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Chapitre XXVIII
Contre qui le château a été bâti

- Et à qui donc, mon père, demanda Julius, devons-nous encore l'enchantement de cette construction rapide et superbe ?
- à ton oncle Fritz, Julius, répondit le baron. écoute ce passage d'une lettre que j'ai reçue de New York il y a deux mois.
« ... Ma fortune est tout entière à toi, mon cher et glorieux frère. Je n'ai pas d'autre enfant que ton fils Julius. Permets-moi donc d'être de moitié dans le présent que tu lui fais. Je joins à ma lettre un bon de cinq cent mille thalers sur la maison Braubach de Francfort. Si cette somme ne suffisait pas, tire à vue sur moi, selon le besoin, en m'avertissant seulement un mois d'avance.
» Je suis fier et heureux, Wilhelm, de contribuer, pour cette petite part matérielle, à la splendeur de notre maison. Nous aurons donc pleinement accompli le vœu de notre père ! Seulement, moi, je n'aurai fait la famille que riche ; toi, tu l'as faite illustre.
» Tu me dis que je devrais me reposer. Je suis en effet un peu las. Mais d'ici à un an j'aurai mis à jour mes affaires et liquidé notre fortune, qui pourra s'élever, sans compter ce que je t'envoie, à cinq millions de francs. Sera-ce assez ? Si tu me dis oui, cette année écoulée, je retournerai vers toi, dans notre vieille Europe, dans notre vieille Allemagne. Garde-moi donc un coin dans ce château que tu fais bâtir. Je ne voudrais pas mourir sans t'avoir embrassé, sans avoir embrassé Julius... »
- Cher oncle ! dit Julius. Comme il sera le bienvenu et le bien-aimé !
- C'est grâce à lui, tu le vois, Julius, que j'ai pu te constituer ce majorat et achever de bâtir ce burg...
- Où nous pourrons, avec cette fortune de princes, vivre en vrais burgraves, dit gaiement Julius, lever des troupes, armer nos créneaux, et, au besoin, tenir tête à l'ennemi.
- Ne ris pas ! dit le baron. Il y a un ennemi contre lequel ce burg a été construit.
- Vraiment ? quel ennemi ?
- Samuel Gelb.
- Samuel Gelb ? dit Julius en riant.
- Je te répète que je parle sérieusement, reprit le baron.
- Que voulez-vous dire ? mon père.
- Tu m'as assuré, Julius, qu'ici tu ne regretterais ni ne souhaiterais rien. C'est dans cette espérance, mon fils, que je t'ai arrangé ce château. J'ai voulu te faire une vie si heureuse et si pleine, que tu n'eusses besoin de personne. Dis-moi que j'ai réussi et promets-moi de ne plus voir Samuel.
Julius gardait le silence. Quelque respect et quelque tendresse qu'il eût pour son père, il se sentait intérieurement humilié et piqué de cette recommandation. était-il toujours un enfant, qu'on redoutât à ce point l'influence d'une autre volonté sur la sienne ? Samuel était un vivant camarade, plein d'esprit, de science et d'entrain, et qui lui avait manqué plus d'une fois, il se l'avouait tout bas, même dans les ravissements de son voyage. Si l'un avait été mal pour l'autre, ce n'était pas Samuel : ce n'était pas lui qui s'était marié sans même en avertir son vieil ami ; ce n'était pas lui qui s'était enfui pendant un an sans donner signe de vie à l'autre.
- Tu ne réponds pas ? dit le baron.
- Quel prétexte aurais-je, mon père, répondit enfin Julius, pour fermer ma porte à un compagnon d'enfance auquel je ne peux, en somme, reprocher que des théories plus ou moins paradoxales ?
- Ne lui ferme pas ta porte, Julius. Borne-toi à ne pas lui écrire, à ne pas l'inviter. C'est tout ce que je te demande. Samuel est fier, il ne viendra pas. Depuis un an qu'il a rompu avec moi, à la suite d'une lettre insolente, je n'ai pas même entendu parler de lui.
- Quand je le verrais, objecta encore Julius, je n'ai plus huit ans, pour me laisser conduire aveuglément par un autre. Samuel fût-il aussi mauvais que vous le croyez, je suis en âge de discernement, ce me semble, et je puis prendre le bien et laisser le mal.
Le baron reprit solennellement :
- Julius, tu crois à mon affection pour toi, n'est-ce pas ? et tu ne me juges pas homme à m'entêter sottement dans un caprice puéril. Eh bien, Julius je te demande, comme un service, de ne plus revoir Samuel ! Je t'en conjure. Pense qu'il y a quelque chose de grave sous mon conseil, sous ma prière. Je ne peux rester auprès de vous que quelques jours, il faudra ensuite que je retourne à Berlin. Ne me laisse pas partir avec ce souci. Non, ce n'est point par une rancune mesquine contre Samuel ou par une injuste défiance de toi que je te parle en ce moment. J'ai de plus sérieuses raisons. Fie-toi un peu, mon fils, à l'expérience et à l'amour de ton père. Rassure-moi et promets-moi que tu n'écriras pas à Samuel. N'est-ce pas, Christiane, que vous voulez qu'il me le promette ?
Christiane, qui avait pâli et tremblé pendant les paroles du baron, se rapprocha câlinement de Julius, mit ses deux mains sur son épaule, et le regardant, suppliante et tendre :
- Oh ! moi, dit-elle, je m'engage à n'avoir besoin de personne dans ce beau château, tant que j'aurai mon Wilhelm et tant que mon Julius m'aimera. Et toi, Julius, de plus que moi, tu as ton père !
- Allons ! toi aussi, Christiane, tu le veux ? dit Julius. Soit donc, puisque vous l'exigez, je n'écrirai pas à Samuel.
- Merci ! dit Christiane.
- Merci ! dit le baron.
- Maintenant il ne s'agit plus que de vous installer.
L'après-midi se passa à prendre possession du burg et à organiser l'existence qu'on y mènerait.
Lothario, dont Christiane s'était tout d'abord maternellement informée, ne pouvait, pour le moment, quitter les études que le pasteur Ottfried lui faisait suivre avec ses propres petits-enfants ; mais, avant un mois, il viendrait passer les vacances dans le château de sa sœur Christiane.
Des domestiques, choisis par le baron, étaient déjà à leur poste Après le dîner, les nouveaux arrivés firent un tour sous les arbres, et promptement acclimatés au bonheur, il leur semblait, le soir, qu'ils avaient toujours habité de château.
La route avait fatigué Christiane, qui se retira de bonne heure. Le baron et Julius ne tardèrent pas à en faire autant. Avant d'entrer dans sa chambre, Julius, en passant, donna un coup d'œil à sa bibliothèque. Dans les rayons de chêne sculpté éclatait une collection précieuse de livres reliés, tous à ses armes. Mais ce qui le frappa, ce fut le choix des volumes. Qui donc avait pu si bien deviner ses goûts et ne pas se tromper une seule fois sur ses préférences ? Il aurait dressé lui-même la liste qu'il n'y aurait pas changé un seul titre. Samuel, qui connaissait toutes ses admirations, pour les lui avoir faites, n'aurait pas choisi autrement.
Pendant qu'il rêvait à cela, il sentit brusquement une main se poser sur son épaule. Il tressaillit ; il n'avait pas entendu de porte s'ouvrir. Il se retourna et vit Samuel Gelb.
- Eh bien ! comment se sont passés pour mon cher Julius cette année et ce voyage ?
- Samuel ! s'écria Julius à la fois stupéfait et charmé. Samuel ! mais comment es-tu ici ?
- Pardieu ! dit Samuel, par la très-simple raison que j'y loge.

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