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Chapitre LIV
La bataille

Nous avons vu Championnet se retirer de Rome en faisant solennellement, à Thiébaut et à ses cinq cents hommes, le serment de les venir délivrer avant vingt jours.

En quarante-huit heures et en deux étapes, il se trouva à Civita-Castellana.

Son premier soin fut de visiter la ville et ses environs.

Civita-Castellana, que l'on crut longtemps, à tort, l'ancienne Véies, préoccupa d'abord Championnet comme archéologue ; mais, en calculant la distance qui sépare Civita-Castellana de Rome, distance qui est de plus de trente milles, il comprit qu'il y avait erreur de la part de ces grands faiseurs d'erreurs que l'on appelle les savants, et que les ruines que l'on trouvait à quelque distance de la ville devaient être celles de Faléries.

Des études toutes modernes ont prouvé que c'était Championnet qui avait raison.

Son premier soin fut de mettre en état la citadelle bâtie par Alexandre VI, et qui ne servait plus que de prison, ainsi que de faire prendre position aux différents corps de sa petite armée.

Il plaça Macdonald – auquel il réserva tous les honneurs de la bataille qui devait avoir lieu – avec sept mille hommes, à Borghetto, en lui ordonnant de tirer, comme défense, le meilleur parti possible de la maison de poste et des quelques masures qui l'entouraient, en s'appuyant à Civita-Castellana, qui formait l'extrême droite de l'armée française ou plutôt au pied de laquelle était groupée l'armée française ; il envoya le général Lemoine avec cinq cents hommes dans les défilés de Terni, placés à sa gauche, en lui disant, comme Léonidas aux Spartiates : « Faites-vous tuer ! » Casabianca et Rusca reçurent le même ordre pour les défilés d'Ascoli, formant l'extrême gauche. Tant que Lemoine, Casabianca et Rusca tiendraient, Championnet ne craignait pas d'être tourné, et, tant qu'il serait attaqué de face seulement, il espérait pouvoir se défendre. Enfin il envoya des courriers au général Pignatelli, qui était en train de reformer sa légion romaine entre Civita-Ducale et Marano, afin de lui porter l'ordre de se mettre en marche dès que ses hommes seraient prêts et de rallier le général polonais Kniasewitch, qui avait sous son commandement les 2e et 3e bataillons de la 30e demi-brigade de ligne, deux escadrons du 16e régiment de dragons, une compagnie du 19e de chasseurs à cheval et trois pièces d'artillerie, et de marcher droit au canon, dans quelque direction qu'il l'entendit.

En outre, le chef de brigade Lahure fut chargé, avec la 15e demi-brigade, de prendre position à Regnano, en avant de Civita-Castellana, et le général Maurice Mathieu de se porter sur Vignanello, pour couper aux Napolitains la position d'Orte et les empêcher de passer le Tibre.

En même temps, il envoya des courriers sur la route de Spolette et de Foligno, pour presser l'arrivée des trois mille hommes de renfort, promis par Joubert.

Ces dispositions prises, il attendit de pied ferme l'ennemi, dont il pouvait suivre tous les mouvements du haut de sa position de Civita-Castellana, où il se tenait avec une réserve d'un millier d'hommes, pour se porter où besoin serait.

Par bonheur, au lieu de poursuivre sans relâche Championnet avec sa nombreuse et magnifique cavalerie napolitaine, Mack perdit trois jours à Rome et trois ou quatre autres jours à réunir toutes ses forces, c'est-à-dire quarante mille hommes, pour marcher sur Civita-Castellana.

Enfin le générai Mack divisa son armée en cinq colonnes et se mit en marche.

Au dire des stratégistes, voici ce que Mack eut dû faire :

Il eût dû appeler par Pérouse le corps du général Naselli, conduit et escorté à Livourne par Nelson ; il eût dû conduire les principales forces de son armée, sur la gauche du Tibre et camper à Terni ; il eût dû enfin attaquer avec des forces sextuples la petite troupe de Macdonald, qui, pris entre les sept mille hommes de Naselli et trente ou trente-cinq mille hommes que Mack eût gardés dans sa main, n'eût pu résister à cette double attaque ; mais, au contraire, il dissémina ses forces en s'avançant sur cinq colonnes, et laissa libre la route de Pérouse.

Il est vrai que les populations environnantes, c'est-à-dire celles de Riéti, d'Otricoli et de Viterbe, excitées par les proclamations du roi Ferdinand, s'étaient révoltées et que de toutes parts on les sentait prêtes à seconder les mouvements du général Mack.

Celui-ci s'avança, précédé d'une proclamation ridicule à force de barbarie. Championnet, en abandonnant Rome, avait laissé dans les hôpitaux trois cents malades qu'il avait recommandés à l'honneur et à l'humanité du général ennemi ; mais, averti par une dépêche du roi Ferdinand, de la sortie qu'avait faite la garnison du château Saint-Ange et de la façon dont les deux consuls, prêts à être pendus, avaient été enlevés au pied même de l'échafaud, Mack rédigea un manifeste dans lequel il déclarait à Championnet que, s'il n'abandonnait pas sa position de Civita-Castellana, et s'il osait s'y défendre, les trois cents malades, abandonnés dans les hôpitaux romains, répondraient tête pour tête des soldats qu'il perdrait dans le combat et seraient livrés à la juste indignation du peuple romain ; ce qui voulait dire qu'ils seraient mis en morceaux par la populace du Transtevère.

La veille du jour où l'on aperçut les têtes de colonne des Napolitains, ces manifestes furent apportés aux avant-postes français par des paysans ; ils tombèrent entre les mains de Macdonald.

Cette nature loyale en fut exaspérée.

Macdonald prit la plume et écrivit au général Mack :

« Monsieur le général,

» J'ai reçu le manifeste ; prenez garde ! les républicains ne sont point des assassins ; mais je vous déclare, de mon côté, que la mort violente d'un seul malade des hôpitaux romains sera la condamnation à mort de toute l'armée napolitaine, et que je donnerai l'ordre à mes soldats de ne point faire de prisonniers.

» Votre lettre, dans une heure, sera connue de toute l'armée, où vos menaces exciteront une indignation et une horreur qui ne pourront être surpassées que par le mépris qu'inspirera celui qui les a faites.

» MACDONALD. »

Et, en effet, à l'instant même, Macdonald distribua une douzaine de ces manifestes et les fit lire par les chefs de corps à leurs hommes, tandis que lui, montant à cheval, se rendait au galop à Civita-Castellana pour communiquer cette proclamation au général Championnet et lui demander ses ordres.

Il trouva le général sur le magnifique pont à double arcade jeté sur le Rio-Maggiore, et bâti en 1712 par le cardinal Imperiali ; il tenait sa lunette de campagne à la main, examinait les approches de la ville, et faisait prendre par son secrétaire des notes sur une carte militaire.

En voyant venir à lui, au grand galop de son cheval, Macdonald pâle et agité :

– Général, lui dit-il à distance, j'ai cru que vous m'apportiez des nouvelles de l'ennemi ; mais, maintenant, je vois que je me trompe ; car, en ce cas, vous seriez calme et non agité.

– J'en apporte, cependant, général, dit Macdonald en sautant à bas de son cheval ; les voici !

Et il lui présenta le manifeste.

Championnet le lut sans le moindre signe de colère, mais seulement en haussant les épaules.

– Ne connaissez-vous pas l'homme auquel nous avons affaire ? dit-il. Et qu'avez-vous répondu à cela ?

– J'ai d'abord donné l'ordre de lire le manifeste dans l'armée.

– Vous avez bien fait ; il est bon que le soldat connaisse son ennemi, et il est encore mieux qu'il le méprise ; mais ce n'est point le tout ; vous avez répliqué au général Mack, à ce que je présume ?

– Oui, que chaque prisonnier napolitain répondrait à son tour tête pour tête pour les Français malades à Rome.

– Cette fois, vous avez eu tort.

– Tort ?

Championnet regarda Macdonald avec une douceur infinie, et, lui posant la main sur l'épaule :

– Ami, lui dit-il, ce n'est point avec des représailles sanglantes que les républicains doivent répondre à leurs ennemis ; les rois ne sont que trop disposés à nous calomnier, ne leur donnons pas même l'occasion de médire. Redescendez vers vos hommes, Macdonald, et lisez-leur l'ordre du jour que je vais vous donner.

Et, se tournant vers son secrétaire, il lui dicta l'ordre du jour suivant, que celui-ci écrivit au crayon :

« Ordre du jour du général Championnet avant la bataille de Civita-Castellana. »

– C'est ainsi, interrompit Championnet, que s'appellera la bataille que vous gagnerez demain, Macdonald.

Et il continua :

« Tout soldat napolitain prisonnier sera traité avec l'humanité et la douceur ordinaires des républicains envers les vaincus.

» Tout soldat qui se permettrait un mauvais traitement quelconque envers un prisonnier désarmé, sera sévèrement puni.

» Les généraux seront responsables de l'exécution de ces deux ordres... »

Championnet prenait le crayon pour signer, lorsqu'un chasseur à cheval, couvert de boue, blessé au front, apparut à l'extrémité du pont, et, venant droit à Championnet :

– Mon général, dit-il, les Napolitains ont surpris un avant-poste de cinquante hommes à Baccano, et les ont tous égorgés dans le corps de garde ; et, de crainte que quelque blessé ne survécût et ne se sauvât, ils ont mis le feu au bâtiment, qui s'est écroulé sur les nôtres, au milieu des insultes des royaux et des cris de joie de la population.

– Eh bien, général, dit Macdonald triomphant, que pensez-vous de la conduite de nos ennemis ?

– Qu'elle fera d'autant mieux ressortir la nôtre, Macdonald.

Et il signa.

Puis, comme Macdonald paraissait désapprouver cette modération :

– Croyez-moi, lui dit Championnet, c'est ainsi que la civilisation doit répondre à la barbarie. Allez, Macdonald ; je vous prie, comme votre ami, de faire publier cet ordre du jour à l'instant même, et, au besoin, comme votre général, je vous l'ordonne.

Macdonald resta un moment muet et comme hésitant ; puis, tout à coup, jetant ses bras autour du cou de Championnet et l'embrassant :

– Dieu sera avec vous demain, mon cher général, lui dit-il ; car vous êtes en même temps la justice, le courage et la bonté.

Et, se remettant en selle, il redescendit vers ses hommes, les fit mettre en ligne, et, passant sur le front de cette ligne, il leur lut l'ordre du jour du général Championnet, qui excita des transports d'enthousiasme.

C'étaient les derniers beaux jours de la République ; nos soldats avaient encore quelques-uns de ces grands sentiments humanitaires, brises suprêmes, haleines affaiblies du souffle révolutionnaire de 1789, qui devaient plus tard se fondre dans l'admiration et le dévouement pour un seul homme ; ils restèrent aussi grands, ils furent moins bons.

Championnet envoya aussitôt des courriers à Lemoine et à Casabianca pour leur annoncer qu'ils seraient, selon toute probabilité, attaqués le lendemain, et leur ordonner, s'ils étaient forcés, de lui expédier des courriers à l'instant même, afin qu'il pût prendre ses mesures. Lahure, de son côté, reçut avis de ce qui s'était passé à Baccano, par ce même chasseur qui avait échappé au massacre, et qui, tout sanglant encore du combat de la veille, demandait à être un des premiers au combat du lendemain, pour venger ses camarades et se venger lui-même.

Vers trois heures de l'après-midi, Championnet descendit de Civita-Castellana, commença par visiter les avant-postes du chef de brigade Lahure, puis le corps d'armée de Macdonald ; il se mêla aux soldats en leur rappelant qu'ils étaient les hommes d'Arcole et de Rivoli, et qu'ils avaient l'habitude de combattre un contre trois ; que combattre un contre quatre était, par conséquent, une nouveauté qui ne devait pas les effrayer.

Puis il commenta son ordre du jour et celui du général Mack ; il leur dit que le soldat républicain, propagateur de l'idée révolutionnaire, était un apôtre armé, tandis que les soldats du despotisme n'étaient que des mercenaires sans convictions ; il leur demanda s'ils aimaient la patrie et s'ils regardaient la liberté comme le but des efforts de toute nation intelligente, et si, avec cette double conviction qui avait failli faire triompher les trois cents Spartiates de l'immense armée de Xerxès, ils pensaient que dix mille Français pussent être vaincus par quarante mille Napolitains.

Et, à cette harangue paternelle, qui fut comprise de tous, parce que Championnet n'employa ni grandes paroles, ni métaphores, tous sourirent et se contentèrent de demander si l'on ne manquerait pas de munition.

Et, sur l'assurance de Championnet qu'il n'y avait rien de pareil à craindre :

– Tout ira bien, répondirent-ils.

Le soir, Championnet fit distribuer un baril de vin de Montefiascone par compagnie, c'est-à-dire une demi-bouteille de vin à peu près par homme ; d'excellent pain frais cuit sous ses yeux à Civita-Castellana, et une ration de viande d'une demi-livre : C'était un repas de sybarites, pour ces hommes qui, depuis trois mois, manquaient de tout, et dont la solde était arriérée depuis six.

Puis il fit recommander, non-seulement aux chefs, mais encore aux soldats, la plus grande vigilance.

Le soir, de grands feux s'allumèrent dans les bivacs français, et les musiques des régiments jouèrent la Marseillaise et le Chant du départ.

Les populations, naturellement ennemies, regardaient avec étonnement, de leurs villages cachés dans les plis des montagnes, comme autant d'embuscades, ces hommes qui allaient combattre et probablement mourir le lendemain, et qui se préparaient au combat et à la mort par des chants et par des fêtes. Pour ceux-là mêmes qui ne comprenaient pas, le spectacle était grand.

La nuit s'écoula sans alarmes ; mais le soleil, en se levant, éclaira toute l'armée du général Mack, s'avançant sur trois colonnes ; une quatrième, qui marchait sur Terni sans être vue, pouvait être soupçonnée au nuage de poussière qu'elle soulevait à l'horizon ; enfin, une cinquième, qui était partie dès la veille au soir de Baccano pour Ascoli, était invisible.

Les trois colonnes restées sous la main de Mack montaient à trente mille hommes, à peu près ; six mille devaient attaquer nos avant-postes à l'extrême gauche ; quatre mille devaient occuper le village de Vignanello, qui dominait tout le champ de bataille ; enfin, la masse la plus forte, celle qui était composée de vingt mille hommes, et qui était commandée par Mack en personne, devait attaquer Macdonald et ses sept mille hommes.

Championnet avait échelonné sa réserve sur les rampes de la montagne, au sommet de laquelle il se tenait lui-même, sa lunette à la main.

Ses officiers d'ordonnance l'entouraient, prêts à porter ses ordres partout où besoin serait.

Ce fut le chef de brigade Lahure qui essuya le premier feu.

Il avait fait placer ses hommes en avant du village de Regnano, dont il avait fait créneler les premières maisons.

Les soldats qui attaquaient Lahure étaient ceux-là mêmes qui, la veille, à Baccano, avaient massacré les prisonniers. Mack leur avait fait boire du sang, comme on fait aux tigres, pour les rendre non plus courageux, mais plus féroces.

Ils abordèrent vigoureusement la position ; mais il y avait dans l'armée française des traditions sur le courage des troupes napolitaines qui n'en faisaient pas un fantôme bien effrayant pour nos soldats ; Lahure, avec sa 15e brigade, c'est-à-dire avec un millier d'hommes repoussa cette première attaque au grand étonnement des Napolitains, qui revinrent à la charge avec acharnement et furent repoussés une seconde fois.

Voyant cela, le chevalier Micheroux, qui commandait la colonne ennemie, fit approcher de l'artillerie et foudroya les premières maisons, où étaient embusqués nos tirailleurs ; ces maisons s'écroulèrent bientôt, laissant leurs défenseurs sans abri. Il y eut un moment de trouble dont le général napolitain profita pour faire avancer une colonne d'attaque de trois mille hommes qui se rua sur le village et l'emporta.

Mais, de l'autre côté, Lahure avait reformé sa petite troupe derrière un pli de terrain, de sorte qu'au moment où les Napolitains débouchaient du village, ils furent assaillis par un feu si violent, que ce fut à leur tour de rétrograder.

Alors, Micheroux fit attaquer les Français par trois colonnes, une de trois mille hommes qui continua d'avancer par la principale rue du village, deux de quinze cents qui le contournèrent.

Lahure attendit bravement l'ennemi derrière le retranchement naturel où il était embusqué et ne permit à ses soldats de faire feu qu'à bout portant ; ses soldats obéirent à la lettre ; mais les masses napolitaines étaient si profondes, qu'elles continuèrent d'avancer, les dernières files poussant les premières. Lahure vit qu'il allait être forcé ; il ordonna à ses hommes de se former en carré et de se retirer pas à pas sur Civita-Castellana.

La manœuvre s'exécuta comme à la parade ; trois bataillons carrés se formèrent à l'instant même sous le feu des Napolitains et soutinrent, sans se rompre, plusieurs charges très-brillantes de cavalerie.

Championnet, du haut de son rocher, suivait cette magnifique défense ; il vit Lahure battre en retraite jusqu'au pont de Civita-Castellana ; mais, en même temps, il s'aperçut que cette poursuite avait mis le désordre dans les rangs des Napolitains ; il envoya aussitôt un officier d'ordonnance au brave chef de la 45e demi-brigade pour lui dire de reprendre l'offensive, et qu'il lui envoyait, pour seconder ce mouvement, cinq cents hommes de renfort. Lahure fit aussitôt courir la nouvelle dans les rangs des soldats, qui la reçurent aux cris de « Vive la République ! » et qui, voyant arriver le renfort promis au pas de course et la baïonnette en avant, entendant les tambours battre la charge, s'élancèrent avec une telle impétuosité sur les Napolitains, que ceux-ci, qui ne s'attendaient point à cette attaque, croyant déjà être vainqueurs, s'étonnèrent d'abord, puis, après un moment d'hésitation, rompirent leurs rangs et s'enfuirent.

Lahure les poursuivit, leur fit cinq cents prisonniers, leur tua sept ou huit cents hommes, leur prit deux drapeaux, les quatre pièces de canon avec lesquelles ils avaient abattu les maisons crénelées, et rentra en vainqueur dans Regnano, où il reprit la position qu'il avait avant la bataille.

Pendant ce temps, le chef de la 3e colonne, qui formait la droite de l'attaque principale, et qui s'était emparé de Vignanello, voyant venir le général Maurice Mathieu avec une colonne de deux tiers moins forte que la sienne, ordonna à ses hommes de se porter en avant du village, d'y établir une batterie de quatre pièces de canon et d'attaquer les Français ; l'ordre fut exécuté. Mais le général Maurice Mathieu donna un tel élan à ses troupes, que, quoique fatiguées par une marche forcée qu'elles avaient faite la veille, il commença par repousser l'ennemi, puis le chargea si vigoureusement à son tour, qu'il fut obligé de se réfugier dans Vignanello, et cela avec tant de rapidité et de confusion, que les canonniers n'eurent pas le temps de réatteler leurs pièces, qui ne tirèrent qu'une volée, et les laissèrent avec leurs fourgons entre les mains d'une cinquantaine de dragons qui formaient toute la cavalerie du général Maurice Mathieu ; celui-ci ordonna de tourner les quatre pièces sur le village, dont les habitants avaient pris parti pour les Napolitains et venaient de faire feu sur les Français, annonçant qu'il allait ruiner le village et passer au fil de l'épée paysans et Napolitains, si ces derniers ne l'évacuaient pas à l'instant même.

Effrayés de la menace, les Napolitains évacuèrent Vignanello, et, poursuivis la baïonnette dans les reins, ne s'arrêtèrent qu'à Borghetto.

Ils perdirent cinq cents hommes tués, cinq cents prisonniers, un drapeau et les quatre pièces de canon, qui restèrent entre nos mains.

L'attaque du centre était plus grave, Mack y commandait en personne et y conduisait trente mille hommes.

L'avant-garde de Macdonald, placée entre Otricoli et Cantalupo, était commandée par le général Duhesme, passé récemment de l'armée du Rhin à celle de Rome. On sait la rivalité qui existait entre l'armée du Rhin et celle d'Italie, fière d'avoir combattu sous les yeux de Bonaparte et d'avoir remporté des victoires plus retentissantes que sa rivale. Duhesme voulut montrer du premier coup aux soldats du Tessin et du Mincio qu'il était digne de les commander : il ordonna, au lieu d'attendre l'attaque, à deux bataillons du 15e léger et du 11e de ligne, de charger tête baissée la colonne qui s'avançait contre eux ; il fit manœuvrer sur le flanc droit de l'ennemi deux petites pièces d'artillerie légère, se mit lui-même à la tête de trois escadrons du 19e de chasseurs à cheval, et attaqua l'ennemi au moment où celui-ci croyait l'attaquer. Prise ainsi à l'improviste, l'avant-garde napolitaine fut vigoureusement refoulée sur le corps d'armée. En voyant cette petite troupe perdue et presque engloutie dans les flots des Napolitains, Macdonald ordonna à deux mille hommes de soutenir l'avant-garde ; ces deux mille hommes s'élancèrent au pas de charge et achevèrent de mettre en désordre la première colonne, qui se replia sur la seconde, forte de dix à douze mille hommes.

Dans son mouvement rétrograde, la colonne napolitaine avait abandonné deux pièces de canon que l'on venait de mettre en batterie et qui ne tirèrent même pas, six caissons de munitions, deux drapeaux et six cents prisonniers. Cinq ou six cents Napolitains morts ou blessés restèrent dans l'espace vide qui s'allongea du point dont l'avant-garde française était partie jusqu'à celui où elle était parvenue ; mais cet espace ne resta pas longtemps vide ; car Duhesme et ses hommes, forcés de se mettre en retraite devant la deuxième colonne, inquiétés sur leurs flancs par les débris de l'avant-garde, qui s'étaient ralliés, et par des nuées de paysans combattant en tirailleurs, reculaient pas à pas, mais enfin reculaient.

Macdonald envoya un aide de camp à Duhesme, pour lui dire de revenir à sa première position, de faire halte, de se former en bataillons carrés et de recevoir l'ennemi sur ses baïonnettes ; en même temps, il ordonna à une batterie de quatre pièces de canon, placée sur un petit mamelon qui prenait les Napolitains en écharpe, de commencer son feu, et lui-même, avec le reste de sa troupe, c'est-à-dire avec cinq mille hommes à peu près, divisés en deux colonnes d'attaque, passant à la droite et à la gauche du bataillon carré de Duhesme, chargea comme un simple colonel.

Championnet, dominant l'immense échiquier, oubliait sa propre responsabilité pour suivre Macdonald, qu'il aimait comme un frère ; il le voyait, avec un serrement de cœur dont il n'était pas le maître, général et soldat tout à la fois, commander et combattre avec ce calme qui était le caractère distinctif du courage de Macdonald, courage qui, dix ans plus tard, se produisant à Wagram, étonna l'empereur, lequel pourtant se connaissait en courage. Il eût voulu être derrière lui afin de lui crier de s'arrêter, d'être plus ménager de la vie de ses hommes et de la sienne, et, malgré lui, il était obligé d'admirer, et de battre des mains à cette intrépidité. Championnet cependant se demandait s'il ne devait pas lui envoyer un officier d'ordonnance pour l'inviter à battre en retraite, ramener sur les flancs des Napolitains, Lahure d'un côté et Maurice Mathieu de l'autre, lorsqu'il vit que Macdonald commençait de lui-même à opérer cette retraite ; en même temps, pour la faciliter, Duhesme se reformait en colonne et poussait une pointe vigoureuse au centre de cette masse, la heurtant d'un choc si vigoureux, qu'il la forçait à reculer. Macdonald, dégagé, se formait à son tour en bataillons carrés, et semblait se faire un jeu d'attendre à cinquante pas les charges de la cavalerie napolitaine et d'accumuler sur les deux faces par lesquelles il était attaqué les cadavres des hommes et des chevaux. Duhesme, qui ne voulait rien autre chose que dégager son chef, s'était reformé de colonne en carré, et le champ de bataille offrait l'aspect de trente mille hommes assiégeant six redoutes vivantes, composées de douze cents hommes chacune et vomissant des torrents de feu.

Mack, voyant qu'il avait affaire à un ennemi impossible à forcer, résolut d'utiliser sa nombreuse artillerie ; il fit, sur deux points dominant le champ de bataille, établir deux batteries de vingt pièces chacune, dont les feux croisés battaient diagonalement les carrés, tandis que dix autres pièces attaquaient particulièrement de face celui de Duhesme, qui formait le centre, dans le but, s'il parvenait à l'éventrer, d'y lancer une formidable colonne qu'il tenait prête pour couper en deux le centre de l'armée républicaine.

Championnet voyait avec inquiétude l'affaire tourner à une bataille contre laquelle le courage ni le génie ne pourraient rien ; il sondait du regard les masses profondes de Mack, qui ondoyaient à l'horizon, quand tout à coup, en portant les yeux à sa gauche, il vit, vers Riéti, étinceler des armes au milieu d'un tourbillon de poussière qui s'avançait rapidement ; il crut que c'était un nouveau renfort qui arrivait à Mack, les troupes envoyées par lui la veille à Ascoli peut-être, qui se ralliaient au canon, lorsqu'en se retournant pour demander l'avis d'un de ses officiers d'ordonnance nommé Villeneuve, et renommé pour son excellente vue, il aperçut du côté diamétralement opposé, c'est-à-dire sur la route de Viterbe, un second corps, qui lui parut plus considérable encore que le premier et qui s'acheminait vers le champ de bataille avec une égale diligence. On eût dit que ces deux corps, quels qu'ils fussent, s'étaient donné le mot pour arriver chacun de son côté, à la même heure, presque à la même minute, pour prendre part à la même affaire.

Serait-ce le corps du général Naselli qui arriverait de Florence, et Mack serait-il un général plus habile qu'on ne l'aurait cru ?

Tout à coup, l'aide de camp Villeneuve poussa un cri de joie, et, tendant les mains vers les flots de poussière que soulevait sur la route de Viterbe, entre Ronciglione et Monterosso, cette nombreuse troupe de soldats :

– Général, dit-il, le drapeau tricolore !

– Ah ! s'écria Championnet, ce sont les nôtres ; Joubert m'a tenu parole.

Puis, reportant les yeux sur l'autre troupe qui arrivait de Riéti :

– Oh ! morbleu ! dit-il, ce serait trop de chance !

Les yeux de tous ceux qui entouraient le général se portèrent sur le point qu'il désignait du doigt, et un seul cri retentit, s'échappant de toutes les bouches :

– Le drapeau tricolore ! le drapeau tricolore !

– C'est Pignatelli et la légion romaine, c'est Kniasewitch et ses Polonais, ses dragons et ses chasseurs à cheval ! c'est la victoire enfin !

Alors, étendant, avec un geste d'une merveilleuse grandeur, sa main vers Rome :

– Roi Ferdinand, s'écria le général républicain, tu peux maintenant, comme Richard III, offrir ta couronne pour un cheval.

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