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Chapitre XCII
Troisième journée

L'ordre n'eût point été donné par le général en chef de rester toute la nuit sous les armes, que le soin de leur propre conservation eût forcé les soldats de ne pas les abandonner un seul instant. Pendant toute la nuit, le tocsin sonna à toutes les églises situées dans les quartiers de Naples demeurés aux Napolitains. Sur tous les postes avancés des Français, les lazzaroni tentèrent des attaques ; mais partout ils furent repoussés avec des pertes considérables.

Pendant la nuit, chacun reçut son ordre de bataille pour le lendemain. Salvato, en venant annoncer au général qu'il était maître du fort del Carmine, reçut l'ordre, pour le lendemain, de s'avancer à la baïonnette et au pas de course, par le bord de la mer, avec les deux têtes de son corps, vers le Château-Neuf et de l'enlever coûte que coûte, afin de tourner immédiatement ses canons contre les lazzaroni, tandis que Monnier et Mathieu Maurice, avec l'autre tiers, se maintiendraient dans leur position, et que Kellermann, Dufresse et le général en chef, réunis à la strada Foria, perceraient jusqu'à Toledo par le largo delle Pigne.

Vers deux heures du matin, un homme se présenta au bivac du général en chef à San-Giovanni à Carbonara. Au premier coup d'œil, sous son costume de paysan des Abruzzes, le général reconnut Hector Caraffa.

Il avait quitté le château Saint-Elme et venait dire à Championnat que le fort, mal approvisionné et n'ayant que cinq ou six cents coups à tirer, n'avait point voulu user inutilement ses munitions, mais que, le lendemain, pour le seconder, son canon combattrait par derrière, et en plongeant sur tous les points où l'on pourrait les apercevoir, les lazzaroni, que l'armée attaquerait en face.

Las de son inaction, Hector Caraffa venait non-seulement pour annoncer cette nouvelle au général, mais encore pour prendre part au combat du lendemain.

à sept heures, les fanfares sonnèrent et les tambours battirent. Pendant la nuit, Salvato avait gagné du terrain. Avec quinze cents hommes, au signal donné, il déboucha de derrière la Douane et s'élança au pas de course vers le Château-Neuf. En ce moment, un hasard providentiel vint à son aide.

Nicolino, impatient de commencer l'attaque de son côté, se promenait sur les remparts, encourageant ses artilleurs à employer utilement le peu de munitions qu'ils avaient.

Un d'eux, plus hardi que les autres, l'appela.

Nicolino vint.

– Que me veux-tu ? lui demanda-t-il.

– Voyez-vous cette bannière qui flotte au Château-Neuf ? reprit l'artilleur.

– Sans doute que je la vois, fit le jeune homme, et je t'avoue même qu'elle m'agace horriblement.

– Mon commandant veut-il me permettre de l'abattre ?

– Avec quoi ?

– Avec un boulet.

– Tu es capable d'une pareille adresse ?

– Je l'espère, mon commandant.

– Combien de coups demandes-tu ?

– Trois.

– Je veux bien ; mais je te préviens que, si tu ne l'abats pas en trois coups, tu feras trois jours de salle de police.

– Et si je l'abats ?

– Il y a dix ducats pour toi.

– Accepté, le marché.

L'artilleur pointa sa pièce, y mit le feu : le boulet passa entre le blason et la hampe, trouant la toile du drapeau.

– C'est bien, dit Nicolino ; mais ce n'est point encore cela.

– Je le sais bien, répondit l'artilleur ; aussi, je vais essayer de faire mieux.

La pièce fut pointée une seconde fois avec plus d'attention encore que la première. L'artilleur étudia de quel côté soufflait le vent ; il apprécia le faible changement de direction que ce souffle avait pu imposer au boulet, se releva, se baissa de nouveau, changea d'un centième de ligne le point de mire de sa pièce, approcha la mèche de la lumière : une détonation qui domina le tumulte se fit entendre, et la bannière, coupée par sa base, tomba.

Nicolino battit des mains et donna à l'artilleur, sans se douter de l'influence qu'allait avoir cet incident, les dix ducats qu'il lui avait promis.

En ce moment, la tête de la colonne de Salvato arrivait à l'Immacolatella. Salvato, comme toujours, marchait le premier. Il vit tomber la bannière, et, quoiqu'il eût reconnu que sa disparition était causée par un accident, il s'écria :

– On abaisse la bannière ; le fort se rend. En avant, mes amis ! en avant !

Et il s'élança au pas de course.

De leur côté, les défenseurs du fort, ne voyant plus le drapeau et croyant qu'on l'avait enlevé volontairement, crièrent à la trahison. Il en résulta un tumulte au milieu duquel la défense languit. Salvato profita de ce temps d'arrêt pour franchir au pas de course la strada del Piliere. Il lança ses sapeurs contre la porte du fort : un pétard la fit sauter. Il s'élança dans l'intérieur du Château-Neuf en criant :

– Suivez-moi !

Dix minutes après, le fort était pris, et son canon, balayant le largo del Castello et la descente du Géant, forçait les lazzaroni à se réfugier dans les rues qui donnent sur cette place et dans lesquelles la position des maisons les mettait à l'abri des boulets.

Immédiatement, le drapeau tricolore français fut substitué à la bannière blanche.

Une sentinelle placée au sommet du Castel-Capuano transmit au général Championnet la nouvelle de la prise du fort.

Les trois châteaux dans le triangle desquels la ville est enfermée, étaient au pouvoir des Français.

Championnet, lorsqu'il reçut la nouvelle de la prise de Castel-Nuovo, venait de faire sa jonction avec Dufresse, dans la rue de Foria. Il envoya Villeneuve, par le bord de la mer libre, féliciter Salvato et lui ordonner de laisser la garde du château-Neuf à un officier, et lui dire de venir le rejoindre à l'instant même.

Villeneuve trouva le jeune chef de brigade appuyé aux créneaux et l'œil fixé sur Mergellina. De là, il pouvait apercevoir cette chère maison du Palmier, que, depuis deux mois, il ne voyait plus que dans ses rêves. Toutes les fenêtres en étaient fermées ; cependant, à l'aide de sa longue-vue, il lui semblait voir ouverte la porte du perron donnant sur le jardin.

L'ordre du général vint le prendre au milieu de cette contemplation.

Il céda le commandement à Villeneuve lui-même, prit son cheval et partit au galop.

Au moment où Championnet et Dufresse réunis poussaient les lazzaroni vers la rue de Tolède, et où un effroyable feu partait, non-seulement du largo delle Pigne, mais encore de toutes les fenêtres, on aperçut une légère fumée qui couronnait les remparts du château Saint-Elme ; puis on entendit la détonation de plusieurs pièces de gros calibre, et l'on vit un grand trouble se produire parmi les lazzaroni.

Nicolino tenait sa parole.

En même temps, une charge de dragons descendit comme un torrent qui se précipite par la strada della Stalla, tandis qu'une vive fusillade se faisait entendre derrière le musée Borbonico.

C'était Kellermann qui, à son tour, faisait sa jonction avec les corps de Dufresse et de Championnet.

En un instant, le largo delle Pigne fut balayé, et les trois généraux purent s'y donner la main.

Les lazzaroni battaient en retraite par la strada Santa-Maria in Costantinopoli et la salita dei Studi. Mais, pour traverser le largo San-Spirito et le Mercatello, ils étaient forcés de passer sous le feu du château Saint-Elme, qui, malgré la célérité de leur passage, eut le temps d'envoyer dans leurs rangs cinq ou six messagers de mort.

Pendant que s'opérait la retraite des lazzaroni, on amenait à Championnet un de leurs chefs qu'on avait pris après une résistance désespérée. Couvert de sang, les habits déchirés, la figure menaçante, la voix railleuse, il était le vrai type du Napolitain porté au plus haut degré de l'exaltation.

Championnet haussa les épaules, et, lui tournant le dos :

– C'est bien, dit-il. Qu'on me fusille ce gaillard-là pour l'exemple.

– Bon ! dit le lazzarone, il paraît que décidément Nanno s'est trompée. Je devais être colonel et mourir pendu : je ne suis que capitaine et je vais mourir fusillé. Cela me console pour ma petite sœur.

Championnet entendit et comprit ces paroles. Il fut sur le point d'interroger le condamné ; mais, comme en ce moment il voyait un cavalier accourir à toute bride, et que, dans ce cavalier, il reconnaissait Salvato, son attention tout entière se porta du côté du nouvel arrivant.

On entraîna le lazzarone, on l'appuya contre les fondations du musée Bourbonien, et l'on voulut lui bander les yeux.

Mais lui, alors, se révolta.

– Le général a dit qu'on me fusille, cria-t-il ; mais il n'a pas dit qu'on me bande les yeux.

Salvato tressaillit à cette voix, se retourna et reconnut Michele ; Michele, lui aussi, reconnut le jeune officier.

– Sangue di Cristo ! cria le lazzarone, dites-leur donc, monsieur Salvato, que l'on n'a pas besoin de me bander les yeux pour me fusiller.

Et, repoussant ceux qui l'entouraient, il croisa les bras et s'appuya de lui-même à la muraille.

– Michele ! s'écria Salvato. – Général, cet homme m'a sauvé la vie, je vous prie de m'accorder la sienne.

Et, sans attendre la réponse du général, bien sûr d'avoir obtenu ce qu'il demandait, Salvato sauta à bas de son cheval, écarta le cercle de soldats qui déjà apprêtaient leurs armes pour fusiller Michele, et se jeta dans les bras du lazzarone, qu'il embrassa en le serrant contre son cœur.

Championnet vit à l'instant tout le parti qu'il pouvait tirer de cet événement. Faire justice est d'un grand exemple, mais faire grâce est parfois d'un grand calcul.

Il fit aussitôt un signe à Salvato, qui lui amena Michele. Un immense cercle se forma autour des deux jeunes gens et du général.

Ce cercle se composait de Français vainqueurs, de Napolitains prisonniers, de patriotes accourus, soit pour féliciter Championnet, soit pour se mettre sous sa protection.

Championnet, qui dominait ce cercle de toute la hauteur de son buste, leva la main en signe qu'il voulait parler, et le silence se fit.

– Napolitains, dit-il en italien, j'allais, comme vous l'avez vu, fusiller cet homme, pris les armes à la main et combattant contre nous ; mais mon ancien aide de camp, le chef de brigade Salvato, me demande la grâce de cet homme, qui, me dit-il, lui a sauvé la vie. Non-seulement je lui accorde cette grâce, mais encore je désire donner une récompense à l'homme qui a sauvé la vie à un officier français.

Puis, s'adressant à Michele tout émerveillé de ce langage :

– Quel grade occupais-tu parmi tes compagnons ?

– J'étais capitaine, Excellence, lui répondit le prisonnier.

Et, avec la liberté de langage familière à ses pareils, il ajouta :

– Mais il paraît que je ne m'arrêterai pas là. Une sorcière m'a prédit que je serais nommé colonel, et puis pendu.

– Je ne puis et ne veux me charger que de la première partie de la prédiction, répondit le général ; mais je m'en charge. Je te fais colonel au service de la république parthénopéenne. Organise ton régiment. Je me charge de ta paye et de ton uniforme.

Michele fit un bond de joie.

– Vive le général Championnet ! cria-t-il, vivent les Français ! vive la république parthénopéenne !

Nous l'avons dit, un certain nombre de patriotes entouraient le général. Le cri de Michele trouva donc un écho plus étendu que l'on n'aurait dû s'y attendre.

– Maintenant, dit le général s'adressant aux Napolitains qui l'entouraient, on vous a dit que les Français étaient des impies, ne croyant ni à Dieu, ni à la Madone, ni aux saints : on vous a trompés. Les Français ont une dévotion très-grande en Dieu, à la Madone, et particulièrement à saint Janvier. Et la preuve, c'est que ma seule préoccupation en ce moment est de faire respecter l'église et les reliques du bienheureux évêque de Naples, à qui je veux donner une garde d'honneur, si Michele se charge de la conduire.

– Je m'en charge ! s'écria Michele en agitant son bonnet de laine rouge, je m'en charge ! et il y a plus : je réponds d'elle !

– Surtout, lui dit Championnet à voix basse, si je lui donne pour chef ton ami Salvato.

– Ah ! pour lui et ma petite sœur, je me ferai tuer, général.

– Tu entends, Salvato, dit Championnet au jeune officier : la mission est des plus importantes ; il s'agit d'enrôler saint Janvier parmi les républicains.

– Et c'est moi que vous chargez de lui mettre une cocarde tricolore à l'oreille ? répondit en riant le jeune homme. Je ne me croyais pas tant de vocation pour la diplomatie ; mais n'importe : on fera ce que l'on pourra.

– Une plume, de l'encre et du papier, demanda Championnet.

On se précipita, et, au bout d'un instant, Championnet avait pu choisir entre dix feuilles de papier et autant de plumes.

Le général, sans descendre de cheval, écrivit, sur l'arçon de sa selle, cette lettre, adressée au cardinal-archevêque :

« éminence,

» J'ai suspendu un instant la fureur de mes soldats et la vengeance des crimes qui ont été commis. Profitez de cette trêve pour faire ouvrir toutes les églises ; exposez le saint sacrement et prêchez la paix, le bon ordre et l'obéissance aux lois. à ces conditions, je jetterai un voile sur le passé et m'appliquerai à faire respecter la religion, les personnes et la propriété.

» Déclarez au peuple que, quels que soient ceux contre lesquels je devrai sévir, j'arrêterai le pillage, et que le calme et la tranquillité renaîtront dans cette malheureuse ville, trahie et trompée. Mais, en même temps, je déclare qu'un seul coup de fusil tiré d'une fenêtre fera brûler la maison et fusiller les habitants qu'elle renfermera. Remplissez donc les devoirs de votre ministère, et votre zèle religieux sera, je l'espère, utile au bien public.

» Je vous envoie une garde d'honneur pour l'église de saint Janvier.

» CHAMPIONNET.

» Naples, 4 pluviôse, an VII de la République (23 janvier 1799.) »

Michele, ayant entendu comme tout le monde la lecture de cette lettre, chercha des yeux dans la foule son ami Pagliuccella ; mais, ne le trouvant pas, il choisit quatre lazzaroni sur lesquels il savait pouvoir compter comme sur lui-même, et marcha devant Salvato, derrière lequel marchait une compagnie de grenadiers.

Le petit cortège se rendit du largo delle Pigne à l'archevêché, assez voisin de cette place, par la strada dell'Orticello, le vico di San-Giacomo dei Ruffi et la strada de l'Arcivescovado, c'est-à-dire par quelques-unes des rues les plus étroites et les plus populeuses du vieux Naples. Les Français n'avaient point encore pénétré sur ce point de la ville, où pétillaient de temps en temps quelques coups de fusil tirés par la populace en manière d'encouragement, et où, en passant, les républicains pouvaient lire sur les visages trois impressions seulement : la terreur, la haine et la stupéfaction.

Par bonheur, Michele, sauvé par Palmieri, gracié par Championnet, se voyant déjà caracolant sur un beau cheval, dans son uniforme de colonel, s'était franchement, et avec toute l'ardeur de sa loyale nature, rallié aux Français, et marchait devant eux en criant de toute la force de ses poumons : « Vivent les Français ! vive le général Championnet ! vive saint Janvier ! » Puis, quand les visages lui paraissaient par trop refrognés, Salvato lui mettait dans la main une poignée de carlini, qu'il jetait en l'air, en expliquant à ses compatriotes la mission que Salvato était chargé d'accomplir et qui avait généralement cette bienheureuse influence de donner aux physionomies une expression plus douce et plus bienveillante.

En outre, Salvato, qui était des provinces napolitaines et qui parlait le patois de Naples comme un homme de Porto-Basso, adressait de temps en temps à ses compatriotes des allocutions qui, corroborées des poignées de carlins de Michele, avaient aussi leur influence.

On parvint ainsi à l'archevêché : les grenadiers s'établirent sous le portique. Michele fit un long discours pour expliquer leur présence à tous ses compatriotes ; il ajouta que l'officier qui les commandait lui avait sauvé la vie au moment où il allait être fusillé, et demanda, au nom de l'amitié que l'on avait pour lui, Michele, qu'il ne fut fait aucune insulte ni a lui, ni à ses soldats, devenus les protecteurs de saint Janvier.

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