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Chapitre XXXVI
Le palais Corsini à Rome

Pendant que nous sommes sur la route de Rome, précédons notre ambassadeur chez Championnet, comme nous l'avons précédé chez le charron don Antonio.

Dans une des plus grandes salles de l'immense palais Corsini, qui vient d'être successivement occupé par Joseph Bonaparte, ambassadeur de la République, et par Berthier, qui est venu y venger le double assassinat de Basseville et de Duphot, deux hommes se promenaient, le jeudi 24 septembre, entre onze heures et midi, s'arrêtant de temps en temps près de grandes tables sur lesquelles étaient étendus un plan de Rome à la fois antique et moderne, un plan des états romains réduits par le traité de Tolentino, et toute une collection des gravures de Piranèse ; d'autres tables plus petites supportaient des livres d'histoire ancienne et moderne, parmi lesquels on distinguait pêle-mêle, un Tite-Live, un Polybe, un Montecuculli, les Commentaires de César, un Tacite, un Virgile, un Horace, un Juvénal, un Machiavel, une collection presque complète enfin de livres classiques se rapportant à l'histoire de Rome ou aux guerres des Romains ; chacune de ces tables portait, en outre, de l'encre, des plumes, des feuilles de papier couvertes de notes, à côté de feuilles blanches attendant leur tour d'être noircies et qui indiquaient que l'hôte passager de ce palais se reposait des fatigues de la guerre, sinon par les études du savant, du moins par les loisirs de l'érudit.

Ces deux hommes, à trois ans près, étaient du même âge, c'est-à-dire que l'un avait trente-six ans et l'autre trente-trois.

Le plus âgé des deux était en même temps le plus petit ; il portait encore la poudre de 89, avait conservé la queue et brillait par un certain air d'aristocratie qu'il devait sans doute à l'extrême propreté de ses vêtements, à la finesse et à la blancheur de son linge ; son œil noir était vif, déterminé, plein de résolution et d'audace ; sa barbe était faite avec le plus grand soin ; il ne portait ni moustaches ni favoris ; son costume était celui des généraux républicains du Directoire ; son chapeau, son sabre et ses pistolets étaient déposés sur une table assez voisine de la chaise sur laquelle il avait l'habitude d'écrire, pour qu'en allongeant la main il pût les atteindre.

Celui-là, c'était l'homme dont nous avons déjà entretenu longuement nos lecteurs : Jean-étienne Championnet, commandant en chef l'armée de Rome.

L'autre, plus grand de taille, comme nous l'avons dit, blond de cheveux, accusait, par la fraîcheur de son teint, une origine septentrionale ; il avait l'œil bleu, limpide, plein de lumière ; le nez moyen, les lèvres minces et ce menton fortement accentué qui est le signe dominant des races fauves, c'est-à-dire des races conquérantes ; un grand sentiment de calme et de placidité était répandu sur toute sa personne et devait en faire au feu non-seulement un soldat intrépide, mais encore un général plein de toutes les ressources que donne un véritable sang-froid. Il était de famille irlandaise, mais né en France ; il avait servi d'abord dans le corps irlandais de Dillon, s'était distingué à Jemmapes, avait été nommé colonel après la bataille, avait battu le duc d'York dans différentes rencontres, traversé en 1795 le Wahal sur la glace, s'était emparé de la flotte hollandaise à la tête de son infanterie, avait été nommé général de division, et enfin venait d'être envoyé à Rome, où il commandait une division sous Championnet.

Celui-là, c'était Joseph-Alexandre Macdonald, qui fut depuis maréchal de France et qui mourut duc de Tarente.

Ces deux hommes, pour ceux qui les eussent regardés causant, étaient deux soldats ; mais, pour ceux qui les auraient entendus causer, ils eussent été deux philosophes, deux archéologues, deux historiens.

Ce fut le propre de la révolution française – et cela se comprend, puisque toutes les classes de la société concoururent à former l'armée, – d'introduire, près des Cartaux, des Rossignol et des Luckner, les Miollis, les Championnet, les Ségur, c'est-à-dire, près de l'élément matériel et brutal, l'élément immatériel et lettré.

– Tenez, mon cher Macdonald, disait Championnet à son lieutenant, plus j'étudie cette histoire romaine au milieu de Rome, et particulièrement celle de ce grand homme de guerre, de ce grand orateur, de ce grand législateur, de ce grand poëte, de ce grand philosophe, de ce grand politique qu'on appelle César, et dont les Commentaires doivent être le catéchisme de tout homme qui aspire à commander une armée, plus je suis convaincu que nos professeurs d'histoire se trompent complétement à l'endroit de l'élément que représentait César à Rome. Lucain a eu beau faire, en faveur de Caton, un des plus beaux vers latins qui aient été faits, César, mon ami, c'était l'humanité ; Caton n'était que le droit.

– Et Brutus et Cassius, qu'étaient-ils ? demanda Macdonald avec le sourire de l'homme mal convaincu.

– Brutus et Cassius, – je vais vous faire sauter au plafond, car je vais toucher, je le sais, à l'objet de votre culte, – Brutus et Cassius étaient deux républicains de collège, l'un de bonne, l'autre de mauvaise foi ; des espèces de lauréats de l'école d'Athènes, des plagiaires d'Harmodius et d'Aristogiton, des myopes qui n'ont pas vu plus loin que leur stylet, des cerveaux étroits qui n'ont pas su comprendre l'assimilation du monde que rêvait César ; et j'ajouterai, que, nous autres républicains intelligents, c'est César que nous devons glorifier et ses meurtriers que nous devons maudire.

– C'est un paradoxe qui peut être soutenu, mon cher général ; mais, pour le faire adopter comme une vérité, il ne faudrait pas moins que votre esprit et votre éloquence.

– Eh ! mon cher Joseph, rappelez-vous notre promenade d'hier au musée du Capitole ; ce n'était pas sans raison que je vous disais : « Macdonald, regardez ce buste de Brutus ; Macdonald, regardez cette tête de César. » Vous les rappelez-vous ?

– Certainement.

– Eh bien, comparez ce front puissant, mais comprimé avec ces cheveux qui viennent jusqu'aux sourcils, caractère du vrai type romain, au reste ; comparez ces sourcils, épais et contractés écrasant un œil sombre, avec le front large et ouvert de César, avec ses yeux d'aigle.

– Ou de faucon, occhi griffagni, a dit Dante.

– Nigris et vegetis oculis, a dit Suétone, et, si vous voulez bien, je m'en rapporterai à Suétone, ses yeux noirs et pleins de vie ; contentons-nous donc de cela, et vous verrez de quel côté était l'intelligence. On reprochait à César d'avoir ouvert le Sénat à des sénateurs qui n'en savaient pas même le chemin : c'était là son génie et en même temps le génie de Rome. Athènes, et par Athènes j'entends la Grèce, Athènes n'est que la colonie, elle essaime et se rejette au dehors ; Rome, c'est l'adoption, elle aspire l'univers et se l'assimile : la civilisation orientale, l'égypte, la Syrie, la Grèce, tout y a passé ; la barbarie occidentale, l'Ibérie, la Gaule, l'Armorique même, tout y passera. Le monde sémitique, représenté par Carthage, et la Judée résistent à Rome : Carthage est anéantie, les Juifs sont dispersés. Le monde entier régnera sur Rome, parce que le monde entier est dans Rome ; après les Auguste, les Tibère, les Caligula, les Claude, les Néron, c'est-à-dire après les Césars romains viennent les Flaviens, qui ne sont déjà qu'Italiens ; puis les Antonins, qui sont Espagnols et Gaulois ; puis Septime, Caracalla, Héliogabale, Alexandre Sévère, qui sont Africains et Syriens ; il n'y a pas jusqu'à l'Arabe Philippe et jusqu'au Goth Maximin qui ne viennent, après les Aurélien et les Probus, ces durs paysans de l'Illyrie, s'asseoir sur le trône qui s'écroulera sous le Hun Augustule, lequel mourra en Campanie avec une rente de six mille livres d'or que lui fera Odoacre, roi des Hérules, Tout s'est écroulé autour de Rome, Rome seule est encore debout. Capitoli immobile saxum.

– Ne croyez-vous pas que ce soit à ce mélange de races que les Italiens doivent l'affaiblissement de leur courage et la mollesse de leur caractère ? demanda Macdonald.

– Ah ! vous voilà comme les autres, mon cher Macdonald, jugeant le fond par la surface. Parce que les lazzaroni sont lâches et paresseux, – et peut-être encore reviendrons-nous un jour sur cette opinion, – faut-il en augurer que tous les Napolitains sont lâches et paresseux ? Voyez ces deux spécimens que Naples nous a envoyés, Salvato Palmieri et Ettore Caraffa : connaissez-vous, dans toutes nos légions, deux plus puissantes personnalités ? La différence qui existe entre les Italiens et nous, mon cher Joseph, et j'ai bien peur que cette différence ne soit à notre désavantage, c'est que, fidèles à nos habitudes d'hommes liges , nous mourons pour un homme, et qu'en Italie on ne meurt, en général, que pour les idées. Les Italiens, c'est vrai, n'ont pas, comme nous, la recherche aventureuse des dangers inutiles, mais ceci est un héritage de nos pères les vieux Gaulois ; ils n'ont pas, comme nous, la déification chevaleresque de la femme, parce qu'ils n'ont dans toute leur histoire ni une Jeanne d'Arc ni une Agnès Sorel ; ils n'ont pas, comme nous, la rêverie enthousiaste du monde féodal, parce qu'ils n'ont ni un Charlemagne ni un saint Louis ; mais ils ont autre chose, ils ont un génie sévère, étranger aux vagues sympathies. Chez eux, la guerre est devenue une science ; les condottieri italiens sont nos maîtres en fait de stratégie. Qu'étaient nos capitaines du moyen âge, nos chevaliers de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt, près des Sforza, des Malatesta, des Braccio, des Gangrande, des Farnese, des Carmagnola, des Baglioni, des Ezzelino ? Le premier capitaine de l'antiquité, César, est un Italien, et ce Bonaparte, qui nous mangera tous, les uns après les autres, comme César Borgia voulait manger l'Italie feuille à feuille, ce petit Bonaparte, que l'on croit enfermé en égypte, mais qui en sortira d'une façon ou de l'autre, dût-il emprunter les ailes de Dédale ou l'hippogriphe d'Astolphe, c'est encore un homme de race italienne. Il n'y a qu'à voir son maigre et sec profil pour cela : il a tout à la fois du César, du Dante et du Machiavel.

– Vous avouerez au moins, mon cher général, si enthousiaste que vous soyez d'eux, qu'il y a une grande différence entre les Romains des Gracques ou même ceux de Colas de Rienzi et ceux d'aujourd'hui.

– Mais pas tant que vous croyez, Macdonald. La vocation du Romain antique, c'était l'action militaire ou politique : conquérir le monde d'abord et le gouverner ensuite. Conquis et gouverné à son tour, ne pouvant plus agir, il rêve. Tenez, depuis trois semaines que je suis ici, je ne fais pas autre chose que de contempler, dans ses rues et dans ses places publiques, cette race monumentale ; eh bien, mon cher, ces hommes sont pour moi des bas-reliefs de la colonne Trajane descendus de leur colonne de bronze, pas autre chose, mais qui vivent et qui marchent ; chacun d'eux est le cives romanus, trop grand seigneur, trop maître du monde pour travailler. Leurs moissonneurs, ils les font venir des Abruzzes ; leurs portefaix, ils vont les chercher à Bergame ; ils ont des trous à leur manteau, ils les feront raccommoder par un juif, non par leur femme : n'est-elle pas la matrone romaine ? non plus celle du temps de Lucrèce, qui file la laine et garde la maison ; non, mais celle du temps de Catilina et de Néron, qui serait déshonorée de tenir une aiguille si ce n'est pour percer la langue de Cicéron ou crever les yeux d'Octavie. Comment voulez-vous que la descendance de ceux qui allaient recueillant la sportule de porte en porte, de ceux qui vivaient six mois de la vente de leurs votes au champ de Mars, à qui Caton, César, Auguste faisaient distribuer le blé à boisseaux, pour qui Pompée bâtissait des forums et des bains, qui avaient un préfet de l'annone chargé de les nourrir, et qui en ont encore un aujourd'hui, mais qui ne les nourrit plus, se mettent à faire œuvre servile de leurs nobles doigts ? Non, vous ne pouvez pas exiger que ces hommes-là travaillent. Le peuple roi n'était-il pas un peuple de mendiants ? Tout ce que vous pouvez exiger de ce même peuple, lorsqu'il a perdu sa couronne, c'est qu'il mendie noblement, et c'est ce qu'il fait. Accusez-le de férocité, si vous voulez, mais non de faiblesse, car son couteau répondrait pour lui. Son couteau ne le quitte pas plus que l'épée ne quittait le légionnaire ; c'est son glaive à lui. Le couteau est le glaive de l'esclave.

– Nous en savons quelque chose. De cette fenêtre qui donne sur le jardin, nous pouvons reconnaître la place où ils ont assassiné Duphot, et, de celle-ci, qui donne sur la rue, celle où ils ont assassiné Basseville... Eh ! mais que vois-je donc là-bas ? fit Macdonald en s'interrompant avec une exclamation de surprise. Une voiture de poste qui nous arrive. Dieu me pardonne ! mais c'est le citoyen Garat.

– Quel Garat ?

– L'ambassadeur de la République à Naples.

– Impossible !

– Lui-même, général.

Championnet jeta un coup d'œil sur la rue, reconnut Garat à son tour, et, jugeant aussitôt l'importance de l'événement, courut à la porte du salon, transformé par lui en bibliothèque et en cabinet de travail.

Au moment où il ouvrait cette porte, l'ambassadeur montait la dernière marche de l'escalier et apparaissait sur le palier.

Macdonald voulut se retirer, mais Championnet le retint.

– Vous êtes mon bras gauche, lui dit-il, et quelquefois mon bras droit ; restez, mon cher général.

Tous deux attendaient avec impatience les nouvelles que Garat apportait de Naples.

Les compliments furent courts : Championnet et Garat échangèrent une poignée de main ; Macdonald fut présenté, et Garat commença son récit.

Ce récit se composait des choses que nous avons vues s'accomplir sous nos yeux : de l'arrivée de Nelson, des fêtes qui lui avaient été données et de la déclaration que l'ambassadeur s'était cru obligé de faire pour sauvegarder la dignité de la République.

Puis, subsidiairement, l'ambassadeur raconta l'accident arrivé à sa voiture entre Castellane et Itri, comment cet accident l'avait forcé de s'arrêter chez le charron don Antonio ; comment il avait rencontré les vieilles princesses avec leur escorte, qu'il avait empêchée d'aller plus loin ; comment il avait assisté au meurtre du gendre de don Antonio par un jeune homme appelé fra Diavolo, qui, selon l'habitude, avait été chercher dans la montagne, en se faisant bandit, l'impunité de son crime, et comment enfin il avait démonté le brigadier Martin, qu'il avait laissé à Itri pour lui ramener sa voiture, tandis qu'il en louait une autre à Fondi, avec laquelle il venait d'arriver à Rome, sans autre accident qu'un retard de six heures.

Le brigadier Martin et les quatre hommes d'escorte arriveraient, selon toute probabilité, dans la journée du lendemain.

Championnet avait laissé l'ambassadeur aller jusqu'au bout sans l'interrompre, espérant toujours entendre un mot sur son envoyé ; mais, le citoyen Garat ayant terminé son récit sans prononcer le nom de Salvato Palmieri, Championnet commença à craindre que l'ambassadeur ne fût déjà parti de Naples quand son aide de camp y était arrivé, et qu'ils ne se fussent, par conséquent, croisés en route.

Le général en chef, fort inquiet et ne sachant pas ce qui avait pu arriver à Salvato après le départ de l'ambassadeur, allait lui adresser une série de questions sur ce point, quand un bruit qui se faisait dans l'antichambre attira son attention ; au même instant, la porte s'ouvrit et le soldat de planton annonça qu'un homme vêtu en paysan voulait absolument parler au général.

Mais, dominant la voix du planton, une autre voix vigoureusement accentuée s'écria :

– C'est moi, mon général, moi, Ettore Caraffa. Je vous apporte des nouvelles de Salvato.

– Laissez entrer, morbleu ! laissez entrer, cria à son tour Championnet. J'allais justement en demander au citoyen Garat. Venez, Hector, venez ! vous êtes deux fois le bienvenu.

Le comte de Ruvo se précipita dans la salle et sauta au cou du général.

– Ah ! mon général, mon cher général ! s'écria-t-il, que je suis content de vous revoir !

– Vous parliez de Salvato, Hector ? Quelles nouvelles nous apportez-vous de lui ?

– Bonnes et mauvaises tout ensemble : bonnes puisqu'il devrait être mort et qu'il ne l'est pas ; mauvaises en ce que, pendant son évanouissement, ils lui ont volé la lettre que vous lui aviez donnée pour le citoyen Garat.

– Vous lui aviez donné une lettre pour moi ? demanda Garat.

Hector se retourna.

– Ah ! c'est vous, monsieur, qui êtes l'ambassadeur de la République ? demanda-t-il à Garat.

Garat s'inclina.

– Mauvaises nouvelles ! mauvaises nouvelles ! murmura Championnet.

– Et pourquoi ? comment ? Expliquez-moi cela, fit l'ambassadeur.

– Eh ! mon Dieu, voici : nous ne sommes point en mesure de nous battre, je vous l'écrivais ; je vous disais dans ma lettre que nous manquions de tout, d'hommes, d'argent, de pain, de vêtements, de munitions. Je vous priais de faire tout ce que vous pourriez pour maintenir quelque temps encore la paix entre le royaume des Deux-Siciles et la République ; il parait que mon messager est arrivé trop tard, que vous étiez déjà parti, qu'il a été blessé, que sais-je, moi ? Racontez-nous tout cela, Hector. Si ma lettre est tombée entre leurs mains, c'est en vérité un grand malheur ; mais un malheur plus grand encore, ce serait que mon cher Salvato mourût de ses blessures ; car vous m'avez dit qu'il était blessé, n'est-ce pas, qu'ils avaient voulu l'assassiner, quelque chose comme cela enfin ?

– Et ils y ont réussi aux trois quarts ! Il avait été épié, suivi ; on l'attendait au sortir du palais de la reine Jeanne, à Mergellina, six hommes ! Vous comprenez bien, vous qui connaissez Salvato, qu'il ne s'est pas laissé égorger comme un poulet : il en a tué deux et blessé deux autres ; mais enfin un des sbires, leur chef, je crois, Pasquale de Simone, le tueur de la reine, lui a lancé son couteau, le couteau lui est entré jusqu'au manche dans la poitrine.

– Et où, comment est-il tombé ?

– Oh ! tranquillisez-vous, mon général, il y a des gaillards qui ont de la chance, il est tombé dans les bras de la plus jolie femme de Naples, qui l'a caché à tous les yeux, à commencer par ceux de son mari.

– Et la blessure ? la blessure ? s'écria le général. Vous savez, Hector, que j'aime Salvato comme mon fils.

– La blessure est grave, très-grave, mais n'est pas mortelle ; d'ailleurs, c'est le premier médecin de Naples, un des nôtres, qui le soigne et qui en répond. Oh ! il a été magnifique, notre Salvato ; il ne vous a jamais raconté son histoire, un roman et un roman terrible, mon cher général ; comme le Macduff de Shakspeare, il a été tiré vivant des flancs d'une morte. Il vous contera tout cela un jour ou plutôt un soir au bivac, pour vous faire passer le temps ; mais il s'agit d'autre chose maintenant : les égorgements contre les nôtres ont commencé à Naples ; Cirillo a été retardé de deux heures sur le quai en venant m'annoncer la nouvelle que je vous apporte, et par quoi ? par un bûcher qui obstruait le passage et où les lazzaroni brûlaient vivants les deux frères della Torre.

– Quels misérables ! s'écria Championnet.

– Imaginez-vous, mon général, un poëte et un bibliomane, je vous demande un peu ce que ces gens-là pouvaient leur avoir fait ! On parle, en outre, d'un grand conseil qui aurait été tenu au palais : je sais cela par Nicolino Caracciolo, qui est l'amant de la San-Clemente, une des dames d'honneur de la reine ; la guerre contre la République y a été décidée, l'Autriche fournit le général.

– Le connaissez-vous ?

– C'est le baron Charles Mack.

– Ce n'est pas une réputation bien effrayante.

– Non ; mais ce qui est plus effrayant, c'est que l'Angleterre s'en mêle et fournit l'argent ; ils ont 60, 000 hommes prêts à marcher sur Rome dans huit jours, s'il le faut, et puis... Ma foi, je crois que voilà tout.

– La peste ! c'est bien assez, ce me semble, répondit Championnet.

Puis, se tournant vers l'ambassadeur :

– Vous le voyez, mon cher Garat, il n'y a pas un instant à perdre ; par bonheur, j'ai reçu hier deux millions de cartouches ; nous n'avons pas de canons, mais, avec deux millions de cartouches et dix ou douze mille baïonnettes au bout, nous prendrons les canons des Napolitains.

– Je croyais que Salvato nous avait dit que vous n'aviez que neuf mille hommes.

– Oui, mais je compte sur trois mille hommes de renfort. êtes-vous fatigué, Hector ?

– Jamais, mon général.

– Alors, vous êtes prêt à partir pour Milan ?

– Quand j'aurai déjeuné et changé d'habits, car je meurs de faim, et, vous le voyez, je suis couvert de boue ; je suis venu par Isoletta, Agnani, Frosinone, des chemins épouvantables, tout détrempés par l'orage. Je comprends que vos plantons ne voulussent pas me laisser entrer dans l'état où je suis.

Championnet tira une sonnette particulière ; son valet de chambre entra.

– Un déjeuner, un bain et des habits pour le citoyen Hector Caraffa ; que tout cela soit prêt, le bain dans dix minutes, les habits dans vingt, le déjeuner dans une demi-heure.

– Mon général, dit le valet de chambre, aucun de vos habits n'ira au citoyen Caraffa, il a la tête de plus que vous.

– Tenez, dit Garat, voici la clef de ma malle ; ouvrez-la et prenez-y du linge et des habits pour le comte de Ruvo ; il est à peu près de ma taille, et puis, c'est ici le cas de le dire, à la guerre comme à la guerre !

– à Milan, vous trouverez Joubert ; c'est à vous que je parle, Hector, écoutez-moi, reprit Championnet.

– Je ne perds pas un mot, mon général.

– à Milan, vous trouverez Joubert ; vous lui direz qu'il s'arrange comme il voudra, mais qu'il me faut trois mille hommes, ou que Rome est perdue ; qu'il les donne à Kellermann, s'il peut ; c'est un excellent général de cavalerie, et c'est la cavalerie qui nous manque surtout ; vous les ramènerez, Hector, et vous les dirigerez sur Civita-Caslellana ; c'est là probablement que nous nous retrouverons. Je n'ai pas besoin de vous recommander la diligence.

– Mon général, ce n'est point à un homme qui vient de faire soixante et dix lieues de montagnes en quarante-huit heures qu'il faut recommander cela.

– Vous avez raison.

– D'ailleurs, dit Garat, je me charge du citoyen Caraffa jusqu'à Milan ; ma chaise de poste ne peut manquer d'arriver demain.

– Vous n'attendrez pas votre chaise de poste, mon cher ambassadeur ; vous prendrez la mienne, dit Championnet. Dans les circonstances où nous sommes, il n'y a pas une minute à perdre. Macdonald, écrivez, je vous prie, en mon nom, à tous les chefs de corps qui tiennent Terracine, Piperno, Prossedi, Frosinone, Veroli, Tivoli, Ascoli, Fermo et Macerata, de ne faire aucune résistance, et, aussitôt qu'ils sauront que l'ennemi a passé la frontière, de se replier, en évitant tout engagement, sur Civita-Castellane.

– Comment ! s'écria Garat, vous abandonnerez Rome aux Napolitains sans essayer de la défendre ?

– Je l'abandonnerai, si je puis, sans tirer un coup de fusil ; mais, soyez tranquille, ce ne sera point pour longtemps.

– Mon cher général, vous en savez plus que moi sur ce point.

– Moi ? Je ne sais absolument de la guerre que ce qu'en dit Machiavel.

– Et qu'en dit Machiavel ?

– Il faut que je vous apprenne cela, à vous, un diplomate qui devrait savoir par cœur Machiavel ? Eh bien, il dit... écoutez, Hector ; écoutez cela, Macdonald... Il dit : « Tout le secret de la guerre consiste en deux choses : à faire tout ce que l'ennemi ne peut soupçonner, et à lui laisser faire tout ce qu'on avait prévu qu'il ferait ; en suivant le premier de ces préceptes, vous rendrez inutiles ses plans de défense ; en observant le second, vous déjouerez ses plans d'attaque. » Lisez Machiavel, c'est un grand homme, mon cher Garat, et, quand vous l'aurez lu...

– Eh bien, quand je l'aurai lu ?

– Relisez-le.

La porte s'ouvrit et le valet de chambre reparut.

– Tenez, mon cher Hector, voilà Scipion qui vient vous dire que votre bain est prêt. Pendant que Macdonald écrira ses lettres, je dirai à Garat tout ce qu'il doit raconter au Directoire des pilleries que ses agents font ici ; après quoi, nous nous mettrons à table, et nous boirons du vin de la cave de Sa Sainteté à notre prochaine et heureuse entrée à Naples.

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