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Chapitre IV
La fête de la peur

Nous avons vu, au coup de canon tiré à bord du Van-Guard, presque aussi mutilé que son maître, au pavillon britannique hissé à sa corne, nous avons vu que Nelson avait reconnu le royal cortège qui venait au-devant de lui.

La galère capitane n'avait rien eu à hisser : depuis Naples, les couleurs d'Angleterre, mêlées à celles des Deux-Siciles, flottaient à ses mâts.

Lorsque les deux bâtiments ne furent plus qu'à une encablure l'un de l'autre, la musique de la galère fit entendre le God save the king, auquel les matelots du Van-Guard, montés sur les vergues, répondirent par trois hourras poussés avec la régularité que les Anglais apportent dans cette officielle démonstration.

Nelson ordonna de mettre en panne afin de laisser arriver la galère côte à côte du Van-Guard, fit abattre l'escalier de tribord, c'est-à-dire l'escalier d'honneur, et attendit au haut de cet escalier, la tête découverte et le chapeau à la main.

Tous les matelots et tous les soldats de marine, même ceux qui, pâles et souffrants, étaient encore mal guéris de leurs blessures furent appelés sur le pont et, rangés sur une triple file, présentèrent les armes.

Nelson s'attendait à voir monter à son bord le roi, puis la reine, puis le prince royal, c'est-à-dire à recevoir les illustres visiteurs selon toutes les règles de l'étiquette ; mais, par une séduction toute féminine, – et Nelson, dans une lettre à sa femme, consigne ce fait, – la reine poussa la belle Emma, qui, rougissant d'être en cette occasion plus que la reine, monta l'escalier, et, soit émotion réelle, soit comédie bien jouée, en revoyant Nelson avec une blessure de plus, le front ceint d'un bandeau noir, pâle du sang perdu, jeta un cri, pâlit elle-même, et, près de s'évanouir, s'affaissa sur la poitrine du héros en murmurant :

– ô grand, ô cher Nelson !

Nelson laissa tomber son chapeau, et, avec un cri de joyeux étonnement, l'enveloppa de son bras unique, et, en la soutenant, la pressa convulsivement contre son cœur.

Dans l'extase profonde où le jeta cet incident inattendu, il y eut un instant, pour Nelson, oubli du monde entier et perception ineffable de toutes les joies, sinon du ciel des chrétiens, au moins du paradis de Mahomet.

Lorsqu'il revint à lui, le roi, la reine et toute la cour étaient à son bord, et la scène se généralisa.

Le roi Ferdinand lui prit la main, l'appela le libérateur du monde ; il lui tendit la magnifique épée dont il lui faisait don, et à la poignée de laquelle, avec le grand cordon du Mérite de Saint-Ferdinand, que le roi venait de créer, était suspendu le brevet de duc de Bronte, flatterie toute féminine trouvée par la reine, titre équivalent à celui de duc du Tonnerre, Bronte étant un des trois cyclopes qui forgeaient, dans les cavernes flamboyantes de l'Etna, la foudre de Jupiter.

Puis vint la reine, qui l'appela son ami, le protecteur des trônes, le vengeur des rois, et qui, réunissant dans les siennes la main de Nelson à celle d'Emma Lyonna, serra leurs deux mains réunies.

Les autres vinrent à leur tour : princes héréditaires, princesses royales, ministres, courtisans ; mais qu'étaient leurs louanges et leurs caresses pour Nelson, près des louanges et des caresses du roi et de la reine, près d'un serrement de main d'Emma Lyonna ! Il fut convenu que Nelson descendrait à bord de la galère capitane, qui, grâce à ses vingt-quatre rameurs, devait marcher plus vite qu'un bâtiment à voiles ; mais, avant tout, Emma lui demanda, au nom de la reine, de visiter dans tous ses détails ce glorieux Van-Guard, sur lequel les boulets français avaient creusé de glorieuses blessures qui, pareilles à celle de son commandant, n'étaient pas encore fermées.

Nelson fit les honneurs de son vaisseau avec l'orgueil d'un marin, et, pendant toute cette visite, lady Hamilton fut appuyée à son bras, lui faisant raconter au roi et à la reine tous les détails du combat du 1er août, et le forçant à parler de lui-même.

Le roi, de ses mains, ceignit Nelson de l'épée de Louis XIV ; la reine lui remit le brevet de duc de Bronte ; Emma lui passa au cou le grand cordon de Saint-Ferdinand, opération pendant laquelle elle ne put empêcher ses beaux cheveux parfumés d'effleurer le visage du bienheureux Nelson.

Il était deux heures de l'après-midi, il fallait trois heures à peu près pour regagner Naples. Nelson remit le commandement du Van-Guard à Henry, son capitaine de pavillon, et, au bruit de la musique et de l'artillerie, descendit dans la galère royale, qui, légère comme un oiseau de mer, se détacha des flancs du colosse et glissa gracieusement à la surface de la mer.

C'était à l'amiral Caracciolo à faire à son tour les honneurs du bâtiment ; Nelson et lui étaient de vieilles connaissances : ils s'étaient vus au siège de Toulon, ils avaient combattu tous deux les Français, et le courage et l'habileté qu'avait déployés Caracciolo dans ce combat, lui avaient, malgré le mauvais résultat de la campagne, valu, à son retour, le grade d'amiral, qui le faisait, en tous points, l'égal de Nelson, sur lequel lui restait l'avantage de la naissance et d'une illustration historique de trois siècles.

Ce petit détail explique la nuance de froideur qu'il y eut dans le salut qu'échangèrent les deux amiraux et l'espèce de hâte avec laquelle François Caracciolo reprit sur le banc de quart son poste de commandement.

Quant à Nelson, la reine le força à s'asseoir près d'elle, sous la tente de pourpre de la galère, déclarant que les autres hommes pouvaient devenir ce qu'ils voudraient, mais que l'amiral lui appartenait sans partage, à elle et à son amie. Sur quoi, selon son habitude, Emma prit place aux pieds de la reine.

Pendant ce temps, sir William Hamilton, qui, en sa qualité de savant, connaissait mieux l'histoire de Naples que le roi lui-même, expliquait à Ferdinand comment l'île de Capri, devant laquelle on passait en ce moment, avait été achetée aux Napolitains ou plutôt échangée contre celle d'Ischia par Auguste, qui avait remarqué qu'au moment où il abordait dans cette île, les branches d'un vieux chêne, desséchées et courbées vers la terre, s'étaient relevées et avaient reverdi.

Le roi écouta sir William Hamilton avec la plus grande attention ; puis, quand il eut fini :

– Mon cher ambassadeur, lui dit-il, depuis trois jours, le passage des cailles est commencé ; si vous voulez, dans une semaine, nous viendrons faire une chasse à Capri : nous en trouverons des milliers.

L'ambassadeur, qui était grand chasseur lui-même et qui devait à cette qualité surtout la haute faveur dont il jouissait près du roi, s'inclina en signe d'assentiment et garda pour une meilleure occasion une savante dissertation archéologique sur Tibère, ses douze villas et la probabilité que la Grotte d'azur était connue des anciens, mais n'avait point alors la magique couleur qui la décore aujourd'hui et qu'elle doit au changement de niveau de la mer, qui, pendant les dix-huit siècles écoulés de Tibère jusqu'à nous, s'est élevé de cinq ou six pieds.

Pendant ce temps, les commandants des quatre forts de Naples avaient leurs longues-vues fixées sur la flottille royale, et particulièrement sur la galère capitane, et, quand ils virent celle-ci virer de bord et mettre le cap sur Naples, jugeant que Nelson y était descendu, ils ordonnèrent un immense salut de cent un coups de canon, le plus honorable de tous, puisque c'est le même que celui qui se fait entendre lorsqu'un héritier naît à la couronne.

Au bout d'un quart d'heure, les salves s'arrêtèrent, mais pour recommencer au moment où la flottille, toujours guidée par la galère royale, rentra dans le port militaire.

Au pied de la pente conduisant au château, les voitures de la cour et celles de l'ambassade d'Angleterre attendaient, les voitures de l'ambassade rivalisant de luxe avec les voitures royales. Il avait été convenu que, ce jour-là, le roi et la reine des Deux-Siciles cédaient tous leurs droits à sir William et à lady Hamilton, que Nelson descendrait à l'ambassade d'Angleterre, et que c'était l'ambassadeur d'Angleterre qui donnerait le dîner et la fête qui en était la suite.

Quant à la ville de Naples, elle devait s'unir à cette fête par ses illuminations et ses feux d'artifice.

Avant de mettre pied à terre, lady Hamilton s'avança vers l'amiral Caracciolo, et, de sa voix la plus douce et avec sa figure la plus gracieuse :

– La fête que nous donnons à notre illustre compatriote serait incomplète, dit-elle, si le seul homme de mer qui puisse rivaliser avec lui ne se joignait point à nous, pour célébrer sa victoire et porter un toast à la grandeur de l'Angleterre, au bonheur des Deux-Siciles et à l'abaissement de cette orgueilleuse république française qui a osé déclarer la guerre aux rois. Ce toast, nous l'avons réservé à l'homme qui a si courageusement combattu à Toulon, à l'amiral Caracciolo.

Caracciolo s'inclina courtoisement mais gravement.

– Milady, dit-il, je regrette sincèrement de ne pouvoir accepter comme votre hôte la glorieuse part que vous me réserviez ; mais autant la journée a été belle, autant la nuit menace d'être orageuse.

Emma Lyonna parcourut l'horizon d'un seul regard ; à part quelques légers nuages accourant du côté de Procida, l'azur du ciel était aussi limpide que celui de ses yeux.

Elle sourit.

– Vous doutez de mes paroles, milady, reprit Caracciolo ; mais l'homme qui a passé les deux tiers de sa vie sur cette mer capricieuse que l'on appelle la Méditerranée, connaît tous les secrets de l'atmosphère. Voyez-vous ces légères vapeurs qui glissent au ciel et qui s'approchent rapidement de nous, elles indiquent que le vent, qui était nord-ouest, tourne à l'ouest. Vers dix heures du soir, il soufflera du midi, c'est à dire qu'il fera sirocco ; le port de Naples est ouvert à tous les vents et particulièrement à celui-là ; je dois donc veiller à l'ancrage des bâtiments de Sa Majesté Britannique, qui, déjà fort maltraités par la bataille, pourraient ne pas avoir conservé assez de forces pour résister à la tempête. Ce que nous avons fait aujourd'hui, milady, c'est une belle et bonne déclaration de guerre à la France, et les Français sont à Rome, c'est-à-dire à cinq journées de nous. Croyez-moi, d'ici à peu de jours, nous aurons besoin que nos deux flottes soient en bon état.

Lady Hamilton fît un léger mouvement de tête qui ressemblait à une contraction.

– Prince dit-elle, j'accepte votre excuse, qui prouve une si grande sollicitude pour les intérêts de Leurs Majestés Britannique et Sicilienne ; mais, tout au moins, nous espérons voir au bal votre charmante nièce, Cecilia Caracciolo, qui, du reste, n'aurait pas d'excuse, ayant été prévenue que nous comptions sur elle le jour même où nous avons reçu la lettre de l'amiral Nelson.

– Eh ! justement, madame, voilà ce qui me restait à vous dire. Depuis quelques jours, sa mère, ma belle-sœur, est tellement souffrante, que, ce matin, avant de partir, j'ai reçu une lettre de la pauvre Cecilia, laquelle m'exprime tous ses regrets de ne pouvoir prendre sa part de votre fête ; elle me chargeait, en outre, de présenter ses excuses à Votre Seigneurie, et c'est ce que j'ai l'honneur de faire en ce moment.

Pendant ces quelques paroles échangées entre lady Hamilton et François Caracciolo, la reine s'était approchée, avait écouté, avait entendu, et, comprenant le motif du double refus de l'austère Napolitain, son front s'était plissé, sa lèvre inférieure s'était allongée et une légère pâleur avait envahi son visage.

– Prenez garde, prince ! dit la reine d'une voix stridente et avec un sourire menaçant comme ces légers nuages que l'amiral avait fait remarquer à lady Hamilton, et qui annonçaient l'approche de la tempête ; prenez garde ! les seules personnes qui seront venues à la fête de lady Hamilton seront invitées aux fêtes de la cour.

– Hélas ! madame, répondit Caracciolo sans que sa sérénité parût le moins du monde altérée par cette menace, l'indisposition de ma pauvre belle-sœur est tellement grave, que, les fêtes données par Votre Majesté à Sa Seigneurie milord Nelson durassent-elles un mois, elle ne pourra y assister, ni ma nièce par conséquent, puisqu'une jeune fille de son âge et de son nom ne peut, même chez la reine, paraître séparée de sa mère.

– C'est bien, monsieur, répondit la reine incapable de se contenir ; en temps et lieu, nous nous souviendrons de ce refus.

Et, prenant le bras de lady Hamilton :

– Venez, chère Emma, dit-elle.

Puis, à demi-voix :

– Oh ! ces Napolitains ! ces Napolitains ! murmura-t-elle, ils me haïssent, je le sais bien ; mais je ne suis pas en arrière avec eux : moi, je les exècre !

Et elle s'avança d'un pas rapide vers l'escalier de tribord, mais point si rapide cependant que l'amiral Caracciolo ne l'y devançât.

Un signe de lui fît éclater la musique en brillantes fanfares ; les canons tonnèrent de nouveau, les cloches s'ébranlèrent toutes à la fois, et la reine, la rage dans le cœur, et Emma, la honte sur le front, descendirent au milieu de toutes les apparences extérieures de la joie et du triomphe.

Le roi, la reine, Emma Lyonna, Nelson montèrent dans la première voiture ; le prince, la princesse royale, sir William Hamilton et le ministre Jean Acton, dans la seconde ; tous les autres, à leur choix, dans les voitures de suite.

On se rendit d'abord et directement à l'église Sainte-Claire, afin d'y entendre un Te Deum d'action de grâces. En leur qualité d'hérétiques, Horace Nelson, sir William et Emma Lyonna se fussent volontiers passés de cette cérémonie ; mais le roi était trop bon chrétien, surtout quand il avait peur, pour permettre qu'on l'oubliât.

Le Te Deum était chanté par monseigneur Capece Zurlo, archevêque de Naples, excellent homme auquel, au point de vue du roi et de la reine des Deux-Siciles, on ne pouvait reprocher qu'une trop grande tendance vers les idées libérales ; il était assisté, dans l'accomplissement de ce triomphant office, par une autre sommité ecclésiastique, par le cardinal Fabrizio Ruffo, lequel n'était encore, à cette époque, connu que par les scandales de sa vie publique et privée.

Aussi, tout le temps que dura le Te Deum, fut-il employé par sir William Hamilton, aussi grand collecteur d'anecdotes scandaleuses que de curiosités archéologiques, à mettre lord Nelson au courant des aventures de l'illustre porporato.

Voici, au reste, ce qu'il lui apprit et ce qu'il est important que nos lecteurs sachent sur cet homme, destiné à jouer un si grand rôle dans le cours des événements que nous avons à raconter.

Un proverbe italien destiné à glorifier les grandes familles et à constater leur ancienneté historique dit : « Les apôtres à Venise, les Bourbons en France, les Colonna à Rome, les San-Severini à Naples, les Ruffo en Calabre.

Le cardinal Fabrizio Ruffo appartenait à cette illustre famille.

Un soufflet donné par lui, dans son enfance, au bel Ange Braschi, lequel, plus tard, devint pape sous le nom de Pie VI, fut la source de sa fortune.

Il était neveu du cardinal Tommaso Ruffo, doyen du sacré collège. Un jour, Braschi, alors trésorier de Sa Sainteté, prit sur ses genoux l'enfant de son protecteur, et, comme le petit Ruffo voulait jouer avec les beaux cheveux blonds du trésorier et que celui-ci, en relevant la tête, lui faisait éprouver un supplice pareil à celui de Tantale, l'enfant, au moment où Braschi abaissait la tête vers lui, au lieu d'essayer de saisir les boucles de ses cheveux, comme il avait fait jusque-là, lui appliqua de toutes ses petites forces un vigoureux soufflet.

Trente ans plus tard, Braschi, devenu pape, retrouva dans l'homme de trente-quatre ans l'enfant qui l'avait souffleté. Il se souvint que c'était le neveu du protecteur auquel il devait tout, et il le fit ce qu'il était lui-même au moment où il avait reçu ce soufflet, c'est-à-dire trésorier du saint-siège, poste d'où l'on ne sort que cardinal.

Fabrizio Ruffo mena si bien la trésorerie, qu'au bout de trois ou quatre ans, on s'aperçut d'un déficit de trois ou quatre millions : c'était un million par an. Pie VI vit qu'il avait meilleur marché de nommer Ruffo cardinal que de le laisser trésorier ; il lui envoya le chapeau rouge et lui fit redemander la clef du trésor.

Ruffo, cardinal à trente mille francs par an au lieu de trésorier à un million, ne voulut point rester à Rome pour y faire la figure d'un homme ruiné ; il partit pour Naples, et, muni d'une lettre du pape Pie VI, vint demander un emploi à Ferdinand, dont, en sa qualité de Calabrais, il était le sujet.

Consulté sur ses aptitudes, Ruffo répondit qu'elles étaient toutes guerrières, que c'était lui qui avait fortifié Ancône et inventé une nouvelle manière de rougir les boulets ; il demandait donc ou plutôt désirait un emploi à la guerre ou à la marine.

Mais Ruffo n'avait pas eu le don de plaire à la reine, et, comme c'était la reine qui, par la signature de son favori Acton, premier ministre, nommait aux emplois de la marine et de la guerre, Ruffo fut inexorablement repoussé, même des emplois inférieurs.

Le roi alors, pour faire honneur à la recommandation de Pie VI, nomma le cardinal directeur de sa manufacture de soieries de San-Leucio.

Si étrange que fût ce poste pour un cardinal, surtout lorsque l'on approfondissait le mystère qui avait présidé à la formation de cette colonie, Ruffo accepta. Ce qu'il lui fallait avant tout, c'était de l'argent, et le roi avait attaché au titre de directeur de la colonie de San-Leucio, une abbaye rapportant vingt-mille livres de rente.

Au reste, le cardinal Ruffo était instruit et même savant, beau de visage, jeune encore, brave et fier comme ces prélats du temps de Henri IV et de Louis XIII qui disaient la messe dans leurs moments perdus, et, tout le reste du temps, portaient la cuirasse et maniaient l'épée.

Le récit de sir William dura juste autant que le Te Deum de monseigneur Capece Zurlo. Le Te Deum fini, on remonta en voiture, et l'on se rendit à l'extrémité de la rue de Chiaïa, où était situé, comme nous l'avons dit, et où est encore situé aujourd'hui le palais de l'ambassade d'Angleterre, un des plus beaux et des plus vastes palais de Naples.

Pour revenir de l'église Sainte-Claire, comme pour y aller, les voitures furent obligées de marcher au pas, tant les rues étaient encombrées de monde. Nelson, peu habitué aux démonstrations bruyantes et extérieures des peuples du Midi, était enivré de ces cris de « Vive Nelson ! vive notre libérateur ! » répétés par cent mille bouches, ébloui par ces mouchoirs de toutes couleurs agités par cent mille bras.

Une chose cependant l'étonnait quelque peu, au milieu de la bruyante grandeur de son triomphe, c'était la familiarité des lazzaroni, qui montaient sur les marchepieds, sur le siège de devant et sur le siège de derrière de la voiture royale, et qui, sans que le cocher, les laquais ni les coureurs parussent s'en inquiéter, tiraient la queue du roi ou lui secouaient le nez en l'appelant compère Nasone, en le tutoyant et en lui demandant quel jour il vendrait son poisson à Mergellina, ou mangerait du macaroni à Saint-Charles. Il y avait loin de là à la majesté qu'affectaient les rois d'Angleterre et à la vénération dont on les entourait ; mais Ferdinand paraissait si heureux de ces familiarités, il répondait si gaiement par des quolibets et des gros mots du calibre de ceux qui lui étaient lancés ; il envoyait de si vigoureuses taloches à ceux qui lui tiraient la queue trop rudement, qu'en arrivant à la porte de l'hôtel de l'ambassade, Nelson ne voyait plus dans cet échange de familiarités que les transports d'enfants fanatiques de leur père et les faiblesses d'un père trop indulgent pour ses enfants.

Là, de nouveaux éblouissements attendaient son orgueil.

La porte de l'ambassade était transformée en un immense arc de triomphe, surmonté des nouvelles armes que le roi d'Angleterre venait d'accorder au vainqueur d'Aboukir, avec le titre de baron du Nil et la dignité de lord. Aux deux côtés de cette porte étaient plantés deux mâts dorés pareils à ceux que l'on dresse, les jours de fête, sur la piazzetta de Venise, et à l'extrémité de ces mâts flottaient de longues flammes rouges avec les deux mots Horace Nelson, en lettres d'or, déroulés par la brise de la mer et exposés à la reconnaissance du peuple.

L'escalier était une voûte de lauriers constellée des fleurs les plus rares, formant le chiffre de Nelson, c'est-à-dire une H et une N. Les boutons de la livrée des valets, le service de porcelaine, tout, jusqu'aux nappes de l'immense table de quatre-vingts couverts dressée dans la galerie de tableaux ; tout, jusqu'aux serviettes des convives, était marqué de ces deux initiales, entourées d'un cercle de lauriers ; une musique, assez douce pour permettre la conversation, se faisait entendre, mêlée à des arômes impalpables ; l'immense palais, pareil à la demeure enchantée d'Armide, était plein de parfums flottants et de mélodies invisibles.

On n'attendit pour se mettre à table que la présence des deux officiants, l'archevêque Capece Zurlo et le cardinal Fabrizio Ruffo.

à peine furent-ils arrivés, que, selon les règles des étiquettes royales, qui veulent que, partout où les rois sont, les rois soient chez eux, on annonça que Leurs Majestés étaient servies.

Nelson fut placé en face du roi, entre la reine Marie-Caroline et lady Hamilton.

Comme cet Apicius qui, lui aussi, habitait Naples, à qui Tibère renvoyait de Caprée les turbots trop gros et trop chers pour lui, et qui se tua lorsqu'il ne lui resta plus que quelques millions, sous prétexte que ce n'était plus la peine de vivre quand on était ruiné, sir William Hamilton, mettant la science aux ordres de la gastronomie, avait levé une contribution sur les productions du monde entier.

Des milliers de bougies se reflétant dans les glaces, dans les candélabres, dans les cristaux, jetaient à travers cette galerie magique une lumière plus éblouissante que n'avait jamais fait le soleil aux heures les plus ardentes de la journée et dans les jours les plus limpides et les plus transparents de l'été.

Cette lumière, en rampant sur les broderies d'or et d'argent et en rejaillissant en feux de mille couleurs des plaques, des ordres, des croix en diamants qui chamarraient leur poitrine, semblait envelopper les illustres convives dans cette auréole qui, aux yeux des peuples esclaves, fait des rois, des reines, des princes, des courtisans, des grands de la terre enfin, une race de demi-dieux et de créatures supérieures et privilégiées.

à chaque service, un toast était porté, et le roi Ferdinand lui-même avait donné l'exemple en portant le premier toast au règne glorieux, à la prospérité sans nuages et à la longue vie de son bien-aimé cousin et auguste allié George III, roi d'Angleterre.

La reine, contre tous les usages, avait porté la santé de Nelson, libérateur de l'Italie ; suivant son exemple, Emma Lyonna avait bu au héros du Nil, puis, passant à Nelson le verre où elle avait trempé sa lèvre, changé le vin en flammes ; et, à chaque toast, des hourras frénétiques, des applaudissements à faire crouler la salle, avaient éclaté.

On atteignit ainsi le dessert dans un enthousiasme croissant, qu'une circonstance inattendue porta jusqu'au délire.

Au moment où les quatre-vingts convives n'attendaient plus, pour se lever de table, que le signal que devait donner le roi en se levant lui-même, le roi se leva en effet, et son exemple fut suivi ; mais le roi debout demeura à sa place. Aussitôt, ce chant si grave, si large, si profondément mélancolique, commandé par Louis XIV à Lulli pour faire honneur à Jacques II, l'exilé de Windsor, l'hôte royal de Saint-Germain, le God save the king éclata chanté par les plus belles voix du théâtre Saint-Charles, accompagnées des cent vingt musiciens de l'orchestre.

Chaque couplet fut applaudi avec fureur, et le dernier couplet applaudi plus longuement et plus bruyamment encore que les autres, parce que l'on croyait le chant terminé, lorsqu'une voix pure, sonore, vibrante commença ce couplet, ajouté pour la circonstance, et dont le mérite était plus dans l'intention qui l'avait dicté que dans la valeur des vers :

Joignons-nous, pour fêter la gloire
Du favori de la Victoire,
Des Français l'effroi !
Des Pharaons l'antique terre
Chante avec la noble Angleterre,
De Nelson orgueilleuse mère :
« Dieu sauve le roi ! »

(Traduction littérale.)

Ces vers, si médiocres qu'ils fussent, avaient fait pousser une acclamation universelle, qui allait encore s'accroître en se répétant, quand tout à coup les voix s'éteignirent sur les lèvres des convives, et les yeux effarés se tournèrent vers la porte, comme si le spectre de Banquo ou la statue du Commandeur venait d'apparaître au seuil de la salle du festin.

Un homme de haute taille et au visage menaçant était debout dans l'encadrement de la porte, vêtu de ce sévère et magnifique costume républicain, dont on ne perdait pas le moindre détail, inondé qu'il était de lumière. Il portait l'habit bleu à larges revers, le gilet rouge brodé d'or, le pantalon collant blanc, les bottes à retroussis ; il avait la main gauche appuyée à la poignée de son sabre, la main droite enfoncée dans sa poitrine, et, impardonnable insolence, la tête couverte de son chapeau à trois cornes, sur lequel flottait le panache tricolore, emblème de cette Révolution qui a élevé le peuple à la hauteur du trône et abaissé les rois au niveau de l'échafaud.

C'était l'ambassadeur de France, ce même Garat qui, au nom de la Convention nationale, avait lu, au Temple, la sentence de mort à Louis XVI.

On comprend l'effet qu'avait produit dans un pareil moment une semblable apparition.

Alors, au milieu d'un silence de mort, que nul ne songeait à rompre, d'une voix ferme, vibrante, sonore, il dit :

– Malgré les trahisons sans cesse renouvelées de cette cour menteuse qu'on appelle la cour des Deux-Siciles, je doutais encore ; j'ai voulu voir de mes yeux, entendre de mes oreilles ; j'ai vu et entendu ! Plus explicite que ce Romain qui, dans un pan de sa toge, apportait au Sénat de Carthage la paix ou la guerre, moi, je n'apporte que la guerre, car vous avez aujourd'hui renié la paix. Donc, roi Ferdinand, donc, reine Caroline, la guerre puisque vous la voulez ; mais ce sera une guerre d'extermination, où vous laisserez, je vous en préviens, malgré celui qui est le héros de cette fête, malgré la puissance impie qu'il représente, où vous laisserez le trône et la vie. Adieu !

Je quitte Naples, la ville du parjure ; fermez-en les portes derrière moi, réunissez vos soldats derrière vos murailles, hérissez de canons vos forteresses, rassemblez vos flottes dans vos ports, vous ferez la vengeance de la France plus lente, mais vous ne la ferez pas moins inévitable ni moins terrible ; car tout cédera devant ce cri de la grande nation : Vive la République !

Et, laissant le nouveau Balthasar et ses convives épouvantés devant les trois mots magiques qui venaient de retentir sous les voûtes, et que chacun croyait lire en lettres de flamme sur les murs de la salle du festin, le héraut qui venait, comme le fécial antique, de jeter sur le sol ennemi le javelot enflammé et sanglant, symbole de la guerre, s'éloigna à pas lents, faisant résonner le fourreau de son sabre sur les degrés de marbre de l'escalier.

Puis, à ce bruit à peine éteint, succéda celui d'une voiture de poste qui s'éloignait au galop de quatre chevaux vigoureux.

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