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Chapitre XLIV
Il ne faut pas jouer avec le crime

à la vue de Samuel, Gretchen se dressa sur ses pieds et se jeta en arrière ; mais, par un instinct plus fort que sa volonté, en reculant, elle étendait les mains vers Samuel.
Samuel était debout, immobile, plus pâle encore sous les rayons de la lune. Il n'avait dans l'expression de son visage ni moquerie, ni triomphe, ni haine ; il était sérieux et même sombre. Gretchen le trouva plus grand qu'à l'ordinaire.
Elle reculait toujours vers sa porte, luttant entre deux impulsions, épouvantée et fascinée, les pieds vers sa cabane, le cou vers Samuel
- Ne m'approche pas ! cria-t-elle. Va-t'en, démon ! J'ai horreur de toi. Je te hais et je te méprise, entends-tu ? Au nom de la Vierge, réprouvé, va-t'en.
Et elle fit le signe de la croix.
- Ne m'approche pas ! répéta-t-elle.
- Je ne t'approcherai pas, répondit lentement Samuel. Je ne ferai pas un pas vers toi. C'est toi qui viendras à moi.
- Ah ! dit-elle avec désespoir, c'est bien possible. Car je ne sais pas ce que tu m'as fait boire. Tu es allé chercher cela dans ton enfer. C'est du poison, n'est-ce pas ?
- Ce n'est pas du poison. C'est le suc de certaines de ces fleurs que tu aimes tant et avec lesquelles tu as osé m'insulter. C'est un élixir où les puissances concentrées de la nature éveillent les puissances endormies de la vie. L'amour dormait en toi, je l'ai éveillé, voilà tout.
- Ah ! les fleurs m'ont trahie ! s'écria Gretchen navrée.
Puis, fixant sur Samuel un regard mélancolique plutôt que courroucé :
- Je vois que tu dis vrai, reprit-elle, car ma mère me disait que l'amour c'est la souffrance, et je souffre.
Et elle essayait toujours de fuir.
Samuel ne bougeait pas. Immobile, on eût pu le prendre pour une statue, sans la flamme de ses yeux, ardents et allumés dans l'ombre.
- Si tu souffres, dit-il, pourquoi ne me demandes-tu pas de te guérir ?
Il dit cela d'une voix douce et pénétrante qui remua toutes les fibres douloureuses de Gretchen. Elle fit un pas vers lui, puis un autre, puis un autre encore. Mais tout à coup elle s'enfuit effrayée.
- Non, non, non ! je ne veux pas ! Tu es un homme terrible et maudit. Tu veux ma perdition. Mais tu ne me tiens pas.
- Je te répète, répondit Samuel, que je ne ferai pas un pas vers toi. Tu vois bien que je ne bouge pas. Si je voulais, est-ce qu'en trois bonds je ne serais pas maître de toi ? Mais j'aime mieux attendre ta volonté.
- J'ai soif, dit Gretchen.
Puis, d'une voix humble et caressante :
- Est-ce que c'est vrai que tu peux me guérir ? demanda-t-elle.
- Peut-être, dit Samuel.
Elle tira de sa poche un couteau, l'ouvrit et s'approcha de Samuel, armée et rassurée.
- Ne me touche pas, dit-elle, ou je te frappe. Seulement, guéris-moi.
Mais soudain la pauvre enfant jeta le couteau loin d'elle.
- Suis-je folle ! dit-elle. Je veux qu'il me guérisse et je le menace ! Non, mon Samuel, je ne te menace plus. Tu vois que j'ai jeté mon couteau. Je te prie. Ma tête me fait bien mal, va. Je te demande pardon. Guéris-moi, sauve-moi.
Elle tomba aux pieds de Samuel et lui serra le genoux entre ses bras.
C'était un admirable groupe, à la clarté blême de la lune, parmi ces roches sauvages, que cette jeune fille échevelée et éplorée se tordant aux genoux de ce marbre. Samuel, les bras croisés, regardait sinistrement éclater et vivre l'incendie qu'il avait allumé dans ce sang jeune et vierge. Une ardeur inexprimable animait Gretchen ; des étincelles jaillissaient de ses yeux et illuminaient sa peau brune. Elle était belle ainsi. Samuel, malgré lui, se sentait gagné par toutes ces flammes de l'enfant consumée. La fièvre qui brûlait en elle et qui rayonnait hors d'elle commençait à le pénétrer.
- Oh ! tu m'en veux donc toujours ? disait la belle jeune fille. Pourquoi me hais-tu ?
- Je ne te hais pas, répondit Samuel ; je t'aime. C'est toi qui me hais.
- Oh ! plus maintenant, dit-elle doucement en soulevant vers lui sa charmante figure.
Puis, changeant d'idée sans transition :
- Si ! je te hais toujours, reprit-elle durement.
Et elle voulut s'enfuir. Mais, à trois pas, elle tomba roide et resta comme morte.
Samuel ne fit pourtant pas un geste. Il appela seulement :
- Gretchen !
Elle se dressa sur ses genoux et tendit vers lui des bras suppliants sans parler.
- Eh bien, viens ! dit-il
Elle se traîna jusqu'à lui en rampant.
- Je n'ai plus de force, dit-elle, relève-moi.
- C'est toi qui me le demandes ?
Il se pencha, lui prit les deux bras et la mit debout.
- Oh ! tu es fort ! dit-elle, comme fière de lui. Laisse-moi te regarder.
Elle mit la main sur l'épaule de Samuel et s'écarta un peu pour le contempler plus à son aise.
- Tu es beau, dit-elle, tu as l'air du roi de la nuit.
Tout cela était fait et dit avec une grâce adorable, avec une incroyable souplesse dans les mouvements, avec un irrésistible magnétisme dans la voix.
Il y avait eu jusque-là plus de terreur que de tentation dans la lutte de cette pauvre âme innocente. Mais Samuel sentait son sang-froid s'en aller et sa tranquillité se fondre au brasier de ce cœur flamboyant.
Tout à coup Gretchen lui jeta ses deux bras autour du cou et, se dressant sur la pointe des pieds, effleura sa joue de son front. Saisi par la passion qu'il avait mise en elle, il lui colla un baiser sur les lèvres.
En se sentant touchée, Gretchen frissonna. Aussitôt sa langueur se changea en rage, elle mordit violemment Samuel à la joue, se dégagea de ses bras et sauta en arrière avec un cri guttural et indigné. Mais, non moins subitement apaisée, elle tressaillit et regarda Samuel, tremblante, repentante, demandant grâce.
- Oh ! je t'ai fait mal, n'est-ce pas ? dit-elle.
- Non ! dit-il, et ce marbre parut enfin s'animer et vivre tout à fait ; non ! je te remercie ! C'est cette douleur qui est douce. C'est cela qui mêle l'horrible et le beau, le danger et la joie, l'amour et la haine, l'enfer et le ciel ; c'est cela qui est l'infini. C'est cela que j'aime en toi.
- Eh bien ! oui, tant pis, je t'aime aussi, cria Gretchen.
Mais tout à coup :
- Ah ! je suis une infâme ! je vais manquer à mon vœu ! Non, mourir.
Elle ramassa, d'un geste plus prompt que l'éclair, son couteau qui reluisait dans l'herbe et s'en frappa la poitrine.
Samuel lui avait empoigné le bras. Le coup ne pénétra pas bien avant, mais le sang jaillit.
- Malheureuse enfant ! dit-il en s'emparant du couteau. Heureusement, j'ai retenu ton bras à temps. Ce ne sera rien.
Gretchen semblait ne pas avoir senti le coup. Elle regardait vaguement devant elle, comme pensant à autre chose. Puis elle passa la main sur son front.
- As-tu mal ? demanda-t-il.
- Non, au contraire, cela me fait du bien. La raison me revient. Je comprends maintenant. Je vois ce qu'il faut que je dise.
Elle fondit en larmes et joignit les mains.
- écoutez-moi, monsieur, dit-elle ; il faut m'épargner. Il faut avoir pitié de moi, voyez-vous Je me traîne à vos pieds. Je suis vaincue, vous êtes le plus fort, je suis à vous si vous le voulez ; eh bien, épargnez-moi ! C'est encore plus puissant d'épargner que de soumettre. Oh ! vraiment, je vous en prie. à quoi cela vous servirait-il d'être méchant avec moi ? Pour un moment d'amour-propre, vous perdriez toute une pauvre existence. Qu'est-ce que je deviendrais, moi, après ? Réfléchissez. N'ayez pas peur qu'une fois hors de danger je recommence à vous défier. Oh ! allez, c'est là une leçon que je n'oublierai jamais. Je le dirai même à madame Christiane. Comme vous m'ordonnerez, je serai. N'est-ce pas que je vous dis là des choses raisonnables, et que vous voyez bien que vous n'avez plus besoin de me torturer, et que vous allez me faire grâce ? Qu'est-ce que je pourrais faire de plus, puisque je suis à vos genoux ? Vous êtes un homme, et moi je ne suis pas même une femme, je ne suis qu'un enfant. Est-ce qu'on fait attention à ce qu'a pu dire ou penser un enfant ? Est-ce qu'on le perd pour un mot qu'il a dit ? Oh ! monsieur, grâce !
Et son accent était si poignant, et sa prostration si complète, que Samuel lui-même se sentit touché. Pour la première fois peut-être sa décision fléchit. Un attendrissement dont il ne fut pas maître le saisit devant le désespoir profond de cette pudeur-hermine à laquelle son orgueil allait faire une tache, mortelle peut-être. D'ailleurs n'était-elle pas assez domptée, assez conquise, assez possédée ? N'était-elle pas entièrement en son pouvoir ? N'avouait-elle pas elle-même qu'elle dépendait absolument de lui ? Alors il pouvait être généreux. Du moment qu'elle se donnait, pourquoi la prendre ?
Par malheur, Gretchen était bien belle et le breuvage agissait toujours. Peu à peu son désespoir se détendait dans une langueur vague et délirante ; elle avait pris les mains de Samuel et elle les couvrait de baisers où il y avait déjà autre chose que de la prière ; elle levait sur lui des yeux pleins d'une flamme humide.
- Oh ! dit-elle avec un accent étrange, dépêche-toi de me guérir, tu n'aurais plus le temps.
- Oui, reprit-il en fixant sur elle un regard ardent et enivré, oui, je vais te guérir ; je vais aller chercher un autre breuvage qui remettra le calme et la fraîcheur dans ton sang. Je m'en vais.
Et, au lieu de s'en aller, il la contemplait, belle, noyée dans une vague extase et voluptueusement serrée contre lui.
- Oui, va-t'en, dit-elle.
Et, au lieu de le repousser, elle lui retenait la main. Elle ne le lâchait pas. Sa voix disait : « Va-t'en ! » et son regard disait : « Reste ! »
Samuel fit un effort violent.
- Ne suis-je plus moi-même maître de ma volonté ? Tu es soumise ; tu le diras à Christiane. Cela suffit. Pas de crime inutile ! Adieu, Gretchen.
Il s'arracha des mains de Gretchen et s'élança vers le rocher.
Mais Samuel était à peine à l'entrée et dans l'ombre du rocher, que deux bras nerveux l'arrêtèrent, qu'une bouche ardente se colla à la sienne, et que, tout éperdu, il se sentit à son tour pris, saisi, dominé par son crime.



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