Le Trou de l'Enfer Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXVII
Pour qui a été bâti le château

Le baron tendit les bras à son fils et à sa fille, qui s'y jetèrent.
La première impression du baron, de Julius et de Christiane fut la joie, la seconde fut l'étonnement. Comment le baron se trouvait-il là, et comment avait-il les clefs de ce château ? Le baron n'était pas moins surpris que Julius. Il n'attendait pas son fils sitôt. Julius avait voulu lui faire une surprise et ne l'avait pas prévenu de son arrivée. Il y avait quelque temps que le baron n'avait reçu de nouvelles du cher couple. La dernière lettre que Julius lui avait écrite remontait à l'accouchement de Christiane.
Ce fut donc, après les embrassements, une litanie de questions. Le baron trouva Christiane aussi jolie, aussi fraîche et aussi blanche, tant la sollicitude amoureuse de Julius avait su lui ménager l'ombre même dans le pays du soleil. Mais celui qui fut surtout fêté, ce fut l'enfant. Le grand-papa ne se lassait pas d'embrasser son petit-fils. Il remercia Christiane de l'avoir appelé Wilhelm comme lui. Wilhelm n'était pas encore baptisé ; on avait attendu le retour du voyage afin que le baron pût être son parrain.
Puis ce fut au tour des voyageurs d'interroger le baron :
- Mais comment se fait-il, mon père, que vous soyez chez le vicomte d'Eberbach comme chez vous ?
- Bah ! répondit le baron, le vicomte d'Eberbach est mon ami intime.
- Je ne vous avais jamais entendu parler de lui, mon père, et je croyais la maison d'Eberbach éteinte.
- La preuve qu'il y a un vicomte d'Eberbach, c'est que voilà son château ; et la preuve que je le connais, c'est que, si vous voulez, je vais vous en faire les honneurs en son absence.
Ils entrèrent dans la pièce qu'avait ouverte le baron et se mirent à visiter, après les salles officielles, les chambres intérieures.
Elles avaient à la fois toute la splendeur gothique et tout le comfort moderne ; vastes, pour être fraîches l'été, et bien clauses, pour être chaudes l'hiver. Partout des calorifères, c'est-à-dire la chaleur du feu, et des cheminées, c'est-à-dire la lumière de la flamme.
Les points de vue étaient superbes. Les fenêtres encadraient les plus beaux paysages du monde et les plus variés ; les unes ouvraient sur le fleuve, les autres sur la montagne. Par une de celles-ci, Christiane aperçut la cabane de Gretchen. Mais la cabane, comme les ruines, était renouvelée. Le merveilleux architecte qui en si peu de temps avait fait jaillir du sol et du passé ce burg énorme, n'avait pas eu grand'peine à susciter un chalet par-dessus le marché.
- Gretchen ! je voudrais bien la voir, dit Christiane.
- Il n'y a qu'à l'envoyer chercher, dit Julius.
- Dans ce moment, répondit le baron, elle est sans doute au bois avec ses chèvres. Quand elle rentrera on la fera avertir.
Enfin, il ne restait plus à voir que deux logements ; le baron les ouvrit. Dans l'un, un lit en chêne sculpté avec ses tentures de damas rouge ; dans l'autre, un lit en incrustations avec des rideaux de soie rose. Entre les deux chambres, une bibliothèque, cabinet de travail du goût le plus sévère, donnant sur la montagne, et un oratoire-boudoir du goût le plus charmant donnant sur le Neckar.
Julius soupira. Il ne pouvait se retenir de penser que ces deux chambres semblaient faites exprès pour Christiane et pour lui. Hélas ! un plus heureux avait accompli son souhait et lui avait volé son rêve.
Le baron sourit et dit à Julius :
- Tu as l'air d'envier celui qui est maître de ce château ?
- Je ne l'envie pas ; je le félicite.
- Tu crois donc qu'on peut être heureux ici ?
- Où le serait-on ? dit Julius.
- Et tu es persuadé que, si tu habitais ici, entre ta femme et ton enfant, tu ne regretterais ni ne souhaiterais rien ?
- Que pourrais-je regretter ou souhaiter ?
- Eh bien ! mon cher Julius, eh bien ! ma douce Christiane, soyez heureux ! Vous êtes chez vous !
- Quoi ! dit Julius, balbutiant de joie, ce beau château ?...
- Il vous appartient.
- Mais, objecta Julius, n'osant croire à la réalité de ce qu'il entendait, le vicomte d'Eberbach...
- C'est toi ! Au jour de l'an de cette année, S M. le roi de Prusse, en me conférant l'ordre du Mérite de première classe, a bien voulu me faire comte d'Eberbach et a érigé pour toi en majorat le château et les prés et bois environnants qui t'appartiennent aussi.
- Mon bon père !
- Ce furent de nouveaux embrassements.
- Comment vous remercier ? dit Christiane.
- En étant heureux, dit le baron. C'est tout ce que je vous demande. Mais je mérite bien cela ; car ce n'a pas été sans peine que j'ai pu venir à bout de cette reconstruction en moins d'une année. Je tenais à ma surprise. L'architecte a été prodigieux. Je doutais de lui d'abord. Il me présentait des dessins gréco-romains qui se superposaient assez mal aux fondations du temps de Barberousse. Mais il paraît qu'il a trouvé à la bibliothèque d'Heidelberg les plans mêmes de l'ancien burg. Puis il a mis la main sur je ne sais quel jeune homme, profond antiquaire, qui s'est pris de passion pour cette résurrection. Il avait la science, j'avais l'argent ; les choses ont marché le mieux du monde. Jusqu'aux moindres détails, aux meubles, aux serrures, aux pincettes, tout est pur moyen âge, n'est-ce pas ? Il faudra que nous remerciions de son chef-d'œuvre cet auxiliaire inattendu. Figure-toi que je ne l'ai pas vu encore. Pris par mes affaires, je ne pouvais venir que de temps en temps jeter un coup d'œil sur l'avancement des travaux, et j'ai eu du malheur : quand j'arrivais, il venait toujours de partir. Au reste, je n'étais pas fâché, avant de le complimenter comme il sied, d'avoir votre avis. Maintenant que vous voilà, vous l'inviterez et nous le fêterons.

- Mais, dit Christiane, vous avez dû vous ruiner ?
- J'avoue, répliqua gaiement le baron en baissant la voix, que j'ai plus regardé à votre joie qu'à ma bourse, et que cette folie m'avait mis complètement à sec. Mes architectes étaient d'une verve chaque jour croissante ; et comme toutes leurs dépenses avaient trois fois raison, selon l'histoire, selon l'art et selon mon cœur, je laissais faire. Heureusement, j'ai trouvé un auxiliaire à ma prodigalité et vous n'avez pas que moi, mes enfants, à remercier... et à gronder.


Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente