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Chapitre LX
Le sort collabore avec Samuel

Christiane avait passé lugubrement cette première journée de la séparation. Elle s'était réfugiée au seul endroit où il y eût encore de la joie pour elle, auprès de Wilhelm. Elle ne l'avait pas quitté de tout le jour, le berçant, lui chantant, baisant ses boucles blondes, lui parlant comme s'il eût pu l'entendre.
- Je n'ai plus que toi, mon Wilhelm. Oh ! tâche de remplir ma vie et mon âme, je t'en prie. Prends ma pensée dans tes petites mains et retiens-la ici. Ton père m'a quittée, sais-tu cela ? Console-moi, mon petit enfant. Sourions tous deux. Souris-moi le premier, je tâcherai de te sourire après.
Et l'enfant souriait et la mère pleurait.
Jamais Wilhelm n'avait été plus beau, plus frais, plus rose. Il fit ses nuit ou neuf repas aux flancs neigeux de sa fauve nourrice. La nuit venue, Christiane le coucha et l'endormit dans son berceau, ferma les petits rideaux pour que la lueur de la lampe n'arrivât pas aux paupières de l'enfant, alla prendre un livre dans la bibliothèque et se mit à lire.
Mais sa pensée ne pouvait se fixer sur le livre ; elle était sur la route d'Ostende, courant après le galop des chevaux.
Julius devait être bien loin déjà. Chaque tour de roue l'éloignait rapidement à cette heure, Christiane voudrait le rejoindre avant son embarquement, pour le revoir encore, ne fût-ce qu'une minute, elle ne le pourrait pas. L'Océan lui semblait déjà entre eux.
Il vint à Christiane un remords. Le matin, aussitôt qu'elle s'était éveillée, pourquoi n'avait-elle pas fait atteler la voiture et pourquoi ne s'était-elle pas mise à la poursuite du fugitif ? En doublant la paye du postillon, elle aurait regagné l'avance qu'il avait sur elle et elle aurait pu l'embrasser une dernière fois.
Mais, hélas ! il faut toujours qu'il y ait une dernière fois ! Julius avait eu raison de partir ainsi.
Que serait devenu Wilhelm pendant cette absence de trois jours ? Ah ! méchant enfant adoré ! Toujours l'enfant entre le mari et la femme !
Toutes ces idées traversaient l'esprit de Christiane, dans ce désordre vague et visionnaire que la nuit donne à la pensée.
Soudain Wilhelm se réveilla en pleurant.
Christiane courut au berceau.
L'enfant, qu'elle avait laissé si souriant si calme, avait les traits contractés et inondés d'une sueur froide. Sa tête était lourde comme du plomb, son pouls battait vite et fort.
- Ah ! bien, s'écria Christiane, il ne manquait plus que cela : Wilhelm malade !
Appeler, se pendre aux sonnettes, prendre son enfant, le serrer contre sa poitrine pour lui communiquer son souffle, sa santé, sa vie, tout cela fut pour la mère l'affaire d'une seconde.
Mais l'enfant restait froid et inerte. Il ne criait même plus. Sa respiration commençait à devenir sifflante. Sa gorge se serrait.
Les domestiques étaient accourus.
- Vite ! cria Christiane, à cheval ! Un médecin ! Mon enfant se meurt. N'importe lequel. Dix mille florins à qui me ramènera un médecin ! Allez à Neckarsteinach, à Heidelberg, partout. Mais courez donc ! ô mon Dieu ! mon Dieu !
Les hommes s'élancèrent dehors et Christiane resta avec les femmes.
Christiane s'adressa à la nourrice.
- Tenez, dit-elle, regardez Wilhelm. Vous devez, vous, connaître toutes les maladies d'enfant, ou bien vous êtes une mauvaise nourrice. Qu'est-ce qu'il a ? Oh ! ne pas même savoir ce qu'il a ! Les mères devraient apprendre la médecine. Oh ! penser que le remède est peut-être là, tout simple, tout prêt, et que je n'aurais qu'à étendre la main, et que je ne le connais pas ! ô ma vie ! ne meurs pas ou je meurs. Et son père, pourquoi est-il parti ? Pour de l'argent, pour un oncle. Qu'est-ce que cela me fait à moi, un oncle et de l'argent ? Ah ! son oncle est malade ? Eh bien, son enfant est malade aussi ! Mon enfant ! mon enfant ! Allons, voyons, l'avez-vous regardé ? Qu'est-ce qu'il a ?
- Madame, dit la nourrice, vous l'agitez trop. Il faut le remettre dans son berceau.
- Dans son berceau, n'est-ce pas ? Tenez, l'y voici. Je vous obéis, mais sauvez-le. Ce ne sera rien, n'est-ce pas ? Oh ! je vous en prie, dites-moi que ce ne sera rien.
La nourrice secoua la tête.
- Hélas ! ma bonne chère maîtresse, ce sont tous les symptômes du croup.
- Le croup ! dit Christiane. Qu'est-ce que c'est que cela, le croup ? Si vous connaissez la maladie, vous connaissez le remède.
- Mon Dieu ! madame, j'ai eu le malheur de perdre mon premier enfant du croup.
- Perdu ! dites-vous ? Votre enfant est mort du croup ! Alors ce n'est pas le croup qu'a Wilhelm, si l'on en meurt. êtes-vous folle de me dire cela tranquillement ! comme si Wilhelm pouvait mourir ! Et qu'est-ce qu'on a fait à votre enfant ?... Mais non, c'est inutile de me le dire, puisque ce qu'on lui a fait l'a fait mourir.
- Madame, on l'a saigné.
- Quand ce serait bon de le saigner, personne ne sait saigner ici. Qu'est-ce qu'on apprend donc ? et puis, c'est peut-être mauvais. Il faudrait un médecin. Oh ! ces domestiques qui ne reviennent pas !
Et elle fixait un œil aride sur l'enfant dont la respiration s'embarrassait de plus en plus.
- Il n'y a pas dix minutes qu'ils sont partis, madame, dit une femme de chambre, et, pour aller à Neckarsteinach et revenir au galop, il faut deux bonnes heures.
- Deux heures ! s'écria Christiane avec désespoir, mais c'est l'éternité ! Oh ! la distance ! quelle chose cruelle et stupide ! Pas un médecin à Landeck ! Pourquoi sommes-nous venus nous enterrer ici ? Ah ! le pasteur... Non, il ne sait rien, rien que prier. Eh bien ! c'est toujours cela. Qu'on aille lui dire de prier. Vite, courez. Moi aussi, en attendant le médecin, je vais essayer de prier.
Elle se jeta à genoux, fit le signe de la croix et dit :
- Mon Dieu !
Elle se leva brusquement. Une idée venait de lui traverser l'esprit.
- Oui, dit-elle, Gretchen ! Elle connaît les plantes et les herbes. Qu'on aille la chercher. Non, elle ne viendra pas, j'y vais moi-même. Vous autres, gardez mon enfant.
Et, sans rien mettre sur sa tête ni sur ses épaules, elle descendit en courant l'escalier, franchit les cours, escalada les roches, et fut en une minute à la porte de la cabane.
- Gretchen ! Gretchen ! cria-t-elle.
Pas de réponse
- Ah çà ! il ne s'agit pas aujourd'hui de faire la sauvage et la folle ! Mon enfant se meurt, entends-tu ? Cela est plus sérieux que tout. Gretchen, au nom de ta mère, mon enfant se meurt ! Au secours !
- Je viens, répondit la voix de Gretchen.
Un moment après, la porte s'ouvrit et Gretchen parut sur le seuil, sombre et morne.
- Qu'est-ce que vous me voulez ? dit-elle.
- Gretchen, dit Christiane, mon pauvre petit Wilhelm, tu sais ? eh bien ! il se meurt. Toi seule peux le sauver. Elles prétendent qu'il a le croup. Sais-tu ce que c'est ? As-tu des remèdes pour cela ? Oui, n'est-ce pas ? Car si tu n'avais pas des remèdes pour le croup, à quoi te servirait-il d'avoir étudié les herbes ?
Gretchen se mit à rire d'un sourire amer.
- Les herbes ? à quoi cela me sert-il de les avoir étudiées, au fait ? Je n'y crois plus. Elles sont toutes empoisonnées.
- Oh ! viens, dit Christiane suppliante.
- à quoi bon ? répondit Gretchen sans bouger ; je vous dis que les fleurs m'ont trahie.
- Gretchen, ma bonne Gretchen, rappelle ta raison, ton dévouement, ton courage. Enfin, qu'est-ce que cela te coûte d'essayer ?
- Vous le voulez ? dit Gretchen ; soit. Je vais prendre des plantes que ma mère disait bonnes pour les maux des enfants. Mais ma mère se trompait. Les plantes ont autre chose à faire qu'à sauver les enfants : elles ont à perdre les femmes !
- J'y crois, moi, aux plantes ! dit Christiane. Vite, prends celle que tu dis et accours au château. Dépêche-toi, ma chère petite. Moi, je retourne auprès de Wilhelm. Je t'attends.
Elle s'élança et revint au berceau.
L'enfant semblait aller un peu mieux. Le pouls s'apaisait un peu.
- Sauvé ! s'écria Christiane. Ce n'était rien. Ce n'était pas le croup. Merci, mon Dieu !
Gretchen entra dans ce moment.
- C'est inutile, dit Christiane. Wilhelm est guéri.
- Je ne crois pas, dit Gretchen.
- Tu ne crois pas. Pourquoi ?
- J'ai réfléchi en venant, répondit Gretchen d'un ton solennel et convaincu. Les maladies qu'on a maintenant ne sont pas naturelles. Elles viennent d'un homme qui nous en veut à toutes deux. Elles durent le temps qu'il veut. Il n'y a que lui qui puisse guérir le malade.
Christiane tressaillit.
- Tu parles de Samuel ?
- Oui, dit Gretchen. Et, tenez, regardez.
Elle montrait Wilhelm, dont le visage recommençait à se contracter et la gorge à siffler. La peau de l'enfant était rugueuse, sèche et ardente, ses petits membres se roidissaient.
- Tes herbes ! Gretchen, tes herbes ! cria Christiane, retombée plus avant dans son désespoir.
Gretchen secoua la tête d'un air de doute. Mais, pour contenter la mère, elle appliqua ses herbes sur le cou et sur la poitrine de l'enfant.
- Attendons, dit-elle. Mais, je vous le répète, cela ne fera rien.
Christiane attendit, épiant l'effet des plantes sur Wilhelm, tremblante, haletante.
Les mêmes terribles symptômes continuèrent.
- Je vous avais prévenue, dit Gretchen en secouant la tête. Il n'y a qu'un homme qui puisse le sauver.
- Tu as raison ! s'écria Christiane.
Et elle courut dans le salon d'à côté.


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