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Chapitre LXXVIII
Justice de dieu

Le 22 décembre au matin, c'est-à-dire le lendemain du jour et de la nuit où s'étaient accomplis les événements que nous venons de raconter, des groupes nombreux stationnaient dès le point du jour devant des affiches aux armes royales apposées pendant la nuit sur les murailles de Naples.

Ces affiches renfermaient un édit déclarant que le prince de Pignatelli était nommé vicaire du royaume, et Mack lieutenant général.

Le roi promettait de revenir de la Sicile avec de puissants secours.

La vérité terrible était donc enfin révélée aux Napolitains. Toujours lâche, le roi abandonnait son peuple, comme il avait abandonné son armée. Seulement, cette fois, en fuyant, il dépouillait la capitale de tous les chefs-d'œuvre recueillis depuis un siècle, et de tout l'argent qu'il avait trouvé dans les caisses.

Alors, ce peuple désespéré courut au port. Les vaisseaux de la flotte anglaise, retenus par le vent contraire, ne pouvaient sortir de la rade. à la bannière flottant à son mât, on reconnaissait celui qui portait le roi : c'était, comme nous l'avons dit, le Van-Guard.

En effet, vers les quatre heures du matin, ainsi que l'avait prévu le comte de Thurn, le vent étant un peu tombé, la mer avait calmi ; et, après avoir passé la nuit dans la maison de l'inspecteur du port, sans pouvoir se réchauffer, les fugitifs s'étaient remis en mer et à grand' peine avaient abordé le vaisseau de l'amiral.

Les jeunes princesses avaient eu faim et avaient soupé avec des anchois salés, du pain dur et de l'eau. La princesse Antonia, la plus jeune des filles de la reine, dans un journal que nous avons sous les yeux, raconte ce fait et décrit ses angoisses et celles de ses augustes parents pendant cette terrible nuit.

Quoique la mer fût encore horriblement houleuse et le port mal garanti, l'archevêque de Naples, les barons, les magistrats et les élus du peuple montèrent dans des barques, et, à force d'argent, ayant décidé les plus braves patrons à les conduire, allèrent supplier le roi de revenir à Naples, promettant de sacrifier à la défense de la ville jusqu'à la dernière goutte de leur sang.

Mais le roi ne consentit à recevoir que le seul archevêque, monseigneur Capece Zurlo, lequel, malgré ses prières, ne put en tirer que ces paroles :

– Je me fie à la mer, parce que la terre m'a trahi.

Au milieu de ces barques, il y en avait une qui conduisait un homme seul. Cet homme, vêtu de noir, tenait son front abaissé dans ses mains, et, de temps en temps, relevait sa tête pâle pour regarder d'un œil hagard si l'on approchait du vaisseau qui servait d'asile au roi.

Le vaisseau, comme nous l'avons dit, était entouré de barques ; mais, devant cette barque isolée et cet homme seul, les barques s'écartèrent.

Il était facile de voir que c'était par répugnance et non par respect.

La barque et l'homme arrivèrent au pied de l'échelle ; mais là se tenait un soldat de marine anglais, dont la consigne était de ne laisser monter personne à bord.

L'homme insista pour qu'on lui accordât, à lui, la faveur refusée à tous. Son insistance amena un officier de marine.

– Monsieur, cria celui à qui l'on refusait l'entrée du vaisseau, ayez la bonté de dire à ma reine que c'est le marquis Vanni qui sollicite l'honneur d'être reçu par elle pendant quelques instants.

Un murmure s'éleva de toutes les barques.

Si le roi et la reine, qui refusaient de recevoir les magistrats, les barons et les élus du peuple, recevaient Vanni, c'était une insulte faite à tous.

L'officier avait transmis la demande à Nelson. Nelson, qui connaissait le procureur fiscal, de nom, du moins, et qui savait les odieux services rendus à la royauté par ce magistrat, l'avait transmise à la reine.

L'officier reparut au haut de l'échelle, et, en anglais :

– La reine est malade, dit-il, et ne peut recevoir personne.

Vanni, ne comprenant pas l'anglais ou feignant de ne pas le comprendre, continuait à se cramponner à l'échelle, d'où le factionnaire le repoussait sans cesse.

Un autre officier vint, qui lui notifia le refus en mauvais italien.

– Alors, demandez au roi, cria Vanni. Il est impossible que le roi, que j'ai si fidèlement servi, repousse la requête que j'ai à lui présenter.

Les deux officiers se consultaient sur ce qu'il y avait à faire, lorsque, en ce moment même, le roi parut sur le pont, reconduisant l'archevêque.

– Sire ! sire ! cria Vanni en apercevant le roi, c'est moi ! c'est votre fidèle serviteur !

Le roi, sans répondre à Vanni, baisa la main de l'archevêque.

L'archevêque descendit l'escalier, et, arrivé à Vanni, s'effaça le plus qu'il put pour ne point le toucher, même de ses vêtements.

Ce mouvement de répulsion, fort peu chrétien, du reste, fut remarqué des barques, où il souleva un murmure d'approbation.

Le roi saisit cette démonstration au passage et résolut d'en tirer profit.

C'était une lâcheté de plus ; mais Ferdinand, à cet endroit, avait cessé de calculer.

– Sire, répéta Vanni, la tête découverte et les bras étendus vers le roi, c'est moi !

– Qui, vous ? demanda le roi avec ce nasillement qui, dans ses goguenarderies, lui donnait tant de ressemblance avec Polichinelle.

– Moi, le marquis Vanni.

– Je ne vous connais pas, dit le roi.

– Sire, s'écria Vanni, vous ne reconnaissez pas votre procureur fiscal, le rapporteur de la junte d'état ?

– Ah ! oui, dit le roi, c'est vous qui disiez que la tranquillité ne serait rétablie dans le royaume que lorsqu'on aurait arrêté tous les nobles, tous les barons, tous les magistrats, tous les jacobins, enfin ; c'est vous qui demandiez la tête de trente-deux personnes et qui vouliez donner la torture à Medici, à Canzano, à Teodoro Montecelli.

La sueur coulait du front de Vanni.

– Sire ! murmura-t-il.

– Oui, répondit le roi, je vous connais, mais de nom seulement ; je n'ai jamais eu affaire à vous, ou plutôt vous n'avez jamais eu affaire à moi. Vous ai-je jamais personnellement donné un seul ordre ?

– Non, sire, c'est vrai, dit Vanni en secouant la tête. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait par le commandement de la reine.

– Eh bien, alors, dit le roi, si vous avez quelque chose à demander, demandez-le à la reine et non à moi.

– Sire, je me suis, en effet, adressé à la reine.

– Bon ! dit le roi, qui voyait combien son refus était approuvé par tous les assistants et qui, reconquérant un peu de sa popularité par l'acte d'ingratitude qu'il faisait, au lieu d'abréger la conversation, cherchait à la prolonger ; eh bien ?

– La reine a refusé de me recevoir, sire.

– C'est désagréable pour vous, mon pauvre marquis ; mais, comme je n'approuvais pas la reine quand elle vous recevait, je ne puis la désapprouver quand elle ne vous reçoit pas.

– Sire ! s'écria Vanni avec l'accent d'un naufragé qui sent glisser entre ses bras l'épave à laquelle il s'était cramponné, et sur laquelle il fondait son salut ; sire ! vous savez bien qu'après les soins que j'ai rendus à votre gouvernement, je ne puis rester à Naples... Me refuser l'asile que je vous demande sur un des bâtiments de la flotte anglaise, c'est me condamner à mort : les jacobins me pendront !

– Et avouez, dit le roi, que vous l'aurez bien mérité !

– Oh ! sire ! sire ! il manquait à mon malheur l'abandon de Votre Majesté !

– Ma Majesté, mon cher marquis, n'est pas plus puissante ici qu'à Naples. La vraie Majesté, vous le savez bien, c'est la reine. C'est la reine qui règne. Moi, je chasse et je m'amuse, – pas dans ce moment-ci, je vous prie de le croire ; c'est la reine qui a fait venir M. Mack et qui l'a nommé général en chef ; c'est la reine qui fait la guerre ; c'est la reine qui veut aller en Sicile. Chacun sait que, moi, je voulais rester à Naples. Arrangez-vous avec la reine ; mais je ne puis m'occuper de vous.

Vanni prit, d'un geste désespéré, sa tête entre ses mains.

– Ah ! si fait, dit le roi, je puis vous donner un conseil...

Vanni releva le front, un rayon d'espoir passa sur son visage livide.

– Je puis, continua le roi, vous donner le conseil d'aller à bord de la Minerve, où est embarqué le duc de Calabre et sa maison, demander passage à l'amiral Caracciolo. Mais, quant à moi, bonjour, cher marquis ! bon voyage !

Et le roi accompagna ce souhait d'un bruit grotesque qu'il faisait avec la bouche et qui imitait, à s'y méprendre, celui que fait le diable dont parle Dante et qui se servait de sa queue au lieu de trompette.

Quelques rires éclatèrent, malgré la gravité de la situation ; quelques cris de « Vive le roi ! » se firent entendre ; mais ce qui fut unanime, ce fut le concert de huées et de sifflets qui accompagna le départ de Vanni.

Si peu de chance qu'il y eût dans ce conseil donné par le roi, c'était un dernier espoir. Vanni s'y cramponna et donna l'ordre de ramer vers la frégate la Minerve, qui se balançait gracieusement à l'écart de le flotte anglaise, portant à son grand mât le pavillon indiquant qu'elle avait à bord le prince royal.

Trois hommes montés sur la dunette suivaient, avec des longues-vues, la scène que nous venons de raconter. C'étaient le prince royal, l'amiral Caracciolo et le chevalier San Felice, dont la lunette, nous devons le dire, se tournait plus souvent du côté de Mergellina, où s'élevait la maison du Palmier, que du côté de Sorrente, dans la direction de laquelle était ancré le Van-Guard.

Le prince royal vit cette barque qui, à force de rames, se dirigeait vers la Minerve, et, comme il avait vu l'homme qui la montait parler longtemps au roi, il fixa avec une attention toute particulière sa lunette sur cet homme.

Tout à coup, le reconnaissant :

– C'est le marquis Vanni, le procureur fiscal ! s'écria-t-il.

– Que vient faire à mon bord ce misérable ? demanda Caracciolo en fronçant le sourcil.

Puis, se rappelant tout à coup que Vanni était l'homme de la reine :

– Pardon, Altesse, dit-il en riant, vous savez que les marins et les juges ne portent pas le même uniforme ; peut-être un préjugé me rend-il injuste.

– Il ne s'agit point ici de préjugé, mon cher amiral, répondit le prince François : il s'agit de conscience. Je comprends tout. Vanni a peur de rester à Naples, Vanni veut fuir avec nous. Il a été demander au roi de le recevoir sur le Van-Guard : le roi ayant refusé, le malheureux vient à nous.

– Et quel est l'avis de Votre Altesse à l'endroit de cet homme ? demanda Caracciolo.

– S'il vient avec un ordre écrit de mon père, mon cher amiral, comme nous devons obéissance à mon père, recevons-le ; mais, s'il n'est point porteur d'un ordre écrit bien en règle, vous êtes maître suprême à votre bord, amiral, vous ferez ce que vous voudrez. Viens, San Felice.

Et le prince descendit dans la cabine de l'amiral, que celui-ci lui avait cédée, entraînant derrière lui son secrétaire.

La barque s'approchait. L'amiral fit descendre un matelot sur le dernier degré de l'escalier, au haut duquel il se tint les bras croisés.

– Ohé ! de la barque ! cria le matelot, qui vive ?

– Ami, répondit Vanni.

L'amiral sourit dédaigneusement.

– Au large ! dit le matelot. Parlez à l'amiral.

Les rameurs, qui savaient à quoi s'en tenir sur Caracciolo à l'endroit de la discipline, se tinrent au large.

– Que voulez-vous ? demanda l'amiral de sa voix rude et brève.

– Je suis...

L'amiral l'interrompit.

– Inutile de me dire qui vous êtes, monsieur : comme tout Naples, je le sais. Je vous demande, non pas qui vous êtes, mais ce que vous voulez.

– Excellence, Sa Majesté le roi, n'ayant point de place à bord du Van-Guard pour m'emmener en Sicile, me renvoie à Votre Excellence en la priant...

– Le roi ne prie pas, monsieur, il ordonne : où est l'ordre ?

– Où est l'ordre ?

– Oui, je vous demande où il est ; sans doute, en vous envoyant à moi, il vous a donné un ordre ; car le roi doit bien savoir que, sans un ordre de lui, je ne recevrais pas à mon bord un misérable tel que vous.

– Je n'ai pas d'ordre, dit Vanni consterné.

– Alors, au large !

– Excellence !...

– Au large ! répéta l'amiral.

Puis, s'adressant au matelot :

– Et, quand vous aurez crié une troisième fois : « Au large ! » si cet homme ne s'éloigne pas, feu dessus !

– Au large ! cria le matelot.

La barque s'éloigna.

Tout espoir était perdu. Vanni rentra chez lui. Sa femme et ses enfants ne s'attendaient point à le revoir. Ces demandeurs de têtes ont des femmes et des enfants comme les autres hommes ; ils ont même quelquefois, assure-t-on, des cœurs d'époux et des entrailles de père... Femme et enfants accoururent à lui, tout étonnés de son retour :

Vanni s'efforça de leur sourire, leur annonça qu'il partait avec le roi ; mais, comme le départ n'aurait probablement lieu que dans la nuit, à cause du vent contraire, il était venu chercher des papiers importants que, dans son empressement à quitter Naples, il n'avait pas eu le temps de réunir.

C'était ce soin, auquel il allait se livrer, disait-il, qui le ramenait.

Vanni embrassa sa femme et ses enfants, entra dans son cabinet et s'y renferma.

Il venait de prendre une résolution terrible : celle de se tuer.

Il se promena quelque temps, passant de son cabinet dans sa chambre à coucher, qui communiquaient l'une avec l'autre, flottant entre les différents genres de mort qu'il se trouvait avoir sous la main. La corde, le pistolet, le rasoir.

Enfin, il s'arrêta au rasoir.

Il s'assit devant son bureau, plaça en face de lui une petite glace, puis, à côté de la petite glace, son rasoir.

Après quoi, trempant dans l'encre cette plume qui tant de fois avait demandé la mort d'autrui, il rédigea en ces termes son propre arrêt de mort :

« L'ingratitude dont je suis victime, l'approche d'un ennemi terrible, l'absence d'asile, m'ont déterminé à m'enlever la vie, qui, désormais, est pour moi un fardeau.

» Que l'on n'accuse personne de ma mort et qu'elle serve d'exemple aux inquisiteurs d'état. »

Au bout de deux heures, la femme de Vanni, inquiète de ne point voir se rouvrir la chambre de son mari, inquiète surtout de n'entendre aucun bruit dans cette chambre, quoique plusieurs fois elle eût écouté, frappa à la porte.

Personne ne lui répondit.

Elle appela : même silence.

On essaya de pénétrer par la porte de la chambre à coucher : elle était fermée, comme celle du cabinet.

Un domestique offrit alors de casser un carreau et d'entrer par la fenêtre.

On n'avait que ce moyen ou celui de faire ouvrir la porte par un serrurier.

On redoutait un malheur : la préférence fut donnée au moyen proposé par le domestique.

Le carreau fut cassé, la fenêtre ouverte : le domestique entra.

Il jeta un cri et recula jusqu'à la fenêtre.

Vanni était renversé sur un bras de son fauteuil, en arrière, la gorge ouverte. Il s'était tranché la carotide avec son rasoir, tombé près de lui.

Le sang avait jailli sur ce bureau où tant de fois le sang avait été demandé ; le miroir devant lequel Vanni s'était ouvert l'artère en était rouge ; la lettre où il donnait la cause de son suicide en était souillée.

Il était mort presque instantanément, sans se débattre, sans souffrir.

Dieu, qui avait été sévère envers lui au point de ne lui laisser que la tombe pour refuge, avait du moins été miséricordieux pour son agonie.

« Du sang des Gracques, a dit Mirabeau, naquit Marius. » Du sang de Vanni naquit Speciale.

Il eût peut-être été mieux, pour l'unité de notre livre, de ne faire de Vanni et de Speciale qu'un seul homme ; mais l'inexorable histoire est là, qui nous force à constater que Naples a fourni à son roi deux Fouquier-Tinville, quand la France n'en avait donné qu'un à la Révolution.

L'exemple qui aurait dû survivre à Vanni fut perdu. Il manque parfois de bourreaux pour exécuter les arrêts, jamais de juges pour les rendre.

Le lendemain, vers trois heures de l'après-midi, le temps s'étant éclairci et le vent étant devenu favorable, les vaisseaux anglais, ayant appareillé, s'éloignèrent et disparurent à l'horizon.

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