Urbain demeurât dans les dispositions où il l'avait trouvé.
L'Eglise est opiniâtre. Charles V était scrupuleux. Il ne fallait pas se brouiller avec son maître sous prétexte de le servir ; il ne fallait pas, au commencement d'une campagne, donner prise aux superstitions qui, dès les premiers revers que l'on essuierait, ne manqueraient pas d'attribuer ces revers à l'irréligion du général et aux prières vengeresses du souverain pontife.
Mais Duguesclin était Breton, c'est-à-dire plus entêté à lui seul que tous les papes passés et à venir. Il avait d'ailleurs, pour justifier son entêtement, la nécessité, cette inflexible déesse que l'antiquité a représentée un coin de fer à la main.
Il résolut donc de poursuivre son dessein, quitte à prendre ensuite conseil des circonstances et à poursuivre ou s'arrêter selon le mode dans lequel les circonstances se dérouleraient.
En conséquence, il fit armer ses gens, commanda ses chariots, ordonna que ses Bretons, arrivés deux jours auparavant, sous la conduite d'Olivier de Mauny et du Bègue de Vilaine, se dirigeraient vers Villeneuve, si bien que du haut de sa terrasse qu'il n'avait point quittée, le saint-père vit le grand cordon bleuâtre se dérouler comme un serpent d'azur, auquel le soleil couchant jetait à différentes parties de ses spirales un reflet plus chaud que l'or et plus sinistre que les éclairs de l'anathème papal.
Urbain V était presque aussi bon général qu'excellent moine. Il n'eut pas besoin d'appeler son capitaine général pour comprendre que ce serpent n'avait qu'un pas à faire pour enfermer Avignon dans sa courbe.
- Oh ! oh ! dit-il à son légat, en suivant d'un oeil inquiet cette manoeuvre, ils deviennent bien insolents, ce me semble.
Et voulant voir si les Grandes compagnies et les chefs de ces Grandes compagnies étaient aussi courroucés que l'avait dit Duguesclin, le pape Urbain V, sans autre plan que de s'assurer de l'état de leur esprit, envoya son légat au général en chef.
Le légat n'avait point assisté à l'entretien qui avait eu lieu entre lui et Duguesclin. Il ignorait donc que Duguesclin réclamât autre chose qu'un adoucissement à l'excommunication lancée contre les Grandes compagnies, ignorance qui lui donnait cette conviction qu'il en serait quitte avec quelques indulgences et quelques bénédictions.
Il partit donc, monté sur sa mule, et accompagné du pâle sacristain, son acolyte.
Nous l'avons dit, le légat n'était prévenu de rien. Le pape avait jugé que communiquer ses craintes à un ambassadeur, c'est diminuer la confiance qu'il devait avoir dans la puissance de son maître. Aussi vit-on le légat s'avancer radieusement superbe entre la ville et le camp, jouissant par avance des génuflexions et des signes de croix qui allaient l'accueillir à son entrée !
Mais Duguesclin, en diplomate habile, avait placé à la garde du camp les Anglais, gens peu zélés pour les intérêts du pape, avec lequel, depuis plus de cent ans déjà, ils étaient en discussion, et il avait eu de plus la précaution de causer avec eux pour leur faire une opinion selon ses vues.
- Veillez bien, camarades, avait-il dit à son retour au camp. Il serait possible que Sa Sainteté nous envoya quelques compagnies de ses hommes d'armes. Je viens d'avoir un petit démêlé avec Sa Sainteté à cause de certaine politesse que, selon moi, il nous devait en échange de la fameuse excommunication qu'il a lancée sur nous.
Je dis sur nous, car du moment où vous êtes devenus mes soldats, je me regarde comme excommunié aussi et voué à l'enfer ni plus ni moins que vous. Or, Sa Sainteté est incroyable, foi de connétable ! Sa Sainteté nous refuse cette politesse...
A cette péroraison inattendue, les Anglais frémirent comme des dogues dont le maître s'amuse à exercer la colère.
- Bien ! bien ! dirent-ils, que le pape se frotte à nous ; et il verra qu'il a affaire à de véritables excommuniés !
Duguesclin, à cette réponse, les avait jugés suffisamment instruits, et était passé dans le camp des Français.
- Mes amis, avait-il dit, il serait possible que vous vissiez venir quelque envoyé du pape. Le souverain pontife, – croyez-vous cela ? – le souverain pontife, à qui nous avons donné Avignon et le comtat, me refuse l'assistance que je lui demandais pour notre bon roi Charles V, et je, vous avouerai, cela dût-il me faire tort dans votre esprit, que nous venons de nous quereller un peu. Dans cette querelle, que j'ai eu peut-être tort de soulever, votre conscience en jugera, dans cette querelle, le souverain pontife a eu la maladresse de me dire que si les armes spirituelles ne suffisaient pas, il aurait recours aux armes temporelles... Vous m'en voyez encore tout dépité !
Les Français, pour qui c'était déjà au quatorzième siècle, à ce qu'il paraît, une piètre renommée que celle des soldats du pape, se contentèrent de répondre par de grands éclats de rire au petit discours de Duguesclin.
- Bon ! dit le connétable, ceux-ci le hueront, et c'est toujours un bruit désagréable que celui des huées. A mes Bretons, maintenant ; pour ceux-là, ce sera plus difficile.
En effet, les Bretons, et surtout les Bretons de ce temps-là, gens dévots jusqu'à l'ascétisme, pouvaient craindre de se brouiller avec le souverain pontife.
Aussi Duguesclin, pour les prévenir tout d'abord en sa faveur, entra-t-il chez eux avec un visage complètement bouleversé. Ses soldats l'adoraient non seulement comme leur compatriote, mais encore comme leur père, car il n'était pas un seul d'entre eux qui ne connût le connétable personnellement par quelques services rendus, et beaucoup d'entr'eux même avaient été sauvés par lui, soit de la captivité, soit de la mort, soit de la misère.
A la vue de ce visage qui indiquait, comme nous l'avons dit, une consternation profonde, les enfants de la vieille Armorique se pressèrent autour de leur héros.
- Oh ! mes enfants, s'écria Duguesclin, vous me voyez désespéré. Croiriez- vous que non seulement le pape maintient son excommunication contre les Grandes compagnies, mais encore qu'il l'étend à ceux qui se joignent à elles pour venger la mort de la soeur de notre bon roi Charles ? De sorte que nous, dignes et loyaux chrétiens, nous voilà devenus des mécréants, des chiens, des loups, à qui tout le monde peut courir sus. Le souverain pontife est fou, sur mon âme !
Les Bretons firent entendre un long murmure.
- Il faut dire aussi, continua Bertrand Duguesclin, qu'il est tout à fait mal conseillé. Par qui ? je l'ignore, Mais ce que je sais c'est qu'il nous menace de ses chevaliers italiens, et qu'en ce moment il est occupé, à quoi ? vous ne vous en douteriez pas ; à les couvrir d'indulgences pour qu'ils nous combattent.
Les Bretons rugirent.
- Et que lui demandais-je cependant, à notre saint-père : le droit de recevoir la communion catholique et la sépulture chrétienne. C'est bien le moins pour des gens qui vont combattre les Infidèles. Maintenant, mes enfants, voilà où nous en sommes. Je l'ai quitté là-dessus. Je ne sais pas quel est votre avis, et je me crois aussi bon chrétien que personne ; mais je déclare que si notre saint-père Urbain V veut faire le roi terrestre avec nous, eh bien ! nous aviserons ; nous ne pouvons pas cependant nous laisser battre par ces papelins !
Les Bretons bondirent à ces mots avec une telle fureur que ce fut Duguesclin qui fut obligé de les calmer.
C'était en ce moment justement que le légat, sortant par la porte de Loulle, et prenant le pont de Bénézet, débouchait dans les premières enceintes du camp. Il était souriant de béatitude.
Les Anglais coururent aux palissades pour le voir, et se croisant les bras avec un flegme insolent :
- Oh ! oh ! dirent-ils, que nous veut cette mule !
Le sacristain pâlit de colère à cette insulte, et cependant, prenant ce ton paterne familier aux membres de l'Eglise :
- Celui-ci, dit-il, est le légat de Sa Sainteté.
- Oh ! firent les Anglais, où sont les sacs d'argent ? Est-ce que ta mule est de force à les porter ? Montrez-nous un peu cela ; voyons.
- De l'argent ! de l'argent ! crièrent les autres d'une seule voix.
Le légat, stupéfait de cet accueil auquel il était loin de s'attendre, regarda le sacristain qui se signait de terreur.
Et ils continuèrent leur marche à travers les rangs des soldats qui répétaient sans fin :
- de l'argent ! de l'argent !
Pas un chef ne se montrait ; prévenu à l'avance par Duguesclin, chacun s'était retiré dans sa tente.
Les deux ambassadeurs traversèrent la première ligne qui, nous l'avons dit, était anglaise, et pénétrèrent jusqu'au camp des Français, lesquels, à l'aspect du légat, se précipitèrent au devant de lui.
Le légat crut que c'était pour lui faire honneur et commençait à se rengorger, lorsqu'au lieu des humbles salutations auxquelles il s'attendait, il entendit éclater de tous les points de grands éclats de rire.
- Eh ! bonjour, monsieur le légat ! criait le soldat aussi railleur déjà au quatorzième siècle qu'il l'est de nos jours, est-ce que par hasard Sa Sainteté vous envoie à nous comme un échantillon de sa cavalerie ?
- Est-ce avec la mâchoire de la monture de son ambassadeur, disait un autre, que le saint-père compte nous passer au fil de l'épée ?
Et chacun, tout en frappant la croupe de la monture de l'ambassadeur à grands coups de houssine, de rire et de goguenarder avec un acharnement et un bruit qui faisaient plus de mal au légat que les réclamations pécuniaires des Anglais. Ceux-ci cependant ne l'avaient point abandonné tout à fait, et quelques-uns l'avaient suivi en criant de toute la force de leurs poumons :
- Money ! Money !
Ce qui, traduit en français, voulait dire : De l'argent ! de l'argent !
Le légat franchit aussi rapidement qu'il le put la seconde ligne.
Alors ce fut le tour des Bretons, mais ceux-ci plaisantaient encore moins que les autres. Ils vinrent au-devant du légat, les yeux étincelants et leurs gros poings serrés, criant de leurs voix formidables :
- Absolution ! absolution !
Et cela de telle sorte qu'au bout d'un quart-d'heure, au milieu de tous les cris divers, il était impossible au légat de rien entendre au milieu de cet effroyable vacarme, semblable à celui des flots furieux, du tonnerre grondant, de la bise sifflante, et des galets refoulés en craquant sur la côte.
Le sacristain commença de perdre de son assurance et de trembler de tous ses membres. Il y avait déjà longtemps que la sueur coulait du front du légat et que cependant ses dents claquaient.
Donc, le légat pâlissant de plus en plus, et commençant à trouver insuffisantes les forces de sa mule, en croupe de laquelle plus d'un railleur français s'était élancé dans la chemin, demanda d'une voix timide :
- Les chefs, messieurs, les chefs ? qui donc de vous aurait la bonté de me conduire aux chefs ?
Ce fut alors seulement que Duguesclin, entendant cette voix lamentable, jugea qu'il était à propos d'intervenir.
Il perça la foule avec ses deux robustes épaules, qui faisaient onduler les hommes autour de lui, comme le poitrail du buffle fait onduler les herbes des savanes et les roseaux des marais Pontins.
- Ah ! ah ! c'est vous, monsieur le légat, un envoyé de notre saint-père, jarni Dieu ! quel honneur pour des excommuniés. Arrière ! soldats, arrière ! Ah ! monsieur le légat, veuillez donc entrer dans ma tente. Messieurs, s'écria-t-il d'une voix fort peu courroucée, qu'on respecte monsieur le légat, je vous en prie. Il nous apporte sans doute quelque bonne réponse de Sa Sainteté. Monsieur le légat, voulez-vous prendre ma main pour que je vous aide à descendre de votre mule ? Là, bien ! êtes-vous à terre ? C'est cela ; venez maintenant.
En effet, le légat ne se l'était pas fait dire à deux fois, et, saisissant la robuste main que lui tendait le chevalier breton, il avait sauté à terre et traversait la foule des soldats des trois nations accourus pour le voir, au milieu des contorsions d'épaules, de bouffissures, de rires et de commentaires qui faisaient dresser les cheveux sur la tête du sacristain, bien qu'il n'eût pas le don des langues, tant chez les mécréants le geste expressif suppléait à la parole.
- Quelle société ! murmurait le rat d'église, quelle société !
Une fois dans sa tente, Bertrand Duguesclin fit de grandes révérences au légat, et lui demanda pardon pour ses soldats, en termes qui rendirent un peu de courage au triste ambassadeur.
Alors le légat se voyant à peu près hors de péril et sous la sauvegarde de l'honneur du connétable, rappela toute sa dignité et commença une harangue dont le sens était :
Que le pape avait quelquefois une absolution pour les rebelles, mais de l'argent pour personne.
Les autres personnes qui, selon le conseil de Duguesclin, étaient venues peu à peu et étaient entrées les unes après les autres, entendirent cette réponse et ne cachèrent point au légat qu'ils n'en étaient que médiocrement satisfaits.
- Alors, monsieur le légat, dit Duguesclin, je commence à croire que nous ne pourrons jamais faire d'honnêtes gens de nos soldats.
- Eh bien ! dit le légat, l'idée de la damnation éternelle, à laquelle d'un mot elle a condamné tant d'âmes, a touché Sa Sainteté ; attendu que parmi toutes ces âmes il peut y en avoir de moins coupables les unes que les autres ou qui se repentent sincèrement. Sa Sainteté fera donc en votre faveur un miracle de clémence et de bonté.
- Ah ! ah ! firent les chefs, et lequel ? Voyons un peu le miracle.
- Sa Sainteté, répondit le légat, accordera ce miracle que vous désirez tant.
- Et puis après ? fit Bertrand.
- Eh ! mais, demanda le légat, qui n'avait point entendu parler d'autre chose à Sa Sainteté, n'est-ce pas tout ?
- Mais non, dit Bertrand, mais non, il s'en faut de beaucoup. Il y a encore la question d'argent.
- Le pape ne m'en a point parlé, et j'ignore complètement cette question, dit le légat.
- Je croyais, reprit le connétable, que les Anglais vous en avaient touché deux mots. Je les ai entendus crier : Money !money ! cela veut dire : de l'argent ! de l'argent !
- Le saint-père n'en a pas. Les coffres sont vides.
Duguesclin se tourna vers les chefs comme pour leur demander si c'était là une réponse suffisante.
Les chefs haussèrent les épaules de pitié.
- Que disent ces messieurs ? demanda le légat inquiet.
- Ils disent que le saint-père n'a qu'à faire comme eux.
- Quand cela ?
- Quand leurs coffres sont vides.
- Et que font-ils ?
- Ils les remplissent.
Et Duguesclin se leva.
Le légat comprit que l'audience était terminée. Une légère rougeur venait de monter aux pommettes brunies du connétable.
Le légat enfourcha sa mule et se prépara à regagner Avignon, dans la compagnie de son sacristain de plus en plus épouvanté.
- Attendez, attendez, dit Duguesclin ; attendez, monseigneur.
Ne vous en allez pas comme cela tout seul, vous pourriez être écharpé en chemin, et jarni Dieu ! cela me contrarierait.
Le légat fit un soubresaut qui témoignait que si Duguesclin n'avait pas cru à ses paroles, il croyait, lui, aux paroles de Duguesclin.
En effet, le connétable, marchant à côté de la mule que le sacristain conduisait par la bride, reconduisit le légat jusqu'aux limites du camp, sans rien dire lui-même ; mais accompagné de frémissements si éloquents, de froissements d'armes si terribles et d'imprécations si menaçantes, que la sortie bien que protégée par le connétable parut au pauvre légat beaucoup plus effrayante encore que l'arrivée.
Aussi une fois hors du camp, le légat donna-t-il du talon à sa mule, comme s'il eût craint que l'on ne voulût le rattraper.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente