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Chapitre V


Le lendemain, le capitaine se leva une heure plus tôt que d'habitude, et parcourut le château, donnant lui-même les instructions qu'il croyait nécessaires à la grande solennité qui s'apprêtait. L'ordre et la propreté avec lesquels était tenue la petite maison d'Anna-Mary avaient séduit sir édouard, et il avait résolu que désormais Williams-house serait mis sur le même pied ; en conséquence, outre le cirage des parquets et le frottage des meubles, il ordonna, par extraordinaire, le débarbouillage des tableaux. Il en résulta que les ancêtres du capitaine, qui étaient couverts d'une véritable couche de poussière, semblèrent reprendre une nouvelle vie, et regarder d'un œil plus vif ce qui allait se passer dans ces vieux appartements où, depuis vingt-cinq ans, si peu de choses se passaient. Quant au docteur, il suivait le capitaine, qui semblait avoir retrouvé, pour ces préparatifs, tout le feu de ses belles années, en se frottant les mains avec un air de parfaite satisfaction. M. Sanders arriva sur ces entrefaites, et, voyant tout le monde à l'œuvre avec tant d'empressement, demanda si c'était que le roi Georges allait visiter le Derbyshire ; et son étonnement ne fut pas médiocre, lorsqu'il apprit que tout ce remue-ménage se faisait à l'occasion d'une tasse de thé qu'Anna-Mary devait venir prendre au château. Quant à Tom, il était tombé, depuis trois jours, dans la stupéfaction la plus profonde, et, à mesure que ses craintes s'évanouissaient au sujet du spleen, elles se tournaient du côté de la folie ; le docteur seul paraissait marcher hardiment dans cette voie obscure pour tous et suivre un plan arrêté dans son esprit. Quant au digne M. Robinson, il voyait l'état de sir édouard amélioré, et c'était tout ce qu'il demandait, habitué qu'il était à s'en remettre à la Providence des moyens, et à rendre grâces à Dieu des résultats.

à l'heure dite, Anna-Mary et mademoiselle de Villevieille arrivèrent, sans se douter que leur visite avait occasionné tant de préparatifs. Ce fut, à son tour, le capitaine qui fit les honneurs de son château. à le voir si alerte et si affairé, quoique encore pâle et faible, il était impossible de croire que ce fût le même homme qui, huit jours auparavant, se traînait dans ces mêmes appartements, lent et muet comme une ombre. Pendant qu'on prenait le thé, le temps, ordinairement si brumeux au mois d'octobre, dans les contrées septentrionales de l'Angleterre, s'éclaircit tout à coup, et un rayon de soleil glissa entre deux nuages comme un dernier sourire du ciel. Le docteur en profita pour proposer une promenade dans le parc ; les visiteuses acceptèrent. Le docteur offrit son bras à mademoiselle de Villevieille, et le capitaine le sien à miss Anna ; il fut d'abord un peu embarrassé de ce qu'il allait dire dans cette espèce de tête-à-tête ; mais Anna-Mary était en même temps si simple et si gracieuse, que cet embarras disparut au premier mot qu'elle prononça. Anna avait beaucoup lu, le capitaine avait beaucoup vu ; entre gens pareils, la conversation ne peut tomber : le capitaine raconta ses campagnes et ses voyages, comment deux fois il avait manqué de périr enfermé dans les glaces polaires, et comment il avait fait naufrage dans les mers de l'Inde ; puis vint l'histoire de ses onze combats, et du dernier, le plus terrible de tous, où, une cuisse emportée, il s'était relevé sur le pont pour battre des mains en voyant s'abîmer un vaisseau dont l'équipage tout entier avait mieux aimé périr que de se rendre, et s'était enfoncé dans la mer, son pavillon cloué à son grand mât, et aux cris de : « Vive la France ! », « Vive la République ! », Anna avait commencé à écouter par complaisance ; puis, peu à peu, l'intérêt était venu, tant il est vrai que, si inexpérimenté que soit le narrateur, il y a toujours une éloquence puissante dans le récit des grandes choses, fait par celui qui les a vues. Le capitaine avait cessé de parler, qu'Anna écoutait encore, et la promenade avait duré deux heures sans que le capitaine eût éprouvé la moindre fatigue ni Anna le moindre ennui. Ce fut mademoiselle de Villevieille, que la conversation du docteur préoccupait le moins, à ce qu'il paraît, qui vint rappeler à sa jeune maîtresse qu'il était temps de retourner au village.

L'absence d'Anna-Mary ne se fit pas sentir immédiatement après son départ, son apparition avait rempli toute la journée de sir édouard ; mais, lorsque, le lendemain, il pensa qu'il n'y avait aucune raison pour qu'elle vînt au château, et que lui n'avait aucun prétexte pour aller au village, il lui sembla que la matinée dans laquelle il entrait n'aurait pas de fin, et Tom le trouva aussi triste et aussi abattu qu'il l'avait vu, la veille, alerte et joyeux.

Le capitaine était arrivé jusqu'à l'âge de quarante cinq ans avec un cœur vierge de tout amour. Entré au service de Sa Majesté Georges III, au moment où il sortait à peine de l'enfance, la seule femme qu'il eut connue était sa mère. Son âme s'était ouverte d'abord aux grands spectacles de la nature ; les instincts tendres y avaient été étouffés par les habitudes sévères, et, tant qu'il avait été à bord de son bâtiment, il avait considéré une moitié de la création comme une chose de luxe que Dieu avait semée sur la terre, ainsi qu'il a fait des fleurs qui brillent et des oiseaux qui chantent. Il faut convenir aussi que celles de ces fleurs ou ceux de ces oiseaux qu'il avait rencontrés n'avaient rien de séduisant. C'étaient quelques maîtresses de cabaret, tenant les hôtels les plus achalandés des différents ports où il avait relâché, des négresses de la côte de Guinée ou de Zanguebar, des Hottentotes du Cap ou des Patagones de la Terre de Feu. L'idée que sa race s'éteindrait avec lui n'était jamais venue au capitaine, ou, dans le cas contraire, ne lui avait pas causé, sans doute, une inquiétude bien grande. Grâce à cette indifférence passée, il était probable que la première femme un peu jeune, un peu jolie, un peu spirituelle qui croiserait le chemin du capitaine, le ferait changer de route ; à bien plus forte raison surtout si cette femme, comme Anna Mary, était remarquable sous tous les rapports. Or, comme on l'a vu, ce qui devait arriver arriva. Le capitaine, qui ne pensait pas à être attaqué, ne s'était pas occupé de la défense, si bien qu'il avait été mis hors de combat et fait prisonnier à la première escarmouche.

Le capitaine passa la journée comme un enfant qui a égaré son plus beau jouet et qui refuse de se distraire avec les autres. Il bouda Tom, tourna le dos à M. Sanders, et ne parut reprendre quelque bonne humeur qu'en apercevant le docteur, qui, à l'heure accoutumée, venait faire sa partie. Mais ce n'était pas l'affaire du capitaine ; il laissa Tom, M. Sanders et le curé chercher un quatrième partenaire, et emmena le docteur dans sa chambre, sous un prétexte aussi maladroit que s'il n'eût eu que dix-huit ans. Là, il lui parla de tout, hors de ce qu'il avait véritablement à lui dire, lui demanda des nouvelles du malade qu'il avait au village, lui offrit de l'y conduire le lendemain : malheureusement, le malade était guéri. Sir édouard chercha alors une querelle au digne Esculape qui guérissait tout le monde, excepté lui, qui, ce jour-là, s'était mortellement ennuyé. Il ajouta qu'il se sentait plus malade que jamais, et déclara qu'il était perdu s'il passait seulement encore trois jours comme celui qui venait de s'écouler. Le docteur ordonna au capitaine les jus d'herbes, les biftecks et la distraction. Le capitaine envoya promener le docteur, et se coucha plus maussade qu'il ne l'avait jamais été, mais sans avoir osé prononcer une seule fois le nom d'Anna-Mary. Le docteur se retira en se frottant les mains ; c'était un drôle d'homme que le docteur.

Le lendemain, ce fut bien autre chose ; sir édouard n'était pas abordable. Une seule pensée vivait dans son esprit, un seul désir animait son cœur : voir Anna-Mary... Mais comment la voir ? Le hasard les avait rapprochés la première fois ; la reconnaissance avait ramené Anna le lendemain ; le capitaine avait fait une visite de convenance ; miss Anna avait rendu sa visite au capitaine : tout s'arrêtait là ; et il aurait fallu une imagination plus féconde en expédients que ne l'était celle de sir édouard, pour le tirer de la situation perplexe où il se trouvait. Le capitaine n'avait plus d'espoir que dans les veuves et les orphelins ; mais il ne meurt pas un pauvre diable tous les jours, et ce pauvre diable fût-il mort ? peut-être Anna-Mary n'eût-elle pas osé venir renouveler sa demande au capitaine. C'eût été un tort : sir édouard était, à cette heure, en disposition de placer toutes les veuves et d'adopter tous les orphelins du monde.

Le temps était pluvieux, ce qui ne permettait pas au capitaine d'espérer qu'Anna-Mary viendrait au château ; en conséquence, il ordonna de mettre les chevaux à la voiture, résolu qu'il était de sortir lui même. Tom demanda s'il devait accompagner le capitaine, mais le capitaine répondit brusquement qu'il n'avait pas besoin de lui, et, lorsque le cocher, voyant son maître installé dans le carrosse, vint lui demander respectueusement où il fallait le conduire, celui-ci, à qui toute route était indifférente parce qu'il n'osait pas indiquer la seule qu'il désirait prendre, lui répondit :

– Où tu voudras.

Le cocher réfléchit un instant ; puis, remontant sur son siège, il partit au galop. La pluie tombait par torrents, et il était évident qu'il était pressé lui même d'arriver quelque part. En effet, au bout d'un quart d'heure, il s'arrêta. Le capitaine, qui jusque-là, plongé dans ses réflexions, était resté couché au fond de sa voiture, mit le nez à la portière : il était à la porte de l'ex-malade du docteur, et, par conséquent, en face de la maison d'Anna-Mary. Le cocher s'était rappelé que, la dernière fois qu'il était venu au même endroit, son maître était resté deux heures en visite, et il espérait que, si le capitaine faisait cette fois ainsi que l'autre, la pluie passerait pendant ces deux heures, et qu'il aurait du beau temps pour le retour. Le capitaine tira le cordon attaché au bras du cocher ; celui-ci descendit et ouvrit la portière.

– Que diable fais-tu ? dit le capitaine.

– Eh bien, je m'arrête, Votre Honneur.

– Et où t'arrêtes-tu ?

– Ici.

– Et pourquoi ici ?

– Est-ce que ce n'est pas ici que Votre seigneurie voulait venir ?

Hélas ! le pauvre diable avait deviné juste sans s'en douter. En effet, c'était bien là que sir édouard voulait venir ; aussi ne trouva-t-il rien à dire à cette réponse.

– Tu as raison, dit le capitaine ; aide-moi à descendre.

Le capitaine descendit et frappa à la porte de l'ex malade, dont il ne savait pas même le nom. Ce fut le convalescent lui-même qui vint lui ouvrir. Le capitaine prétexta l'intérêt que lui avait inspiré le cas grave où se trouvait le malade lorsqu'il avait lui même, quatre jours auparavant, amené le docteur, et ajouta qu'il était venu en personne pour prendre de ses nouvelles. L'ex-malade, qui était un gros brasseur qu'une indigestion, prise au dîner des noces de sa fille, avait forcé de recourir à la science du docteur, fut très sensible à la visite du capitaine, le fit entrer dans sa plus belle chambre, le supplia de lui faire l'honneur de s'asseoir, et apporta devant lui tous ses échantillons de bière.

Le capitaine plaça sa chaise de manière à pouvoir, tout en causant, regarder dans la rue, et se versa un verre de porter pour avoir le droit de rester tant que le verre ne serait pas bu. Quant au brasseur, il entra, pour satisfaire à l'intérêt que lui avait témoigné le capitaine, dans tous les détails de l'indisposition dont il venait d'être victime, et qui n'était aucunement due à l'intempérance, mais à l'imprudence qu'il avait faite de boire deux doigts de vin, liqueur pernicieuse s'il en fut jamais. Le brasseur profita de cette occasion pour faire ses offres au Capitaine, et le capitaine fit prix pour deux tonneaux de bière. Puis, comme ce marché avait établi une certaine familiarité entre le brasseur et le capitaine, le brasseur se hasarda à lui demander ce qu'il regardait dans la rue.

– Je regarde, reprit le capitaine, cette petite maison à contrevents verts qui est en face de la vôtre.

– Ah ! fit le brasseur, la maison de la sainte.

Nous avons déjà dit que c'était sous ce nom que l'on désignait généralement Anna-Mary.

– Elle est jolie, dit le capitaine.

– Oui, oui, c'est un beau brin de fille, répondit le brasseur, qui croyait que le capitaine parlait de sa voisine, mais surtout c'est une brave créature ; tenez, aujourd'hui, malgré le temps qu'il fait, elle est allée, à cinq milles d'ici, soigner une pauvre mère qui avait déjà six enfants de trop et qui vient d'accoucher de deux autres. Elle allait partir à pied, parce que rien ne l'arrête quand il s'agit d'une bonne action ; mais je lui ai dit : « Prenez ma carriole, miss Anna, prenez ma carriole. ». Elle ne le voulait pas ; je lui ai dit : « Prenez-la ! » Et elle l'a prise.

– Tenez, j'y pense, dit sir édouard, vous m'enverrez quatre tonneaux de bière au lieu de deux.

– Que Votre Seigneurie songe bien, pendant qu'elle y est, s'il ne lui en faut pas davantage, répondit le brasseur.

– Non, non, dit en souriant le capitaine. Mais je ne parlais pas de miss Anna ; je parlais de la maison : je disais que la maison est jolie.

– Oui, oui, pas mal ; mais c'est tout ce qu'elle possède avec une petite rente de rien, dont les mendiants lui enlèvent encore la moitié ; ce qui fait qu'elle ne peut pas même boire de bière, pauvre fille ! et qu'elle boit de l'eau.

– Vous savez que c'est l'habitude des Françaises, dit le capitaine, et miss Anna a été élevée par mademoiselle de Villevieille, qui est française.

– écoutez, Votre Honneur, reprit le brasseur en secouant la tête, il n'est pas naturel de boire de l'eau quand on peut boire de la bière. Oui, je sais bien que c'est l'habitude des Françaises de boire de l'eau et de manger des sauterelles ; mais miss Anna est Anglaise, et de la vieille Angleterre même, fille du baron Lampton, un brave homme, que mon père a connu du temps du Prétendant, et qui s'est battu comme un diable à Preston-Pans, ce qui fit qu'il perdit toute sa fortune et fut longtemps exilé en France. Oh ! voyez-vous, Votre Honneur, non ! non ! ce n'est pas par goût, c'est par nécessité, qu'elle boit de l'eau ; et cependant, si elle avait voulu, elle aurait pu boire de la bière, et de la fameuse, tout le reste de sa vie.

– Et comment cela ?

– Parce que mon fils aîné avait fait la folie de s'amouracher d'elle et qu'il voulait absolument l'épouser.

– Et vous vous y êtes opposé ?

– Tant que j'ai pu, mon Dieu ! Comment ! un garçon qui aura dix mille bonnes livres sterling en mariage, et qui pouvait trouver le double et le triple, épouser une fille qui n'a rien ! Mais il n'y a pas eu moyen de lui faire entendre raison, et il m'a fallu consentir.

– Et alors ? dit le capitaine d'une voix tremblante.

– Alors, c'est elle qui a refusé.

Le capitaine respira.

– Et cela, voyez-vous, par orgueil et parce qu'elle est de noblesse. Ah ! tous ces nobles ! Votre Honneur, je voudrais que le diable...

– Un instant, dit le capitaine en se levant, j'en suis, moi.

– Oh ! Votre Honneur, répondit le brasseur, je ne parle que de ceux qui ne boivent que de l'eau ou du vin ; je ne peux pas dire cela pour Votre Honneur qui m'a demandé quatre tonneaux de bière.

– Six, répondit le capitaine.

– Oui, six ! s'écria le brasseur ; c'est moi qui me trompais. C'est tout ce qu'il faut à Votre Seigneurie ? continua le brasseur en suivant sir édouard le chapeau à la main.

– C'est tout. Adieu, mon brave homme.

– Adieu, Votre Honneur.

Le capitaine remonta en voiture.

– Au château ? dit le cocher.

– Non, chez le docteur, répondit le capitaine.

Il pleuvait à verse. Le cocher reprit en grommelant place sur son siège, et mena le capitaine ventre à terre. Au bout de dix minutes, il était arrivé. Le docteur n'était pas chez lui.

– Où faut-il conduire Votre Honneur ? dit le cocher.

– Où tu voudras, répondit le capitaine.

Cette fois, le cocher profita de la permission et rentra au château ; quant au capitaine, il remonta dans sa chambre sans parler à personne.

– Il est fou ! dit le cocher à Tom, qu'il rencontra sous le vestibule.

– Eh bien, veux-tu que je te dise, mon pauvre Patrice, répondit Tom, j'en ai peur !

En effet, une si grande agitation avait succédé à l'apathie du capitaine, et cela d'une manière si subite et si inattendue, qu'il était permis aux deux braves serviteurs, qui en ignoraient la cause véritable, d'avoir conçu l'opinion un peu hasardée qu'ils venaient d'exprimer à demi-voix ; aussi fût-ce celle qu'ils transmirent, le soir même, au docteur, lorsqu'il arriva à son heure accoutumée.

Le docteur les écouta avec la plus grande attention, les interrompant de temps en temps par des « tant mieux ! » plus ou moins accentués ; puis, lorsqu'ils eurent fini, il monta à la chambre de sir édouard en se frottant les mains. Tom et Patrice le regardèrent en secouant la tête.

– Ah ! dit le capitaine du plus loin qu'il aperçut le docteur, venez, mon pauvre ami ; je suis bien malade, allez !

– Vraiment ? répondit le docteur. Eh bien, mais c'est déjà quelque chose que de vous en apercevoir.

– Je crois que, depuis huit jours, j'ai le spleen, continua le capitaine.

– Et moi, je crois que, depuis huit jours, vous ne l'avez plus, reprit le docteur.

– Je m'ennuie de tout.

– De presque tout.

– Je m'ennuie partout.

– Presque partout.

– Tom m'est insupportable.

– Je comprends cela.

– M. Robinson m'assomme.

– Dame, ce n'est pas son état d'être amusant.

– M. Sanders me crispe.

– Je le crois bien, un intendant honnête homme !

– Eh ! tenez, vous-même, docteur, il y a des moments...

– Oui ; mais il y en a d'autres...

– Que voulez-vous dire ?

– Je m'entends.

– Docteur, nous nous brouillerons !

– Je chargerai Anna-Mary de nous raccommoder.

Sir édouard devint rouge comme un enfant pris en faute.

– Parlons franchement, capitaine, continua le docteur.

– Je ne demande pas mieux, répondit sir édouard.

– Vous êtes-vous ennuyé le jour où vous êtes allé prendre le thé chez Anna-Mary ?

– Pas une minute.

– Vous êtes-vous ennuyé le jour où Anna-Mary est venue prendre le thé chez vous ?

– Pas une seconde.

– Vous ennuieriez-vous, si vous aviez, chaque matin, la certitude de la voir ?

– Jamais.

– Et, alors, Tom vous serait-il insupportable ?

– Tom ! mais je l'aimerais de toute mon âme.

– M. Robinson vous assommerait-il encore ?

– Il me semble que je le chérirais.

– M. Sanders vous crisperait-il toujours ?

– Je le porterais dans mon cœur.

– Et seriez-vous tenté de vous brouiller avec moi ?

– Avec vous, docteur, ce serait à la vie et à la mort.

– Vous ne vous sentiriez plus malade ?

– J'aurais vingt ans, docteur.

– Vous ne vous croiriez plus attaqué du spleen ?

– Je serais gai comme un marsouin.

– Eh bien, rien n'est plus facile que de voir Anna-Mary tous les jours.

– Que faut-il faire, docteur ? Dites, dites.

– Il faut l'épouser.

– L'épouser ? s'écria le capitaine.

– Eh ! pardieu ! oui, l'épouser : vous savez bien qu'elle n'entrera pas chez vous comme fille de compagnie.

– Mais, docteur, elle ne veut pas se marier.

– Chanson de jeune fille.

– Elle a refusé des partis très riches.

– Des marchands de bière. La fille du baron Lampton faisant les honneurs d'un comptoir, c'eût été joli !

– Mais, docteur, je suis vieux.

– Vous avez quarante-cinq ans, et elle en a trente.

– Mais il me manque une jambe.

– Elle vous a toujours vu comme cela, elle doit y être habituée.

– Mais, docteur, je suis d'un caractère insupportable.

– Vous êtes le meilleur homme du monde.

– Vous croyez ? dit le capitaine avec un doute d'une naïveté parfaite.

– J'en suis sûr, répondit le docteur.

– Il n'y a, dans tout cela, qu'une difficulté.

– Laquelle ?

– C'est que jamais je n'oserai lui dire que je l'aime.

– Eh ! où est la nécessité que ce soit vous qui le lui disiez ?

– Qui s'en chargera à ma place ?

– Moi, pardieu !

– Docteur, vous me sauvez la vie.

– C'est mon état.

– Et quand irez-vous ?

– Demain, si vous voulez.

– Pourquoi pas aujourd'hui ?

– Mais, aujourd'hui, elle n'est pas chez elle.

– Vous attendrez qu'elle y rentre.

– Je vais faire seller mon poney.

– Prenez ma voiture, plutôt.

– Faites atteler, alors.

Le capitaine sonna à casser la sonnette. Patrice accourut tout effrayé.

– Mettez les chevaux, dit le capitaine.

Patrice sortit plus convaincu que jamais que le capitaine avait perdu la tête. Derrière Patrice, entra Tom ; le capitaine lui sauta au cou. Tom poussa un gros soupir ; il n'y avait pas de doute, le capitaine était complètement fou. Un quart d'heure après, le docteur partait, muni de ses pleins pouvoirs.

La visite eut le résultat le plus satisfaisant pour sir édouard et pour moi : pour sir édouard, en ce que, six semaines après, il épousa Anna-Mary ; pour moi, en ce que, dix mois après qu'il l'eût épousée, je vins heureusement au monde.

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