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Chapitre XII
Comment le Bâtard de Mauléon partit pour la France, et ce qui lui arriva en chemin.

Agénor prit, pour retourner en France, le même chemin à peu près qu'il avait pris pour venir en Espagne. Seul, et par conséquent n'inspirant aucune crainte ; pauvre, et par conséquent n'inspirant aucune envie, il espérait s'acquitter avec bonheur de la mission dont la reine mourante l'avait chargé ; cependant, il fallait se défier sur la route.
D'abord des lépreux qui, disait-on, empoisonnaient les fontaines avec un mélange de cheveux graissés de têtes de couleuvres et de pattes de crapaud.
Puis, des juifs alliés avec les lépreux, et généralement, hommes ou choses, avec tout ce qui pouvait faire du tort ou du mal aux chrétiens.
Puis, du roi de Navarre, ennemi du roi de France, et par conséquent des Français.
Puis, des Jacques qui, après avoir longtemps remué le peuple contre la noblesse, en étaient enfin arrivés à soulever le fléau et la fourche contre l'armure.
Puis, de l'Anglais posté traîtreusement à tous les bons coins de ce beau royaume de France, à Bayonne, à Bordeaux, en Dauphiné, en Normandie, en Picardie, dans les faubourgs de Paris même au besoin, enfin des Grandes compagnies, réunions hétérogènes résumant tout cela, fournissant contre le voyageur, contre la propriété, contre l'habitant, contre la beauté, contre la puissance, contre la richesse, un contingent éternellement affamé de lépreux, de Juifs, de Navarrais, d'Anglais, de Jacques, sans compter toutes les autres contrées de l'Europe qui semblaient avoir fourni à chaque bande parcourant et désolant la France, un échantillon de la plus chétive et de la plus mauvaise part de sa population. Il y avait jusqu'à des Arabes dans ces Grandes compagnies si heureusement et si richement bariolées : seulement, par esprit de contradiction, ils s'étaient faits chrétiens, ce qui leur était bien permis, puisque de leur côté les chrétiens s'étaient faits Arabes.
A part ces inconvénients dont nous n'avons encore donné qu'un insuffisant programme, Agénor voyageait le plus tranquillement du monde.
C'était pour le voyageur de ce temps-là une obligation d'étudier, de suivre et d'imiter la manoeuvre du friquet pillard. Il ne fait pas un bond, pas un vol, pas un mouvement sans tourner la tête avec rapidité vers les quatre points cardinaux, pour voir s'il n'apercevra pas soit un fusil, soit un filet, soit une fronde, soit un chien, soit un enfant, soit un rat, soit un autour.
Musaron était ce friquet inquiet et pillard ; il avait été chargé par Agénor de la direction de la bourse, il n'aurai pas voulu que sa médiocrité fort peu dorée se changeât en une nullité absolue.
Donc, il devinait de loin les lépreux, flairait les juifs à cinq cents pas, voyait les Anglais dans chaque buisson, saluait les Navarrais avec politesse, montrait son long couteau et sa courte arbalète aux Jacques ; quant aux Grandes compagnies, il les redoutait bien moins que Mauléon, ou plutôt il ne les redoutait pas du tout ; car, disait-il à son maître, si l'on nous fait prisonniers, seigneur, eh bien ! nous nous engagerons nous-mêmes dans ces Grandes compagnies pour nous racheter, et nous paierons notre liberté avec la liberté que nous aurons volée aux autres.
- Tout cela sera bel et bien quand j'aurai accompli ma mission, disait Agénor ; alors il arrivera ce qui plaira à Dieu, mais en attendant, je désire qu'il lui plaise qu'il ne nous arrive rien.
Ils traversèrent ainsi, sans encombre, le Roussillon, le Languedoc, le Dauphiné, le Lyonnais, et parvinrent jusqu'à Châlon-sur-Saône. L'impunité les perdit : convaincus qu'il ne leur arriverait plus rien, si près qu'ils étaient du port, ils se hasardèrent à voyager une nuit, et le matin de cette nuit-là, au point du jour, ils tombèrent dans une embuscade si nombreuse et si bien tendue, qu'il n'y avait pas moyen de résister ; aussi, le prudent Musaron mit- il la main sur le bras de son maître au moment où il allait inconsidérément tirer son épée du fourreau, de sorte qu'ils furent pris sans coup férir. Ce qu'ils avaient le plus redouté, ou plutôt ce que le chevalier avait le plus redouté, leur arrivait ; ils étaient, Musaron et lui, au pouvoir d'un capitaine de compagnie, messire Hugues de Caverley, c'est-à-dire d'un homme qui était à la fois Anglais de naissance, juif d'esprit, Arabe de caractère, Jacques de goût, Navarrais pour l'astuce, et presque lépreux par dessus tout cela, car il avait fait la guerre dans des pays tellement chauds, disait-il, qu'il s'était accoutumé à la chaleur au point de ne plus pouvoir quitter son armure et ses gantelets de fer.
Quant à ses détracteurs, et le capitaine, comme tous les gens d'un mérite transcendant, en avait beaucoup, ils disaient tout simplement que s'il n'ôtait point son armure, et s'il gardait ses gantelets, c'était pour ne point communiquer à ses nombreux amis la fâcheuse maladie qu'il avait eu le malheur de rapporter d'Italie.
On conduisit immédiatement Musaron et le chevalier devant ce chef. C'était un gaillard qui voulait tout voir et tout interroger par lui-même ; car, dans ce temps de danger, il prétendait toujours que ses gens pourraient laisser passer quelque prince déguisé en manant, et qu'il perdrait encore occasion de faire fortune.
En un instant, il fut donc au courant des affaires de Mauléon, affaires avouables, bien entendu ; quant à la mission de la reine Blanche, il va sans dire qu'il n'en fut pas question d'abord. On parla rançon, voilà tout.
- Excusez-moi, dit Caverley, j'étais là sur le chemin comme l'araignée sous une poutre. J'attendais quelqu'un ou quelque chose, vous êtes venu, je vous ai pris ; mais c'est sans intention méchante contre vous ; hélas ! depuis que le roi Charles V est régent, c'est-à-dire depuis la fin de la guerre, nous ne gagnons plus notre vie. Vous êtes un charmant cavalier, et je vous laisserais courtoisement aller si nous vivions en temps ordinaire ; mais dans les temps de famine, voyez-vous, on ramasse les miettes.
- Voici les miennes, dit Mauléon en montrant le fond de sa bourse au partisan. Je vous jure maintenant sur Dieu et sur la part qu'il me fera, j'espère, en paradis, que ni en terres, ni en argent, ni en quoi que ce soit, je ne possède autre chose. Ainsi, à quoi vous servirais-je ? Laissez-moi donc aller.
- D'abord, mon jeune ami, répondit le capitaine Caverley en examinant la vigoureuse nature et l'air martial du chevalier, d'abord vous serviriez à faire un effet superbe au premier rang de notre compagnie, ensuite vous avez votre cheval, votre écuyer ; mais ce n'est pas tout cela qui fait de vous une prise bien précieuse pour moi.
- Et quelle malheureuse circonstance, demanda Agénor, me donne donc une si grande valeur à vos yeux, je vous prie ?
- Vous êtes chevalier, n'est-ce pas ?
- Oui, et armé à Narbonne de la main d'un des premiers princes de la chrétienté.
- Donc vous êtes pour moi un otage précieux, puisque vous avouez que vous êtes chevalier.
- Un otage ?
- Sans doute : que le roi Charles V prenne un de mes hommes, un de mes lieutenants, et veuille le faire brancher. Je le menace de vous faire brancher aussi, et cela le retient. Si malgré cette menace il le fait brancher réellement, je vous fais brancher à votre tour, et cela le vexe d'avoir un gentilhomme pendu. Mais pardon, ajouta Caverley, je vois là à votre main un bijou que je n'avais pas remarqué, quelque chose comme une bague. Peste ! montrez-moi donc cela, chevalier. Je suis amateur des choses bien travaillées, moi, surtout quand le précieux de la matière ajoute encore à la valeur de l'exécution.
Mauléon reconnut facilement dès lors à qui il avait affaire. Le capitaine Caverley était un de ces conducteurs de bande ; il s'était fait chef de brigands, ne voyant plus, comme il le disait lui-même, rien à faire en continuant honnêtement son métier de soldat.
- Capitaine, dit Agénor en retirant sa main, respectez-vous quelque chose au monde ?
- Tout ce dont j'ai peur, répondit le condottiere : Il est vrai que je n'ai peur de rien.
- C'est fâcheux, dit froidement Agénor, sans quoi cette bague qui vaut...
- Trois cents livres tournois, interrompit Caverley en jetant un simple regard sur le joyau, au poids de l'or et sans compter la façon.
- Eh bien ! cette bague, capitaine, qui, de votre aveu, vaut trois cents livres tournois, voilà tout, si vous eussiez craint quelque chose, vous en eût rapporté mille.
- Comment cela ? dites, mon jeune ami, on apprend à tout âge, et j'aime à m'instruire, moi.
- Avez-vous au moins une parole, capitaine ?
- Je crois que j'en avais une autrefois ; mais, à force de l'avoir donnée, je n'en ai plus.
- Mais, au moins, vous fiez-vous à celle des autres qui, ne l'ayant jamais donnée, l'ont encore, eux ?
- Je ne me fierai qu'à celle d'un seul homme, et vous n'êtes pas cet homme, chevalier.
- Quel est-il ?
- C'est messire Bertrand Duguesclin ; mais messire Duguesclin répondrait il pour vous ?
- Je ne le connais pas, dit Agénor, du moins personnellement ; mais tout étranger qu'il me soit, si vous me laissez aller où j'ai besoin, si vous me laissez remettre cette bague à qui elle est destinée, je vous promets, au nom de messire Duguesclin lui-même, non pas mille livres tournois, mais mille écus d'or.
- J'aime mieux comptant les trois cents livres que vaut la bague, dit en riant Caverley, et en étendant la main vers Agénor.
Le chevalier se recula vivement, et s'avançant vers une fenêtre qui donnait sur la rivière :
- Cette bague, dit-il en la tirant de son doigt et en étendant son bras au dessus de la Saône, est l'anneau de la reine Blanche de Castille, et je le porte au roi de France. Si tu me donnes ta parole de me laisser aller, et je m'y fierai, moi, je te promets mille écus d'or. Si tu me refuses, je jette la bague dans la rivière, et bague et rançon tu perds tout.
- Oui, mais je te garde, toi, et je te fais pendre.
- Ce qui est un bien mince dédommagement pour un si habile calculateur que tu es ; et la preuve que tu n'estimes pas ma mort au prix de mille écus, c'est que tu ne dis pas non.
- Je ne dis pas non, reprit Caverley, parce que...
- Parce que tu as peur, capitaine ; dis non, et la bague est perdue, et tu me feras pendre après si tu veux. Eh bien ! dis-tu non, dis-tu oui ?
- Ma foi ! s'écria Caverley, frappé d'admiration, voilà ce que j'appelle un joli garçon ; jusqu'à l'écuyer qui n'a pas bougé. Le diable m'emporte ! par la rate de notre saint-père le pape ! je t'aime, chevalier.
- Fort bien, et je t'en suis reconnaissant comme il convient ; mais réponds.
- Que veux-tu que je réponde ?
- Oui ou non, je ne demande pas autre chose, et c'est bientôt dit.
- Eh bien ! oui.
- A la bonne heure, dit le chevalier en remettant la bague à son doigt.
- Mais à une condition, cependant, continua le capitaine.
- Laquelle ?
Caverley allait répondre, quand un violent tumulte appela son attention ; ce tumulte avait lieu à l'extrémité du village, ou plutôt du camp assis au bord de la rivière et tout entouré de forêts. Plusieurs soldats montrèrent leurs têtes effarées à la porte en criant :
- Capitaine, capitaine !
- C'est bien, c'est bien, répondit le condottiere, habitué à ces sortes d'alertes, j'y vais ; puis se retournant vers le chevalier : Toi, dit-il, demeure ici, douze hommes te garderont ; j'espère que c'est de l'honneur que je te fais, hein...
- Soit, dit le chevalier, mais qu'ils ne m'approchent pas ; car au premier pas qu'ils font, je lance la bague dans la Saône.
- Ne l'approchez pas, mais ne le quittez pas non plus, dit Caverley à ses bandits, et saluant le chevalier sans avoir levé un instant la visière de son casque, il se rendit d'un pas qui dénonçait l'insouciance de l'habitude vers l'endroit du camp où le bruit était le plus fort.
Pendant tout le temps de son absence, Mauléon et son écuyer demeurèrent debout près de la fenêtre ; les gardes étaient de l'autre côté de la chambre et se tenaient immobiles devant la porte.
Le tumulte continua quoiqu'il allât en diminuant, enfin il cessa tout à fait, et une demi-heure après sa sortie, Hugues de Caverley reparut emmenant à sa suite un nouveau prisonnier que venait de faire la compagnie, tendue dans le pays comme un filet à alouettes.
Le prisonnier semblait être un gentilhomme de campagne, d'une taille belle et bien prise ; il était armé d'un casque rouillé et d'une cuirasse qui semblait avoir été ramassée par un de ses ancêtres sur le champ de bataille de Roncevaux. Dans cet accoutrement, le premier sentiment qu'il inspirait était le rire ; mais quelque chose de fier dans sa tenue, de hardi dans sa contenance, qu'il essayait cependant de rendre humble, commandait sinon le respect, du moins la circonspection aux railleurs.
- L'avez-vous bien fouillé ? demanda Caverley.
- Oui, capitaine, répondit un lieutenant allemand à qui Caverley devait l'heureux choix de la position qu'il occupait, choix qui avait été inspiré à celui-ci, non point par la supériorité de la position, mais par l'excellence des vins que, dès cette époque, on récoltait sur les bords de la Saône.
- Quand je dis lui, reprit le capitaine, je veux dire lui et ses gens.
- Soyez tranquille, l'opération a été rigoureusement faite ; répondit le lieutenant Allemand.
- Et qu'avez-vous trouvé sur eux ?
- Un marc d'or et deux marcs d'argent.
- Bravo ! dit Caverley, la journée paraît devoir être bonne.
Puis se retournant vers le nouveau prisonnier :
- Maintenant, dit-il, causons un peu, mon paladin ; quoique vous ressembliez fort à un neveu de l'empereur Charlemagne, je ne serais pas fâché de savoir de votre propre bouche qui vous êtes : voyons, dites-nous cela franchement, sans restriction, sans réserve.
- Je suis, comme vous pouvez le voir à mon accent, répondit l'inconnu, un pauvre gentilhomme d'Aragon qui vient visiter la France.
- Vous avez raison, dit Caverley, la France est un beau pays.
- Oui, dit le lieutenant, seulement le moment que vous avez choisi est mauvais.
Mauléon ne put s'empêcher de sourire, car il appréciait mieux que personne la justesse de l'observation.
Quant au gentilhomme étranger, il demeura impassible.
- Voyons, dit Caverley, tu ne nous a dit encore que ton pays, c'est à dire la moitié de ce que nous voulons savoir ; maintenant quel est ton nom ?
- Quand je vous le dirais, vous ne le connaîtriez pas, répondit le chevalier ; d'ailleurs je n'ai pas de nom, je suis bâtard.
- A moins que tu ne sois Juif, Turc au More, reprit le capitaine, tu as au moins un nom de baptême.
- Je m'appelle Henri, répondit le chevalier.
- Tu avais raison. Maintenant, lève un peu ton casque, que nous voyions ta bonne figure de gentillâtre aragonais.
L'inconnu hésitait et regardait tout autour de lui comme pour s'assurer s'il n'y avait point là quelqu'un de connaissance.
Caverley, ennuyé de cette attente, fit un signe. Un des aventuriers s'approcha alors du prisonnier, et frappant du pommeau de son épée le bouton de son casque, il releva la visière de fer qui cachait le visage de l'inconnu.
Mauléon poussa un cri : ce visage, c'était le portrait frappant du malheureux grand-maître don Frédéric, de la mort duquel il ne pouvait cependant pas douter, puisqu'il avait tenu sa tête entre ses mains.
Musaron pâlit d'horreur et se signa.
- Ah ! ah ! vous vous connaissez, dit Caverley en regardant alternativement Mauléon et le chevalier au casque rouillé.
A cette interpellation, l'inconnu regarda Mauléon avec une certaine inquiétude ; mais son premier regard lui indiquant qu'il voyait le chevalier pour la première fois, son visage se rasséréna.
- Eh bien ? demanda Caverley.
- Moi ! dit le dernier venu, vous vous trompez, je ne connais pas ce gentilhomme.
- Et toi ?
- Ni moi non plus.
- Pourquoi donc as-tu poussé ce cri tout à l'heure ? demanda le capitaine assez incrédule, malgré la double dénégation de ses deux prisonniers.
- Parce que j'ai cru qu'en lui abattant sa visière, ton soldat lui abattait la tête.
Caverley se mit à rire.
- Nous avons donc bien mauvaise réputation, dit-il ; mais voyons, franchement, chevalier, connais-tu ou ne connais-tu pas cet Espagnol ?
- Sur ma parole de chevalier, répondit Agénor, je le vois aujourd'hui pour la première fois.
Et tout en faisant ce serment, qui était l'exacte vérité, Mauléon demeurait tout palpitant encore de cette étrange ressemblance.
Caverley reportait ses yeux de l'un à l'autre. Le chevalier inconnu était redevenu impassible et semblait une statue de marbre.
- Voyons, dit Caverley, impatient de pénétrer ce mystère, tu es le premier en date, chevalier de..... J'ai oublié de te demander ton nom à toi ; mais peut être es-tu aussi bâtard ?
- Oui, dit le chevalier, je le suis.
- Bon, dit l'aventurier. Et tu n'as pas de nom non plus alors ?
- Si fait, dit le chevalier, j'en ai un moi ; je m'appelle Agénor ; et comme je suis né à Mauléon, on m'appelle habituellement le Bâtard de Mauléon.
Caverley jeta un coup d'oeil rapide sur l'inconnu pour voir si le nom que venait de prononcer le chevalier lui causait quelque impression.
Pas un muscle de son visage ne bougea.
- Voyons. Bâtard de Mauléon, dit Caverley, tu es le premier en date, finissons donc ton affaire d'abord ; ensuite nous passerons à celle du seigneur Henri. Ainsi, nous disions : la bague pour deux mille écus.
- Pour mille écus, reprit Agénor.
- Tu crois ?
- J'en suis sûr.
- Cela peut bien être. La bague donc pour mille écus. Mais tu me certifies que c'est bien la bague de Blanche de Bourbon.
- Oui, dit le chevalier.
L'inconnu fit à son tour un mouvement de surprise qui n'échappa point à Mauléon.
- Reine de Castille ? continua Caverley.
- Reine de Castille, reprit Agénor.
L'inconnu redoubla d'attention.
- Belle-soeur du roi Charles V ? reprit encore le capitaine.
- Belle-soeur du roi Charles V.
L'inconnu était devenu tout oreilles.
- La même, demanda Caverley, qui est prisonnière au château de Medina Sidonia par l'ordre du roi don Pedro son époux ?
- La même qui vient d'être étranglée par l'ordre de son époux don Pedro au château de Medina-Sidonia, répondit l'inconnu d'une voix froide, mais cependant accentuée.
Mauléon le regarda avec étonnement.
- Ah ! ah ! fit Caverley, voilà que la chose se complique.
- Comment savez-vous cette nouvelle ? demanda Mauléon, je croyais être le premier qui l'apportât en France.
- Vous ai-je pas dit, reprit l'inconnu, que j'étais Espagnol et que j'arrivais de l'Aragon ? J'appris cette catastrophe qui, au moment de mon départ, faisait grand bruit en Espagne.
- Mais si la reine Blanche de Bourbon est morte, dit Caverley, comment as-tu sa bague ?
- Parce qu'elle me l'a donnée avant de mourir pour aller la porter à sa soeur la reine de France, et pour lui dire en même temps qui l'a fait mourir, et comment elle est morte.
- Vous avez donc assisté à ses derniers moments ? demanda vivement le chevalier.
- Oui, répondit Agénor, et c'est même moi qui ai tué son assassin.
- Un More ? demanda l'inconnu.
- Mothril, répondit le chevalier.
- C'est bien cela, mais vous ne l'avez pas tué.
- Comment ?
- Vous l'avez blessé seulement.
- Morbleu ! dit Musaron, si j'avais su cela, moi qui avais encore onze traits dans ma trousse !
- Allons, dit Caverley, tout cela est peut-être fort intéressant pour vous autres, mais cela ne me regarde pas le moins du monde, attendu que je ne suis, moi, ni Espagnol ni Français.
- C'est juste, dit Mauléon ; ainsi, c'était chose convenue, tu gardes ce que j'avais sur moi, tu me rends la liberté ainsi qu'à mon écuyer.
- Il n'avait pas été question de l'écuyer, dit Caverley.
- Parce que cela allait sans dire, tu me laisses cette bague, et en échange de cette bague je te donne mille livres tournois.
- A merveille, dit le capitaine, mais il y avait encore une petite condition.
- Une condition ?
- Que j'allais te dire au moment où nous avons été dérangés.
- C'est vrai, dit Agénor, je me le rappelle ; et quelle était cette condition ?
- C'est qu'outre ces mille livres tournois auxquelles j'estime le laissez- passer que je te donne, tu me devras encore le service dans ma compagnie pendant tout le temps de la première campagne à laquelle il plaira au roi Charles V de nous employer, ou qu'il me plaira de faire moi-même pour mon propre compte.
Mauléon fit un bond de surprise.
- Ah ! voilà mes conditions, reprit Caverley, cela sera ainsi ou cela ne sera pas : Tu vas signer que tu appartiens à la compagnie, et moyennant cet engagement, tu es libre momentanément, bien entendu.
- Et si je ne reviens pas ? dit Mauléon.
- Oh ! tu reviendras, répondit Caverley, puisque tu prétends que tu as une parole.
- Eh bien ! soit ! j'accepte, mais sous une réserve, une seule.
- Laquelle ?
- C'est que, sous aucun prétexte, tu ne pourras me faire porter les armes contre le roi de France.
- C'est juste ; je n'y pensais pas, dit Caverley, moi qui n'ai de roi que celui d'Angleterre, et encore... Nous allons donc écrire un engagement, et tu vas le signer.
- Je ne sais pas écrire, dit le chevalier, qui partageait sans aucune honte l'ignorance généralement répandue parmi les nobles de cette époque. Mais mon écuyer écrira.
- Et tu feras ta croix ! dit Caverley.
- Je la ferai.
Il prit un parchemin, une plume, et les tendit à Musaron qui écrivit sous sa dictée :
« Moi, Agénor, chevalier de Mauléon, m'engage aussitôt ma mission accomplie auprès du roi Charles V à venir retrouver messire Hugues de Caverley partout où il sera, et à servir, moi et mon écuyer, pendant toute la durée de cette première campagne, pourvu que cette première campagne ne soit pas dirigée contre le roi de a France, ni contre monseigneur le comte de Foix, mon seigneur suzerain. »
- Et les mille livres tournois ? glissa doucement Caverley.
- C'est juste, dit Agénor, je les oubliais.
- Oui, mais moi j'ai de la mémoire.
Agénor continua, dictant à Musaron :
« Et je remettrai en outre audit sire Hugues Caverley la somme de mille livres tournois que je reconnais lui devoir en échange de la liberté momentanée qu'il m'a rendue. »
L'écuyer ajouta la date du jour et le millésime de l'année, puis le chevalier prit la plume comme il eût pris à peu près un poignard, et traça hardiment un signe en forme de croix.
Caverley prit le parchemin, le lut avec la plus scrupuleuse attention, ramassa du sable, en saupoudra l'écriture encore humide, plia proprement le parchemin, et le passa dans le ceinturon de son épée.
- Là ! maintenant, dit-il, voilà qui va bien. Tu peux partir, tu es libre.
- Ecoute, dit l'inconnu. Comme je n'ai pas de temps à perdre et que moi aussi je suis appelé à Paris par une affaire d'importance, je t'offre de me racheter aux mêmes conditions que ce chevalier. Cela te va-t-il ? Réponds, mais réponds vite.
Caverley se mit à rire.
- Je ne te connais pas toi, dit-il.
- Connais-tu donc davantage messire Agénor de Mauléon, qui n'est dans tes mains, ce me semble, que depuis une heure.
- Oh ! dit Caverley, à nous autres observateurs, il ne nous faut pas même une heure pour apprécier les hommes, et pendant cette heure qu'il a passée près de moi, le chevalier a fait quelque chose qui me l'a fait connaître.
Le chevalier Aragonais sourit étrangement.
- Ainsi, tu me refuses ? dit-il.
- Parfaitement.
- Tu t'en repentiras.
- Bah !
- Ecoute ! tu m'as pris tout ce que je possédais, je n'ai donc plus rien pour le moment à t'offrir. Garde mes gens en otage, garde mes équipages, et laisse-moi partir avec mon seul cheval.
- Parbleu ! la belle grâce que tu me fais ; tes équipages et tes gens sont à moi, puisque je les tiens.
- Alors, laisse-moi au moins dire deux mots à ce jeune seigneur, puisqu'il s'en va libre.
- Deux mots à propos de ta rançon ?
- Sans doute ; à combien l'estimes-tu ?
- A la somme qu'on a prise sur toi et tes gens, c'est-à-dire à un marc d'or et à deux marcs d'argent.
- Soit, dit le chevalier.
- Eh bien alors, reprit Caverley, dis-lui donc ce que bon te semble.
- Ecoutez-moi, chevalier, dit le gentilhomme aragonais.
Et tous deux se retirèrent à l'écart pour causer plus librement.

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