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Chapitre XLII
Imprécation et déménagements

à minuit, les portes des hôtels d'étudiants s'ouvraient mystérieusement, il en sortait un étudiant, puis deux, puis trois, la plupart à pied, d'autres à cheval, quelques-uns en voiture, et tous se dirigeant dans l'ombre vers la place de l'Université. Quand ils rencontraient un réverbère, ils le décrochaient sans bruit.
La foule commençait à être compacte sur la place de l'Université et, de moment en moment, elle grossissait. Les ombres qui se mouvaient là s'abordaient, se serrant la main et se parlant à voix basse. Une de plus remuantes était notre ami Trichter, qui avait à la bouche une énorme pipe, et au bras une fille svelte.
ô fragilité, ton nom est femme ! Cette fille était Lolotte, autrefois maîtresse de Franz Ritter. Le triomphant Trichter n'avait pas seulement pris à Dormagen son renard, mais aussi à Ritter sa bien-aimée. Il avait abusé d'une brouille entre le jaloux et la coquette pour supplanter Franz un beau matin.
Vers deux heures, Trichter alla à un groupe :
- Les torches, dit-il.
Tout à coup vingt torches s'allumèrent. Trichter en prit une, l'agita furieusement, demanda le silence et l'attention, et, se tournant avec solennité vers le centre de la ville, prononça d'une voix grave cette imprécation d'un lyrisme véritablement antique :
« Ville maudite ! maudite ! maudite !
« Puisque tes tailleurs en sont à ne plus comprendre l'honneur de voir leur drap affecter la forme gracieuse du corps des étudiants ; puisqu'il ne suffit plus à tes cordonniers que leur cuir dessine agréablement notre cou-de-pied ; puisque tes charcutiers rêvent à leurs porcs un autre destin que de former dans nos veines ce généreux sang qui nous emplissait de si nobles idées ; puisque, au lieu de nous payer pour cela, ils veulent que ce soit nous qui les payions ; c'est bien : que leurs habits, leurs souliers et leur viande leur restent ! Que leur avarice les ruine ! Leur drap deviendra le linceul de leur fortune. Pour écouler leurs fonds, ils en seront réduits à user eux-mêmes nos chaussures, et leurs femmes mettront des bottes. Leurs saucisses non mangées se corrompront et leur donneront la peste. Pleurez, philistins, bourgeois, marchands de toute espèce ! Désormais, pour vous, plus d'argent et plus de fêtes. Vous n'aurez plus le plaisir de nous voir passer sous vos fenêtres, joyeux, vêtus de couleurs diverses, gais à l'œil et chantant : « Vivallera ! » Vous ne serez plus réveillés la nuit par des cailloux que nous nous amusions à jeter dans vos vitres. Nous n'embrasserons plus vos filles. Pleurez, bourgeois ! Vous surtout, aubergistes ingrats : toute l'espérance de votre bourse va filer sur nos talons. Vous mourrez affamés par l'excès de comestibles. Et vous pourrez crever de soif, nous ne boirons plus votre vin ! »
Ici, Trichter renversa sa torche contre le pavé et dit :
- J'éteins la vie d'Heidelberg avec la lumière de cette torche.
Les dix-neuf autres porteurs de torches firent le même geste et répétèrent :
- J'éteins la vie d'Heidelberg avec la lumière de cette torche.
L'obscurité recommença.
L'extension des torches était le signal du départ. La foule se mit donc en marche et fut bientôt sur la route de Neckarsteinach.
Le lever du soleil éclaira d'un rayon étonné cette bizarre troupe. C'était une mêlée d'hommes, de chiens, de fleurets, de pipes, de haches, de femmes, de chevaux et de voitures. Le teint pâle, l'œil fatigué, la toilette en désordre, les étudiants emportaient avec eux leurs objets les plus précieux et les plus nécessaires, des gourdes d'eau-de-vie, un peu de linge, et pas de livres. Ce départ tenait à la fois de l'émigration et du déménagement.
Si secrètement que se fût opérée la fuite, on n'avait pas pu empêcher les garçons d'auberge et quelques marchands matineux de s'en apercevoir.
Aussi, à la queue du cortège, y avait-il déjà une file de brouettes et de petites voitures chargées de pain, de viande, de liqueurs et de provisions de toute sorte. Trichter, qui marchait en tête, se retourna, reconnut un tavernier et réprima un sourire de contentement.
- Ah ! quelques vivandiers ! dit-il le plus négligemment qu'il put.
Mais un instant après, il quitta, sous nous ne savons quel prétexte, la haquenée sur laquelle il avait juché Lolotte, laissa partir tout le monde, marcha droit au marchand de vin, se fit verser un grand verre de genièvre, et rejoignit son amante.
à Neckarsteinach, on fit halte pour se reposer un peu. La route avait creusé l'estomac des studiosi, et les provisions d'Heidelberg, que l'on consentit, vu l'urgence, à consommer encore, ne firent qu'une bouchée. Les aubergistes de Neckarsteinach sacrifièrent leur dernier poulet et leur dernière bouteille. Ainsi refaits, les étudiants se remirent en route. Ils marchèrent encore près de quatre heures, puis ils arrivèrent à un carrefour.
- Ah çà, dit Trichter, voilà la route qui se bifurque. Faut-il prendre à droite ou à gauche ? J'hésite comme l'âne de Buridan entre ses deux picotins.
à ce moment, le galop d'un cheval retentit au loin. Un flot de poussière courait sur la route de gauche et s'approchait rapidement. Une seconde après, on distingua le cavalier : c'était Samuel.
- Vivat ! cria la bande.
- Par où prendre ? demanda Trichter.
- Suivez-moi, dit Samuel.



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