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Chapitre LIV
Que la vertu manque parfois d'adresse

Julius entraîna Christiane derrière le théâtre. En les voyant, Samuel vint à eux, encore revêtu de son costume à la fois splendide et sombre, encore pâle de sa passion réelle ou jouée.
Julius lui serra les mains avec enthousiasme.
- Tu as été magnifique ! dit-il. Tu es et tu fais tout ce que tu veux !
- Tu crois ? reprit Samuel avec son mauvais sourire.
Christiane ne dit rien. Mais sa pâleur, son émotion et son silence parlaient pour elle.
Julius, qui, dans sa loyauté, n'avait aucun soupçon et qui voulait rompre cette glace, s'éloigna sans affectation pour aller causer avec des camarades, laissant Samuel seul avec Christiane. Samuel prit la parole avec cette aisance respectueuse qui semblait toujours chez lui cacher l'ironie :
- Soyez remerciée, madame, d'avoir daigné assister à un de nos divertissements. Jusqu'à présent, vous leur teniez rancune ; et cependant, pour qui tout cela a-t-il été organisé, sinon pour vous ? N'est-ce pas vous qui avez désiré cette transplantation d'une ville ? N'est-ce pas par votre ordre que j'ai amené à Julius le mouvement d'Heidelberg ?
- C'est la preuve, répliqua presque à voix basse Christiane, qu'on fait parfois des souhaits dont on se repent.
-- Vous vous repentez de nous avoir fait venir ? demanda Samuel. Est-ce que cette cohue commence à vous ennuyer ? Alors dites un mot, madame, et comme j'ai fait venir ici ces gens, je les ferai retourner là-bas.
- Le feriez-vous ? dit Christiane.
- Dès qu'il vous plaira, sur ma parole ! Aussi bien, il est bon que ces sortes d'aventures ne se prolongent pas trop et restent dans le souvenir comme un éclair qui brille et qui passe. Pendant ces huit jours, la vie n'a pas eu pour mon peuple une minute d'ennui, le ciel bleu pas un nuage. Il est temps que nous nous en allions. Nous vous fatiguons ; je vais vous débarrasser de nous, de moi tout le premier.
Christiane fit un geste de politesse.
- J'espère seulement, continua Samuel, que notre petit voyage n'aura pas été tout a fait inutile à votre bonheur. Julius, en vérité, avait besoin d'être remis en mouvement. Voyez-vous, madame, votre cher mari est une pendule dont j'ai l'honneur d'être l'horloger. Je vous le rends remonté pour trois mois au moins.
- Monsieur Samuel !... interrompit Christiane avec dignité.
- Pardon, madame, reprit Samuel ; je n'ai pas voulu vous offenser. Jamais, je crois, je ne m'habituerai à imaginer que la vérité puisse être blessante. Pourtant, les idées usuelles me trouveraient – comment dit-on ? inconvenant, n'est-ce pas ? – si, par exemple, essayant de lire dans votre pensée, j'osais conjecturer que, pendant cette représentation, la passion qui débordait réellement en moi a pu vous frapper par sa sincérité et son énergie...
- Mais je ne ferai aucune difficulté de l'avouer, dit Christiane.
- Si je m'enhardissais alors, continua Samuel, à supposer que vous avez pu comparer cette ardeur et cette fougue à la délicatesse et à la pâleur de Julius...
Christiane coupa de nouveau la parole à Samuel :
- Monsieur Samuel, dit-elle avec fermeté, je n'aime au monde que mon mari et mon enfant. Ils ont mon âme tout entière. Ces tendresses suffisent à l'ambition de mon cœur. Il se trouve assez riche ainsi et n'a jamais songé à comparer sa richesse à celle des autres.
- ô vertu de pierre ! s'écria amèrement Samuel. Cette rigidité est peut-être honorable, madame, mais elle n'est pas habile. Qui sait si avec un peu moins d'orgueil et de dureté, avec un peu plus de souplesse et de finesse, vous n'auriez pas amolli mon cœur, plus faible au fond qu'il ne le croyait ? Pourquoi ne pas même essayer de me tromper, hélas !
Christiane comprit sa faute de tactique vis-à-vis d'un si formidable ennemi.
- à mon tour, dit-elle, je vous répéterai, monsieur, que je n'ai pas voulu vous offenser.
- N'en parlons plus, répliqua froidement Samuel. Il faut maintenant, madame, que je vous fasse mes adieux. Je me suis engagé à ne reparaître devant vous que lorsque le bruit de votre sonnette appellerait le plus humble de vos serviteurs. Soyez tranquille, je n'oublie jamais rien – vous entendez, rien – de ce que j'ai promis.
- Quoi ! rien ? balbutia Christiane.
- Rien ! madame, reprit Samuel redevenu menaçant. En fait de paroles et de serments, j'ai le défaut et le malheur d'une impitoyable mémoire, Gretchen vous l'a dit, peut-être ?
- Gretchen ! s'écria Christiane en frémissant. Oh ! monsieur, comment osez-vous prononcer ce nom ?
- Ce qui a été fait, madame, a été fait uniquement pour vous.
- Pour moi ! Ah ! monsieur, ne me rendez pas complice, même involontaire, d'un si abominable forfait !
- Pour vous, madame, insista Samuel, pour vous convaincre que lorsque j'aime et lorsque je veux, c'est jusqu'au crime.
Heureusement pour le trouble et pour la frayeur de Christiane, Julius revint au même instant.
- J'ai complimenté tes acteurs et nos camarades, dit-il. Maintenant, ma Christiane, je suis à toi. à demain, Samuel.
- Demain, Julius, nous ne serons peut-être plus ici.
- Comment ! est-ce que vous retournez déjà à Heidelberg ? dit Julius.
- C'est probable.
- Mais tu n'acceptes pas les conditions des professeurs, je suppose ?
- Oh ! non, reprit Samuel. Mais demain ils accepteront les nôtres.
- à la bonne heure ! fit Julius. N'importe ! je m'arrangerai pour venir avant votre départ et je ne te dis adieu que pour ce soir.
- Adieu, monsieur, dit Christiane à Samuel.
Samuel reprit :
- Au revoir, madame.
Samuel n'avait pas été trop hardi dans ses prévisions. Le lendemain, les députés du conseil académique revinrent, accompagnés du tailleur, du cordonnier et du charcutier qui avait rossé l'honorable Trichter. Toutes les conditions des étudiants étaient acceptées, les indemnités consenties. Les trois marchands firent amende honorable en leur nom et au nom de tous les bourgeois. Trichter fut digne. Il reçut gravement la facture acquittée de son tailleur, écouta la supplique de ses trois adversaires, et, quand ils eurent fini, il leur dit avec amabilité :
- Vous êtes des canailles, mais je vous pardonne.
Les étudiants ne quittèrent pas sans regret ce délicieux bois où ils avaient passé de si bonnes journées. Ils se mirent en route après déjeuner et arrivèrent à Heidelberg à la tombée de la nuit.
Toute la vielle était illuminée. Les marchands, sur le pas de leurs portes, agitaient leurs casquettes en l'air et poussaient les vivats les plus retentissants, tout en maugréant tout bas contre ces méchants gamins d'étudiants auxquels il fallait céder toujours, et Heidelberg présenta toute la nuit l'aspect à la fois humilié et satisfait de ces villes prises d'assaut après un long siège et une longue famine, où le vainqueur introduit en même temps la confusion et les vivres.



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