Le Trou de l'Enfer Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre X
Le jeu de la vie et de la mort

L'air tiède des nuits de mai entrait par la fenêtre ouverte, et les étoiles se noyaient comme amoureuses dans le rayonnement calme et doux de la lune.
Samuel et Julius, silencieux tous deux, étaient encore sous le coup de la mystérieuse scène à laquelle ils venaient d'assister. Julius en rapportait les impressions à l'idée de Christiane, réellement mêlée cette fois à la pensée de son père. Les réflexions de Samuel avaient pour unique objet – Samuel.
Le docteur hautain ne se troublait pas de grand'chose ; mais il est certain que le président de ce club suprême lui avait fait presque de l'effet. Quel pouvait être, se demandait-il, cet homme qui parlait avec une autorité si supérieure, chef des chefs, tête d'un corps qui a des princes du sang pour membres ? Il ne tenait qu'à Samuel de rêver sous ce masque un empereur.
- Oh ! devenir un jour le chef de cette association souveraine et toute-puissante, quel rêve ! Ne plus tenir seulement dans ses mains les chétives existences de quelques individus, mais jouer avec les destinées de nations entières, quel rôle !
Ainsi se disait Samuel, et c'est pourquoi l'avertissement sévère du président inconnu avait si profondément frappé son esprit.
Samuel s'apercevait avec terreur et confusion d'une chose : lui qui croyait avoir tous les défauts, du moins tous les grands, il lui en manquait un énorme, l'hypocrisie. Ne serait-il donc que la moitié d'une force ? Quoi ! il avait commis l'imprudence de laisser voir, d'étaler fièrement ses espérances et sa valeur devant ceux qui, ayant le pouvoir, devaient être peu tentés d'y admettre une personnalité avide et envahissante. Enfantillage et sottise ! Décidément, pensait Samuel, c'est un grand homme qu'Iago, et pardieu ! quand on joue aux cartes, il s'agit de gagner, n'importe comment.

Puis, quittant brusquement le fauteuil sur lequel il était assis, et se promenant à grands pas par la chambre. Eh bien ! non, se dit-il, le front haut, les poings serrés, l'œil flamboyant ; non, plutôt perdre que de tricher ! L'audace, en somme, a des joies et des triomphes plus superbes que la bassesse, et j'attendrai encore quelques années avant de me faire Tartufe. Restons Titan, et essayons d'escalader le ciel avant de nous résoudre à le filouter.
Il s'arrêta devant Julius qui, la tête dans les mains, paraissait absorbé par une profonde rêverie.
- Te couches-tu, toi ? lui demanda Samuel en lui posant la main sur l'épaule.
Julius s'éveilla de son rêve.
- Non, non, dit-il, il faut d'abord que j'écrive une lettre.
- à qui donc ? à Christiane ?
- Oh ! c'est impossible. Sous quel prétexte et de quel droit lui écrirais-je ? Mais je veux écrire à mon père.
- Las comme tu es ? Tu lui écriras demain.
- Je ne remettrai pas ce devoir à plus tard ; non, Samuel, je vais écrire tout de suite.
- Soit donc, dit Samuel. En ce cas, par la même occasion, je vais lui écrire aussi, moi, à ce grand homme. Et, murmura-t-il entre ses dents, une lettre de l'encre dont Cham se servait pour écrire à NoĆ«. Brûlons ces vaisseaux-là pour commencer.
Il reprit à voix haute :
- Mais auparavant, Julius, nous avons un point essentiel à régler ensemble.
- Lequel ?
- Nous nous battons demain avec Franz et Otto. Bien que ce soit à eux à nous provoquer, nous pouvons cependant, en leur ménageant des occasions, et soit en évitant l'un d'eux, soit en le cherchant, choisir d'avance chacun notre adversaire. Or, Otto Dormagen est, sans contredit, le plus fort des deux.
- Eh bien ?
- De notre côté, ta modestie conviendra que celui de nous deux qui est le plus sûr de son épée, c'est moi.
- C'est possible. Après ?
- Après, mon cher, je crois qu'il est juste que je me charge d'Otto Dormagen, et je m'en charge. Ne t'occupe donc que de Ritter.
- C'est-à-dire que doutes de moi ? Merci.
- Pas de niaiserie. Dans l'intérêt de la Tugendbund, sinon dans le tien. Je veux mettre toutes les chances de notre côté, voilà tout, et tu n'as pas même à m'en savoir gré. Souviens-toi que Dormagen possède certain coup de pointe extrêmement dangereux.
- Raison de plus. Je refuserai toujours tout partage inégal d'un danger.
- Ah ! tu fais le fier ! à ton aise, après tout, dit Samuel. Mais naturellement, je ferai le fier aussi, moi, et, demain, nous nous croirons obligés d'aller tous deux au plus périlleux ; chacun voulant prévenir l'autre, il en résultera un empressement maladroit dans notre abordage dudit Otto ; c'est nous qui serons les provocateurs, les rôles seront intervertis, et nous aurons désobéi à l'Union.
- Prends Franz et laisse-moi Otto.
- Enfant ! dit Samuel. Allons ! tiens, tirons au sort.
- Pour cela, j'y consens.
- C'est heureux.
Samuel écrivit les noms de Franz et d'Otto sur deux morceaux de papier.
- C'est absurde, ma parole d'honneur, ce que tu me fais faire là, disait-il en roulant les papiers et en les agitant dans sa casquette. Je ne puis comprendre, moi, que l'homme subordonne jamais sa volonté intelligente et libre au caprice aveugle et stupide du hasard. Prends ton billet. Si tu as tiré le nom de Dormagen, c'est probablement ton arrêt de mort, et tu te seras laissé marquer par le sort comme le mouton par le boucher, la belle et glorieuse avance !
Julius dépliait déjà le billet qu'il avait pris ; il s'arrêta.
- Non, dit-il, j'aime mieux ne le lire qu'après avoir écrit à mon père.
Et il le mit dans sa Bible.
- Ma foi, dit Samuel, moi j'en ferai autant que toi – par indifférence. Et il mit le billet dans sa poche. Puis tous deux s'assirent, l'un en face de l'autre, devant leur table de travail, et, éclairés par la même lampe, ils écrivirent.
Une lettre c'est souvent un caractère. Lisons donc la lettre de Julius et la lettre de Samuel. Voici d'abord celle de Julius :
« Mon très-cher et très-honoré père,
» Je sais et je sens profondément tout ce que je vous dois. Ce n'est pas seulement un nom illustre, le nom du plus grand chimiste de ce temps ; ce n'est pas seulement une considérable fortune glorieusement acquise par des travaux européens ; c'est encore, et surtout, la tendresse inépuisable et sans bornes par laquelle vous m'avez consolé de n'avoir jamais connu ma mère. Vous l'avez remplacée pour moi. Croyez que j'ai le cœur bien pénétré de votre sollicitude et de votre indulgence. Par là, vous m'avez fait deux fois votre fils, et je vous aime en même temps comme mon père et comme ma mère.
» J'éprouve le besoin de vous dire cela au moment où mon brusque départ de Francfort, malgré vos ordres, semble m'accuser d'indifférence et d'ingratitude. En partant pour Cassel, vous m'aviez défendu de retourner à Heidelberg. Vous vouliez m'envoyer à l'université d'Iéna, où je serai séparé de Samuel, dont vous redoutez pour moi l'influence. Quand vous allez revenir à Francfort, vous allez m'en vouloir d'avoir profité de votre absence pour accourir ici. Mais écoutez-moi, mon bon père, et vous me pardonnerez.
» Ce n'est ni l'ingratitude ni une escapade qui m'a ramené à Heidelberg, c'est un impérieux devoir. Quel devoir, je ne puis vous le dire. La responsabilité de votre position et vos devoirs officiels ne me permettent pas de parler, parce qu'ils ne vous permettraient peut-être pas de vous taire.
» Quant à l'ascendant que Samuel peut avoir sur moi, je ne le nie pas. Il exerce sur ma volonté une domination à laquelle je ne puis me soustraire, domination violente, mauvaise, funeste, mais nécessaire. Je vois ses défauts comme vous, mais vous ne voyez pas les miens comme moi. Je suis plus paisible et plus doux que lui, mais je manque de fermeté et de décision. L'ennui et le dégoût ont facilement prise sur mon âme. Je me fatigue tout de suite. Je suis tranquille par mollesse, tendre par somnolence. Eh bien ! Samuel me réveille.
» Samuel, énergie toujours prête, volonté toujours passionnée, est, je le crois, je le crains, indispensable à mon apathie. Je ne me sens vivre que quand il est là. Lui absent, c'est à peine si j'existe. Il est fort à ma place. Ma seule initiative, c'est lui. Sans lui, je retombe. Sa gaieté âpre, son sarcasme farouche fouettent mon sang. Il est mon ivresse. Il le sait et il en abuse, car ce n'est pas un cœur affectueux et dévoué. Mais que voulez-vous ? Reproche-t-on sa brutalité au guide qui secoue le voyageur sommeillant dans la neige ? Reprocherez-vous son amertume au breuvage qui me brûle les lèves pour m'arracher à ma torpeur ? Et comment aimez-vous mieux que je sois, ivre – ou mort ?
» Au reste, mon voyage n'aura pas été tout à fait en pure perte. Je suis revenu par l'Odenwald, et j'ai visité un admirable pays que je n'avais jamais vu. Je vous redirai, dans ma prochaine lettre, toutes les impressions qui me sont restées de cette excursion ravissante. Je vous confierai tout, à vous qui êtes mon meilleur ami. J'ai trouvé dans l'Odenwald une maison, et dans cette maison... Mais faut-il que je vous parle de cela ? Ne me raillerez-vous pas, vous aussi ? D'ailleurs, à l'heure qu'il est, je ne veux pas, je ne dois pas évoquer cette pensée, cette image.
» Je reviens à l'objet de cette lettre. Pardonnez-moi mon indocilité, mon père. En ce moment, je vous assure que j'ai bien besoin de croire que vous me la pardonnez... Mon Dieu ! mes allusions mystérieuses vont vous inquiéter peut-être ? Cher père, si Dieu décide pour nous, j'ajouterai à cette lettre un mot qui vous rassure. Si je n'ajoute rien... si je n'ajoute rien, vous me pardonnerez, n'est-ce pas ? ... »
Depuis quelques minutes, Julius luttait avec peine contre la fatigue qui l'accablait. La plume, à cet endroit, lui échappa des mains, sa tête se pencha sur son bras gauche, ses yeux se fermèrent, il s'endormit.
- Hé ! Julius ! dit Samuel, qui s'en aperçut.
Julius ne bougea pas.
- Faible nature ! se dit Samuel, interrompant aussi sa lettre. Dix-huit heures de veille suffisent à l'épuiser. A-t-il achevé son épître au moins ? Voyons, qu'est-ce qu'il écrit à son père ?
Il prit sans façon la lettre de Julius et la lut. Au passage qui le concernait, il eut aux lèvres un pli sardonique.
- Oui, dit-il, tu m'appartiens, Julius ; et plus que vous ne croyez, toi ni ton père. Depuis deux ans, je dispose de ton âme ; depuis un moment, peut-être, de ta vie. Mais, au fait, je puis le savoir.
Il prit dans sa poche le billet qu'il avait tiré au sort, et lut : FRANZ RITTER. Il se mit à rire.
- Ainsi, il dépend de moi, selon toute apparence, de faire vivre ou mourir cet enfant. Je n'ai qu'à laisser les choses dans l'état où elles sont, Otto Dormagen l'embrochera comme un poulet. Il dort ; je peux prendre son billet dans sa Bible et insérer délicatement le mien à sa place ; avec Franz il s'en tirera. Le ferai-je ? Ne le ferai-je pas ? Pardieu ! je n'en sais rien. Voilà une situation comme je les aime. Tenir dans ses mains comme un cornet de dés l'existence d'une créature humaine, jouer avec la vie et la mort ; c'est amusant ! Prolongeons ce plaisir des dieux. Avant de me décider, je termine ma lettre, moins respectueuse, assurément, que celle de Julius, bien que j'aie, sans doute, les mêmes raisons... naturelles pour respecter l'illustre baron.
La lettre de Samuel était, en effet, assez hardie.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente