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Chapitre XL
Le verruf

Racontons avec une concision émue les rapides et importants événements qui suivirent.
à l'appel de Trichter, les deux renards accoururent, délivrèrent leur camarade des dents du chien, et, comprenant sans explication l'aventure, se ruèrent sur la maison du tailleur.
Ce fut une lutte vigoureuse, dont le bruit ne tarda pas à attirer d'autres voisins et d'autres étudiants. La mêlée allait devenir générale, quand la garde arriva.
Trichter et ses amis se trouvèrent pris entre les bourgeois en tête et la police en queue. Ils eurent beau résister glorieusement, la position était impossible. Il fallut céder. Quelques étudiants parvinrent à s'échapper ; mais Trichter et les deux autres renards furent pris. On les mena en prison, maintenus par de forts poignets.
Heureusement, la prison était à deux pas de là ; car les étudiants commençaient à apparaître par groupes, et il y eut même quelques tentatives pour délivrer les prisonniers. Mais la garde, aidée par les bourgeois, tint bon, et les trois renards furent incarcérés bel et bien.
Le bruit de l'échauffourée et de l'affront fait à l'Université ne tarda pas à se répandre. Dix minutes après, tous les étudiants le savaient. En un clin d'œil les cours furent désertés et les professeurs les plus suivis adressèrent leurs leçons à des dos, puis à des banquettes.
Des attroupements se formèrent dans les rues. Trois étudiants arrêtés pour une dispute avec un philistin ! la chose était grave et demandait vengeance. Il fut résolu qu'on en délibérerait en commun, et tous se dirigèrent vers l'hôtel où logeait Samuel. La circonstance valait que le roi fût prévenu.
Samuel fit entrer tout le monde dans l'immense salle que nous avons vue déjà servir au Commerce des Renards. Il présida l'Assemblée et chacun put émettre son avis.
Ce fut une bien misérable séance, et aussi peu parlementaire que possible. Il va sans dire que presque tous les avis qui furent proposés étaient violents, furieux, exaltés. On était applaudi en raison de la véhémence de la motion.
Une Maison Moussue demanda qu'on mît le feu à la boutique de Muhldorf. Un pinson fut expulsé avec une explosion de huées pour avoir insinué qu'on pourrait se contenter de la destitution des agents qui avaient arrêté Trichter et ses dignes défenseurs.
- Cataplasme et parapluie ! beugla un renard d'or ; c'est la destitution de leurs chefs qu'il nous faut, et encore ce ne serait pas assez !
Les acclamations unanimes éclatèrent.
Alors ce fut un tohu-bohu des motions les plus menaçantes et les plus extravagantes.
L'un voulait qu'on punît tous les tailleurs de la ville du crime de Muhldorf, qu'on ramassât tous les mendiants des environs et qu'on les habillât gratis de tout ce qu'il y avait de drap dans les boutiques.
Un autre, dont on voulait faire imprimer le discours, soutint que ce serait encore là une satisfaction modeste, qu'il n'y avait pas seulement dans l'affaire un tailleur, mais encore un cordonnier et un charcutier ; que même ce n'était pas comme tailleur, cordonnier et charcutier, qu'ils avaient rossé des étudiants, mais comme bourgeois, par suite de cette haine naturelle et éternelle des bourgeois contre les studentes ; et qu'ainsi ce n'était pas seulement aux tailleurs, aux cordonniers et aux charcutiers qu'il fallait s'en prendre, mais aux bourgeois en masse, et que l'Université ne serait sérieusement vengée que par le sac de la ville.
La discussion, entretenue par le combustible qu'y jetaient sans interruption les imaginations de plus en plus brûlantes, n'était pas près de s'éteindre. Samuel Gelb se leva.
Il se fit un profond silence et le président prit la parole en ces termes :
« Messieurs et chers camarades,
« Il a été dit d'excellentes choses, et l'Université n'aura que le choix entre les divers moyens de vengeance qui ont été proposés et développés. Mais les honorables préopinants me permettront de leur faire remarquer qu'il y a peut-être quelque chose de plus pressé que de nous venger de nos ennemis (écoutez ! écoutez) : c'est de sauver nos amis ! (Applaudissements.) Pendant que nous délibérons ici, trois des nôtres sont en prison ; ils nous attendent, ils s'étonnent de ne pas nous voir venir à leur aide ; ils ont le droit de douter de nous ! (Bravo ! C'est vrai ! c'est vrai !) Quoi ! il y a une demi-heure que des étudiants sont en prison, et ils ne sont pas encore délivrés ! (Profonde sensation.) Commençons par eux, nous finirons par les autres. (Très-bien ! très-bien ! écoutez.) Ouvrons-leur les portes, et qu'ils aient la joie de participer avec nous à la punition de leurs offenseurs ! » (Explosions de hurrahs.)
La séance fut levée d'enthousiasme. Le mot d'ordre fut donné. Les étudiants coururent s'armer de pieux, de barres de fer et de poutres. Un quart d'heure après, le siège de la prison commençait.
Tout s'était fait avec une telle rapidité que les autorités n'avaient pas eu le temps d'être prévenues. La prison n'était gardée que par le poste ordinaire. En voyant les étudiants déboucher à l'angle de la rue, le chef du poste fit fermer la porte. Mais que pouvaient une douzaine d'hommes contre quatre cents étudiants ?
- En avant ! s'écria Samuel. Il ne s'agit pas de donner à la troupe le temps de venir.
Et, se mettant à la tête d'un groupe qui portait un madrier formidable, il s'avança le premier contre la porte.
- Feu ! dit le chef, et une décharge cribla les assiégeants. Pas un étudiant ne recula d'une semelle. Quelques coups de pistolets ripostèrent. Puis, avant que la garde n'eût eu le temps de recharger ses fusils, vingt madriers cognèrent d'un terrible effort la grande porte. La porte ploya.
- Courage, enfants ! cria Samuel. Encore un coup et nous sommes dedans. Mais attendez.
Il lâcha le madrier, saisit une pince en fer et la posa sous la porte. Une dizaine de renards en firent autant et la porte se souleva un peu.
- Cognez maintenant ! dit Samuel.
Le choc des vingt poutres retentit et la porte s'éventra avec fracas.
Une seconde décharge grêla les étudiants. Samuel était déjà dans la cour. Un soldat l'ajustait. Il s'élança sur lui d'un bond de panthère et l'étendit roide d'un coup de pince.
- Bas les armes ! commanda-t-il à la garde. Mais l'ordre était inutile. Les étudiants étaient entrés sur ses pas et la cour était déjà tellement encombrée, qu'il eût été impossible de mouvoir le bras pour ajuster.
Outre le soldat tué par Samuel, trois autres gisaient à terre plus ou moins sérieusement blessés par les balles des pistolets. Sept ou huit studiosi avaient reçu des blessures, mais toutes par bonheur peu graves.
On désarma le poste et l'on courut aux cachots de Trichter et de ses deux camarades, qui furent bientôt délivrés. Puis les vainqueurs jetèrent les portes et les fenêtres. Puis ils s'amusèrent – précaution inutile – à démolir un peu la prison.
Pendant qu'ils se livraient à ce divertissant exercice, on vint les avertir que le conseil académique venait de se réunir et était en train de juger les chefs de la révolte.
- Ah ! le conseil académique nous juge, dit Samuel. Eh bien ! nous allons juger le conseil académique. Holà ! cria-t-il, renards et pinsons, veillez aux portes de la rue. La convention des seniores va délibérer.
Les seniores s'assemblèrent dans une salle de la prison. Samuel prit sur-le-champ la parole. Ce fut cette fois une harangue brève, militaire, à la Tacite, qu'accompagnaient bien la rumeur de la révolte et le bruit lointain des tambours, et que ne coupa pas une seule interruption de ces Pères Conscrit de vingt ans.

- écoutez. Nous n'avons pas de temps à perdre. J'entends battre le rappel. Les troupes vont arriver. Voici mon avis : On nous a proposé toutes sortes de manières, l'incendie de la maison Muhldorf, le sac de la ville, etc. Chacune de ces vengeances a son charme, je n'en disconviens pas. Mais cela entraînera une bataille avec la milice, du sang versé, la perte d'amis précieux. Ne vaudrait-il pas mieux obtenir le même résultat sans effusion de sang ? Que voulons-nous ? Punir les bourgeois. Eh bien ! il y a une façon de les punir plus terriblement qu'en cassant quelques vitres et en brûlant quelques charpentes. Nous pouvons en un quart d'heure ruiner Heidelberg. Pour cela, nous n'avons qu'une chose à faire : nous en aller. De quoi vit Heidelberg, sinon de notre présence ? Qui est-ce qui fait vivre les tailleurs ? Ceux qui mettent leurs habits. Qui est-ce qui fait durer la botterie ? Ceux qui usent les bottes. Qui est-ce qui nourrit la boucherie ? Ceux qui la mangent. Donc, ôtons aux marchands leurs pratiques, aux professeurs leurs élèves, et, à l'instant même, il n'y a plus de professeurs ni de marchands. Heidelberg sans nous, c'est le corps sans l'âme. C'est la mort. Ah ! un marchand a osé refuser sa marchandise à un étudiant ? Eh bien ! tous les étudiants laisseront la marchandise à tous les marchands. Et nous verrons ce qu'ils en feront ! L'un d'eux n'a pas voulu fournir à l'un de nous ? Eh bien ! ils ne fourniront plus à personne ! Je propose un de ces exemples frappants qu'enregistre l'histoire de la Burgenschaft, et qui deviennent la règle des studentes et la leçon des Philistins de l'avenir. Je propose l'émigration en masse de l'Université et l'Interdit (Verruf) de la ville d'Heidelberg.
Un tonnerre d'applaudissements couvrit les paroles de Samuel. Le départ fut voté par acclamation.


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