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Chapitre LXIV
La question

Christiane, dans son angoisse, conservait encore un doute, c'est-à-dire une espérance. Peut-être avait-elle parlé trop vite ; peut-être se trompait-elle ; peut-être sa crainte était-elle chimérique. Elle attendit. Mais cette espérance même ne devait être pour elle qu'une nouvelle douleur ; car elle lui fit du temps un supplice : chaque heure, chaque jour lui enfonça lentement et plus profondément dans le cœur le poignard de l'affreuse certitude.
Enfin, le moment vint où il lui fut impossible de douter. L'épouvantable vérité lui apparut dans toute son horreur.
Que ferait-elle de cet enfant ?
élever sous le nom et sous les yeux de son mari un enfant qui appartenait peut-être à un autre, ou bien rejeter loin d'elle et donner à Samuel un enfant qui pouvait être l'enfant de Julius ; laquelle de ces deux extrémités était la plus cruelle et la plus impossible ? De quel œil regarderait-elle son fils ? de l'œil fier et ravi de l'épouse heureuse qui voudrait montrer au monde entier le fruit de son amour, ou de l'œil honteux et haineux de la misérable adultère qui voudrait cacher à Dieu même le fruit de son crime ? Ah ! jamais elle ne pourrait vivre face à face avec le vivant témoignage de sa chute, avec le lugubre mystère, avec cette question terrible éternellement posée à son esprit par l'insondable nature !
Il faut songer que Christiane était une âme chaste et candide, incapable de pactiser avec le mal et de se faire un oreiller d'une faute. Sa tache, même involontaire, n'en tourmentait pas moins comme un remords ce cœur jeune et loyal, n'en faisait pas moins horreur à la pureté de cette hermine.
Tout dire à Julius ? Ah ! au premier mot, elle tomberait morte. Et puis, n'était-ce pas assez qu'elle eût subi tout ce martyre et toute cette infamie sans les faire partager à son mari ? Et enfin, n'avait-elle sauvé Wilhelm à ce prix que pour faire tuer Julius ?
Pourquoi ne s'était-elle pas frappée elle-même tout de suite ? Le baron se serait chargé de Wilhelm jusqu'au retour de Julius. Julius aurait pleuré quelque temps, puis il se serait remarié avec une femme digne de lui. Maintenant, elle ne pouvait plus se tuer : elle ne mourrait plus seule. Le suicide serait un assassinat.
Et toujours, dans ses veilles, dans ses rêves, revenait la question formidable : De qui est l'enfant ?
Il y avait des jours où elle l'aimait, cet enfant. Après tout, quel que fût son père, elle n'en était pas moins sa mère. Elle s'attendrissait sur le sort de cette pauvre créature, reniée avant de naître. Elle s'en voulait d'avoir pensé un moment à la donner à Samuel, à la repousser du château, à l'exiler de ses bras. Ces jours-là, elle ne tardait pas à se persuader que l'enfant était de Julius. Mais il y avait des jours – et c'étaient les plus fréquents – où elle croyait que l'enfant était de Samuel. Elle n'y songeait qu'avec répulsion, comme à un voleur qui voulait dérober à son petit Wilhelm la moitié de son héritage. La nuit surtout, dans ses insomnies, le cerveau traversé par les monstrueuses visions des ténèbres, elle le maudissait, elle souhaitait qu'il ne vînt jamais au monde, elle le menaçait, elle se promettait de l'étouffer. Oh ! c'était évidemment l'enfant de Samuel ; car Dieu n'aurait pas voulu la réduire à haïr l'enfant de Julius !
Elle ne couchait plus dans son lit désormais profané. Elle n'avait pas voulu non plus prendre la chambre de Julius, ne se trouvant plus digne d'y entrer. Elle s'étendait sur un canapé du salon-boudoir. Seulement, elle avait eu soin de faire poser un lourd meuble devant le panneau par lequel Samuel était entré. Mais c'était superstition plutôt que précaution ; car Samuel tenait ses paroles. Et d'ailleurs, n'avait-il pas à lui, dans ce château bâti par lui, bien d'autres issues ? Et dans ces nuits, si longues pour elle qui fermait bien rarement les yeux à la pâle clarté d'une veilleuse toujours allumée en cas de malaise de l'enfant, ou le soir, à la lueur funèbre du crépuscule, elle regardait parfois le plafond d'un œil impérieux et magnétique, espérant qu'il allait crouler sur sa tête et terminer d'un coup l'agonie de son âme. Ou bien, dans son délire, elle invoquait une tempête qui assaillirait le navire de Julius et noierait son mari, ou, du moins, le jetterait sur une île d'où il ne reviendrait jamais.
- Que tout s'abîme ! s'écriait-elle : lui, dans la mer, moi, dans l'enfer ; mais qu'au moins, tout soit fini !
Puis elle se jetait à genoux devant son crucifix et demandait pardon à Dieu d'avoir eu de si affreuses pensées.
La chose dont elle avait le plus peur, c'était le retour de Julius. Il y avait trois mois qu'il était parti. Chaque jour, il pouvait arriver. Quand cette idée traversait l'esprit de Christiane, une sueur froide lui parcourait tout le corps, elle tombait la face contre terre et elle restait là, une heure quelquefois, sans faire un mouvement.
Un matin, la nourrice lui monta une lettre. Christiane jeta un coup d'œil sur l'enveloppe et poussa un cri. C'était une lettre de Julius. Elle resta deux heures sans oser l'ouvrir. Mais une pensée la rassura : la lettre était timbrée de New York. Julius ne revenait donc pas encore, car, sans cela, il n'aurait pas eu besoin d'écrire, puisqu'il serait revenu aussitôt que sa lettre. Elle eut un poids de moins sur la poitrine. Mais cette joie même lui fut un nouveau tourment.
- Voilà donc où j'en suis, se dit-elle : à être contente que Julius ne revienne pas !
Elle ouvrit la lettre. Julius, en effet, écrivait qu'il était retenu à New York pour quelques semaines. Il était arrivé en parfaite santé. Le ravissement que sa venue avait causé à son oncle Fritz avait opéré un mieux sensible dans l'état du malade. Pourtant, les médecins n'osaient pas espérer encore. Retirer à son oncle cette vision de la patrie et de la famille qui venait le visiter, ce serait le tuer. Julius devait donc prolonger cette séparation si dure pour lui. Mais il ne resterait pas une minute de plus que la reconnaissance et l'humanité ne l'exigeraient. Il avait laissé son âme à Landeck et il mourait d'ennui loin de Christiane et de Wilhelm. On sentait qu'en parlant de cela il s'était retenu de peur d'attrister Christiane ; mais l'amour et la douleur débordaient. Un peu rassurée par cet ajournement, Christiane se sentit plus calme et se remit à souffrir plus tranquillement.
Le temps passe, même quand on souffre. Les semaines se succédaient. à la fin de décembre, le baron vint voir sa belle-fille et essaya de l'arracher à la solitude, au moins pendant ces tristes mois de pluie et de neige. Mais elle résista comme la première fois. Elle prétexta la tristesse de l'absence prolongée de Julius.
Le baron la trouva bien changée. Elle avoua d'ailleurs qu'elle était un peu malade et souffrante.
- Ah ! vraiment ? demanda en souriant le baron.
- Oh ! vous vous trompez, mon père ! eut-elle la force de dire pâle et frémissante en dedans.
Elle avait caché sa grossesse à tout le monde. Elle était résolue à la dissimuler tant qu'elle pourrait. Pourquoi ? elle n'aurait pu le dire. C'était toujours cela de gagné. Gretchen seule était dans sa confidence. Confidente dangereuse avec ses hallucinations et ses rêveries fiévreuses !
Le baron retourna à Berlin et Christiane retomba dans la monotonie de son désespoir. De temps en temps elle recevait des lettres de Julius, retenu de semaine en semaine par les intermittences de la santé de son oncle. Elle faisait de violents efforts sur elle-même pour lui écrire quelques lignes brèves et tristes où elle ne lui parlait pas de son état, s'en remettant décidément à Dieu pour dénouer le drame.
L'hiver se passa ainsi. Au milieu d'avril, un triste événement donna un nouveau cours aux anxiétés de Christiane. Wilhelm tomba gravement malade.
Le vieux médecin de Berlin était au château. La maladie de l'enfant ne parut pas devoir être très-sérieuse pendant les deux premières semaines. Christiane veilla, soigna cette créature si chère avec l'amour, l'ardeur, la passion d'une mère à qui son enfant a coûté bien plus que la vie. Mais bientôt le mal changea subitement de caractère. Ce ne fut pas, cette fois, la science qui fit défaut à l'enfant. Outre le vieux médecin si expert, trois ou quatre de ses confrères les plus renommés de Francfort et d'Heidelberg furent mandés en consultation. Efforts inutiles. Le vingt-cinquième jour de la maladie, Wilhelm était mort.
Quand le médecin annonça la lugubre nouvelle à Christiane qui, depuis quelques jours, ne pouvait plus que s'y attendre, elle ne répondit rien ; elle regarda la pendule. La pendule marquait minuit un quart.
- C'est cela, murmura Christiane ; juste l'heure du pacte ! Il devait mourir à cette heure. C'était là un marché de l'enfer que Dieu ne pouvait pas ratifier.
Et elle tomba, poids inerte, sur le plancher, devant le berceau, pour baiser une dernière fois le front glacé du pauvre petit.
Fut-ce la secousse de ses genoux sur le parquet de chêne, il lui sembla que le choc retentissait dans ses entrailles et elle sentit en elle un tressaillement profond.
- Déjà ! pensa-t-elle en pâlissant. Oui, c'est possible : voilà bientôt sept mois de passés !
Comme elle allait se relever, tremblante, le baron, à qui le médecin avait écrit à Berlin, arrivait en toute hâte. Il tenait à la main une lettre.
- Vous arrivez trop tard, mon père, dit Christiane en lui montrant de la main son enfant mort. Il vient de partir.
- Mais je t'apporte une consolation, ma chère fille : Julius arrive !
Christiane sauta debout.
- Julius ! dit-elle, plus blanche que le cadavre de Wilhelm.
- Tiens, lis, dit le baron.
Et il lui tendit la lettre.
Julius écrivait que son oncle Fritz était mort. Après ses obsèques, il allait se mettre en route. Il serait à Landeck vers le 15 mai. On était au 13.
- Ah ! voilà qui va bien ! dit Christiane.
Et elle tomba à la renverse.



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