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Chapitre XXXV
Fra Diavolo

Les deux vieilles princesses qu'avait été chargé de protéger le brigadier Martin, et près desquelles retournait le comte de Châtillon, tout effaré d'avoir vu en face, non-seulement un régicide, mais encore celui-là même qui avait lu à Louis XVI son arrêt de mort, les deux vieilles princesses, disons-nous, ne sont pas tout à fait de nouvelles connaissances pour ceux de nos lecteurs qui sont quelque peu familiarisés avec nos œuvres ; ils les ont vues apparaître, plus jeunes de trente ans, dans notre livre de Joseph Balsamo, non-seulement sous les noms par lesquels nous venons de les désigner, mais encore sous le sobriquet moins poétique de Loque et de Chiffe, que dans sa familiarité paternelle, leur donnait le roi Louis XV.

Nous avons vu que la troisième, la princesse Sophie, que son royal géniteur, pour ne point dépareiller la trilogie de ses filles, avait baptisée du nom harmonieux de Graille, était morte à Rome, et, par sa maladie, avait retardé le départ de ses deux sœurs, et que, de cette façon, le hasard avait fait que leur passage à Itry avait coïncidé avec celui de l'ambassadeur français dans la même ville.

La chronique scandaleuse de la cour avait toujours respecté madame Victoire, que l'on assurait avoir, toute sa vie, été de mœurs irréprochables ; mais, comme il leur faut toujours une victime expiatoire, les mauvaises langues s'étaient rabattues sur madame Adélaïde ; celle-ci, en effet, passait pour avoir été l'héroïne d'une aventure passablement scandaleuse, dans laquelle le héros était son propre père. Quoique Louis XV ne fût point un patriarche et que je doute, si Dieu eût brûlé la moderne Sodome, qu'il l'eût fait prévenir comme Loth par un de ses anges d'abandonner à temps la ville maudite, cette aventure, non point dans ses détails, mais dans le fond, passait pour avoir eu son antécédent dans la famille du Chananéen Loth, qui, on s'en souvient, devint, par un oubli déplorable des liens de famille, le père de Moab et d'Ammon ; l'oubli du roi Louis XV et de sa fille madame Adélaïde avait été de moitié moins fécond, et il en était résulté seulement un enfant du sexe masculin, né à Colorno, dans le grand-duché de Parme, et devenu, sous le nom de comte Louis de Narbonne, un des cavaliers les plus élégants, mais en même temps un des cerveaux les plus vides de la cour du roi Louis XVI ; madame de Staël, qui, à la retraite de son père, M. de Necker, avait perdu la présidence du conseil, mais qui avait gardé une certaine influence, l'avait fait nommer, en 1791, ministre de la guerre, et, se trompant, sinon à la valeur morale et intellectuelle de ce beau cavalier, avait tenté de lui introduire un peu de son génie dans la tête et un peu de son cœur dans la poitrine ; elle échoua ; il eût fallu un géant pour dominer la situation, et M. de Narbonne était un nain, ou, si vous voulez, un homme ordinaire : la situation l'écrasa.

Décrété d'accusation le 10 août, il passa le détroit et alla rejoindre à Londres les princes émigrés, mais sans jamais tirer l'épée contre la France. Fils impuissant à la sauver, il eut le mérite du moins de ne point chercher à la perdre.

Lorsque les trois vieilles princesses décidèrent de quitter Versailles, ce fut M. de Narbonne qui fut chargé de tous les préparatifs de leur fuite ; elle eut lieu le 21 janvier 1791, et l'un des derniers discours de Mirabeau, un des plus beaux, fut prononcé à ce sujet et eut pour texte : De la liberté d'émigration.

Nous avons vu, dans le récit du brigadier Martin, comment Leurs Altesses avaient successivement habité Vienne et Rome, et comment, reculant devant la République, qui, après avoir envahi le nord, envahissait le midi de l'Italie, elles avaient décidé d'aller trouver les parents en bonne position qu'elles avaient dans le royaume de Naples.

Ces parents en bonne position, mais qui ne devaient point tarder à se trouver en mauvaise position, étaient le roi Ferdinand et la reine Caroline.

Comme l'avait présumé le brigadier Martin, la nouvelle que le comte de Châtillon reportait aux deux princesses les troubla fort ; l'idée de continuer leur route sans autre escorte que celle de leur chevalier d'honneur, qui cependant, pour ménager les nerfs des deux pauvres filles, leur avait caché le voisinage du terrible conventionnel, n'avait, en effet, rien de bien rassurant. Elles étaient au plus violent de leur désespoir, lorsqu'un domestique de l'hôtel frappa respectueusement à la porte et avertit M. le comte de Châtillon qu'un jeune homme, arrivé depuis la veille, demandait la faveur de lui dire quelques mots.

Le comte de Châtillon sortit et rentra presque aussitôt, annonçant à Mesdames que le jeune homme en question était un soldat de l'armée de Condé, porteur d'une lettre de M. le comte Louis de Narbonne, adressée à Leurs Altesses royales, mais plus particulièrement à madame Adélaïde.

Les deux choses sonnaient bien aux oreilles des deux princesses : d'abord le titre de soldat de l'armée de Condé, ensuite la recommandation de M. le comte de Narbonne.

On fit entrer le porteur de la lettre.

C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, blond de barbe et de cheveux, agréable de visage, frais et rose comme une femme ; il était proprement vêtu sans être vêtu élégamment ; sa manière de se présenter, quoique n'étant pas exempte d'une certaine roideur contractée sous l'uniforme, annonçait une bonne naissance et une certaine habitude du monde.

Il salua respectueusement de la porte les deux princesses. M. de Châtillon lui désigna de la main madame Adélaïde ; il fit trois pas dans la chambre, mit un genou en terre et tendit la lettre à la vieille princesse.

– Lisez, Châtillon, lisez, dit madame Adélaïde ; je ne sais pas ce que j'ai fait de mes lunettes.

Et elle fit, avec un gracieux sourire, signe au jeune homme de se relever.

M. de Châtillon lut la lettre, et, se retournant vers les princesses :

– Mesdames, leur dit-il, cette lettre est, en effet, de M. le comte Louis de Narbonne, qui recommande dignement à Vos Altesses M. Giovan-Battista de Cesare, Corse de nation, qui a servi avec ses compagnons dans l'armée de Condé, et qui lui est recommandé à lui-même par M. le chevalier de Vernègues ; il ajoute, en mettant ses fidèles hommages aux pieds de Vos Altesses royales, qu'elles n'auront jamais à se repentir de ce qu'elles feront pour ce digne jeune homme.

Madame Victoire laissa la parole à sa sœur et se contenta d'approuver de la tête.

– Ainsi, monsieur, dit madame Adélaïde, vous êtes noble ?

– Madame, répondit le jeune homme, nous autres Corses, nous avons tous la prétention d'être nobles ; mais, comme je veux commencer à me faire connaître à Votre Altesse royale par ma sincérité, je lui répondrai que je suis tout simplement d'une ancienne famille de caporali ; un de nos ancêtres a, sous ce titre de caporale, commandé un district de la Corse pendant une de ces longues guerres que nous avons soutenues contre les Génois ; un seul de mes compagnons, M. de Bocchechiampe, est de noblesse, dans le sens où l'entend Votre Altesse royale ; les cinq autres, comme moi, quoique l'un deux porte l'illustre nom de Colonna, n'ont aucun droit au livre d'or.

– Mais savez-vous, monsieur de Châtillon, dit madame Victoire, que ce jeune homme s'exprime fort bien ?

– Cela ne m'étonne point, dit madame Adélaïde ; vous devez bien comprendre, ma chère, que M. de Narbonne ne nous eût point recommandé des espèces.

Puis, se tournant vers de Cesare :

– Continuez, jeune homme. Vous dites donc que vous avez servi dans les armées de M. le prince de Condé ?

– Moi et trois de mes compagnons, madame, M. de Bocchechiampe, M. Colonna et M. Guidone, nous étions avec Son Altesse royale à Weissembourg, à Haguenau, à Bentheim, où M. de Bocchechiampe et moi fûmes blessés. Par malheur, intervint la paix de Campo-Formio : le prince fut forcé de licencier son armée, et nous nous trouvâmes en Angleterre, sans fortune et sans position ; ce fut là que M. le chevalier de Vernègues voulut bien se rappeler nous avoir vus au feu et affirma à M. le chevalier de Narbonne que nous ne faisions pas déshonneur à la cause que nous avions embrassée. Ne sachant que devenir, nous demandâmes à M. le comte son avis ; il nous conseilla de gagner Naples, où, nous dit-il, le roi se préparait à la guerre, et où, grâce à nos états de services, nous ne pouvions pas manquer d'être employés. Nous ne connaissions, par malheur, personne à Naples ; mais M. le comte Louis leva cette difficulté en nous disant que, sinon à Naples, du moins à Rome, nous rencontrerions Vos Altesses royales ; ce fut alors qu'il me fit l'honneur de me donner la lettre que je viens de remettre à M. le comte de Châtillon.

– Mais comment, monsieur, demanda la vieille princesse, se fait-il que nous vous rencontrions juste ici et que vous ne nous ayez pas remis cette lettre plus tôt ?

– Nous eussions pu, en effet, madame, avoir l'honneur de la remettre à Vos Altesses royales à Rome ; mais, d'abord, vous étiez au lit de mort de madame la princesse Sophie, et, tout à votre douleur, vous n'eussiez pas eu le loisir de vous occuper de nous ; puis nous n'étions pas sans être observés par la police républicaine ; nous avons craint de compromettre Vos Altesses royales. Nous avions quelques ressources ; nous les avons ménagées et nous avons vécu dessus en attendant un moment plus favorable de vous demander votre protection. Il y a huit jours que vous avez eu la douleur de perdre Son Altesse royale la princesse Sophie et que vous vous êtes décidées à partir pour Naples ; nous nous sommes tenus an courant des intentions de Vos Altesses royales, et, la veille de votre départ, nous sommes venus vous attendre ici, où nous sommes arrivés hier dans la nuit. Un instant, en voyant l'escorte qui accompagnait le carrosse de Vos Altesses, nous avons cru tout perdu pour nous ; mais, au contraire, la Providence a voulu qu'ici justement l'ordre fût donné à votre escorte de retourner à Rome. Nous venons offrir à Vos Altesses royales de la remplacer ; s'il ne s'agit que de se faire tuer pour leur service, nous en valons d'autres, et nous vous demandons la préférence.

Le jeune homme prononça ces dernières paroles avec beaucoup de dignité, et le salut dont il les accompagna était si plein de courtoisie, que la vieille princesse, se retournant vers M. de Châtillon, lui dit :

– Avouez, Châtillon, que vous avez vu peu de gentilshommes s'exprimer avec plus de noblesse que ce jeune Corse, qui n'était cependant que caporal.

– Pardon, Votre Altesse, répliqua de Cesare en souriant de la méprise, c'est un de mes ancêtres, madame, qui était caporale, c'est-à-dire commandant d'une province ; j'avais, moi, l'honneur d'être, ainsi que M. de Bocchechiampe, lieutenant d'artillerie dans l'armée de monseigneur le prince de Condé.

– Espérons que vous n'y ferez pas le chemin que le petit Buonaparte, votre compatriote, y a fait dans l'artillerie, ou que ce sera du moins dans une voie opposée.

Puis, se retournant vers le comte :

– Eh bien, Châtillon, lui dit-elle, vous voyez que cela s'arrange à merveille ; au moment où notre escorte nous manque, la Providence, comme l'a très-bien dit M. de... M. de... Comment m'avez-vous dit déjà que vous vous appeliez, mon bon ami ?

– De Cesare, Votre Altesse.

– La Providence, comme l'a très-bien dit M. de Cesare, nous en envoie une autre ; mon avis, à moi, est de l'accepter. Qu'en dites-vous, ma sœur ?

– Ce que je dis ? Je dis que je remercie Dieu de nous avoir délivrées de ces jacobins de Français, dont les plumets tricolores me donnaient des attaques de nerfs.

– Et moi de leur chef, le citoyen brigadier Martin, qui avait la rage de s'adresser toujours à moi pour demander les ordres de Mon Altesse royale ; et dire que j'étais obligée de lui faire les blanches dents et de lui sourire, quand j'aurais voulu lui tordre le cou.

Puis, se retournant vers Cesare :

– Monsieur, dit-elle, vous pouvez me présenter vos compagnons ; j'ai hâte, en vérité, de faire leur connaissance.

– Peut-être vaudrait-il mieux que Leurs Altesses royales attendissent le départ du brigadier Martin et de ses soldats, fit observer M. de Châtillon.

– Et pourquoi cela, comte ?

– Mais pour qu'il ne rencontre pas ces messieurs chez Leurs Altesses royales en venant prendre congé d'elles.

– En venant prendre congé de nous ?... Pour mon compte, j'espère bien que le drôle n'aura pas l'impudence de se représenter devant moi. Prenez dix louis, Châtillon, et donnez-les au brigadier Martin pour lui et ses hommes. Je ne veux pas qu'il soit dit que ces odieux jacobins nous aient rendu un service sans en être payés.

– Je ferai ce qu'ordonne Votre Altesse royale ; mais je doute que le brigadier accepte.

– Qu'il accepte quoi ?

– Les dix louis que Votre Altesse royale lui offre.

– Il aimerait mieux les prendre, n'est-ce pas ? Cette fois, il faudra bien qu'il se contente de les recevoir ; mais qu'est-ce que c'est donc que cette musique ? Est-ce que nous serions reconnues et que l'on nous donnerait une sérénade ?

– Ce serait le devoir de la population, madame, répondit en souriant le jeune Corse, si elle savait qui elle a l'honneur de posséder dans ses murs ; mais elle l'ignore, à ce que je suppose du moins, et cette musique est tout simplement celle d'une noce qui revient de l'église ; la fille du charron qui demeure en face de cet hôtel se marie, et, comme il y a un rival, on présume que la journée ne se passera point sans tragédie ; nous qui sommes ici depuis hier au soir, nous avons eu le temps de nous mettre au courant des nouvelles de la localité.

– Bien, bien, dit madame Adélaïde, nous n'avons rien à faire avec ces gens-là. Présentez-nous vos compagnons, monsieur de Cesare, présentez-nous-les. S'ils vous ressemblent, notre bienveillance leur est acquise. Et vous, Châtillon, portez ces dix louis au citoyen brigadier Martin, et, s'il demande à nous remercier, dites-lui que ma sœur et moi sommes indisposées.

Le comte de Châtillon et le lieutenant de Cesare sortirent pour exécuter les ordres qu'ils venaient de recevoir.

De Cesare rentra le premier avec ses compagnons, et c'était tout simple : les jeunes gens, dans leur empressement à savoir ce que décideraient Leurs Altesses royales, attendaient dans l'antichambre.

Ils n'eurent donc qu'à passer par la porte que venait de leur ouvrir leur introducteur. Madame Victoire, qui avait toujours eu un penchant à la dévotion, avait pris son livre d'heures et lisait sa messe, qu'elle n'avait pu entendre : elle se contenta de jeter un coup d'œil rapide sur les jeunes gens et de faire un signe approbatif ; mais il n'en fut point de même de madame Adélaïde : elle passa une véritable revue.

De Cesare lui présenta ses compagnons : tous étaient Corses ; nous savons déjà le nom de leur introducteur et de trois d'entre eux : Francesco Bocchechiampe, Ugo Colonna et Antonio Guidone ; les trois autres se nommaient Raimondo Cordara, Lorenzo Durazzo et Stefano Pittaluga.

Nous demandons pardon à nos lecteurs de tous ces détails ; mais, l'inexorable histoire nous forçant d'introduire un grand nombre de personnages de toutes nations et de tous rangs dans notre récit, nous appuyons un peu plus longuement sur ceux qui doivent y acquérir une certaine importance.

Nous le répétons, c'est une immense épopée que celle que nous écrivons, et, à l'exemple d'Homère, le roi des poëtes épiques, nous sommes forcé de faire le dénombrement de nos soldats.

Comme nous, de Cesare suivit en petit l'exemple de l'auteur de l'Iliade, il nomma les uns après les autres ses six compagnons à madame Adélaïde ; mais ce que lui avait dit le jeune Corse de la noblesse de Bocchechiampe l'avait frappée, et ce fut particulièrement à lui qu'elle s'adressa.

– M. de Cesare m'a annoncé que vous étiez gentilhomme, lui dit-elle.

– Il m'a fait trop d'honneur, Votre Altesse royale : je suis noble tout au plus.

– Ah ! vous faites une distinction entre noble et gentilhomme, monsieur ?

– Sans doute, madame, et j'ai l'honneur d'appartenir à une caste trop jalouse de ses droits, justement par cela même qu'ils sont méconnus aujourd'hui, pour que j'empiète sur ceux qui ne m'appartiennent pas. Je pourrais faire mes preuves de deux cents ans et être chevalier de Malte, s'il y avait encore un ordre de Malte ; mais je serais très-embarrassé de faire mes preuves de 1399, pour monter dans les carrosses du roi.

– Vous monterez cependant dans le nôtre, monsieur, dit la vieille princesse en se redressant.

– C'est seulement lorsque j'en serai descendu, madame, dit le jeune homme en s'inclinant, que je me vanterai d'être gentilhomme.

– Tu entends, ma sœur, tu entends, s'écria madame Adélaïde ; mais c'est fort joli, ce qu'il dit là. Enfin, nous voilà donc avec des gens de notre bord !

Et la vieille princesse respira plus librement.

En ce moment, M. de Châtillon rentra.

– Eh bien, Châtillon, qu'a dit le brigadier Martin ? demanda madame Adélaïde.

– Il a dit tout simplement que, si Votre Altesse royale lui avait fait faire cette offre par un autre que moi, il aurait coupé les oreilles à cet autre.

– Et à vous ?

– à moi, il a bien voulu me faire grâce ; il a même accepté ce que je lui ai offert.

– Et que lui avez-vous offert ?

– Une poignée de main.

– Une poignée de main, Châtillon ! vous avez offert une poignée de main à un jacobin ! Pourquoi n'êtes-vous pas rentré avec un bonnet rouge, pendant que vous y étiez ? C'est incroyable, un brigadier qui refuse dix louis, un comte de Châtillon qui donne une poignée de main à un jacobin ! En vérité, je ne comprends plus rien à la société telle qu'ils l'ont faite.

– Ou plutôt telle qu'ils l'ont défaite, dit madame Victoire en lisant ses heures.

– Défaite, vous avez bien raison, ma sœur, défaite, c'est le mot ; seulement, vivrons-nous assez pour la voir refaire, c'est ce dont je doute. En attendant, Châtillon, donnez vos ordres ; nous partons à quatre heures ; avec une escorte comme celle de ces messieurs, nous pouvons nous hasarder à voyager de nuit. Monsieur de Bocchechiampe, vous dînerez avec nous.

Et, avec un geste qui avait conservé plus de commandement que de dignité, la vieille princesse congédia ses sept défenseurs sans avoir le moins du monde remarqué ce qu'il y avait de blessant dans le choix qu'elle avait fait du plus noble d'entre eux, à l'exclusion des autres, pour dîner à sa table et à celle de sa sœur.

Bocchechiampe demanda pardon par un signe à ses compagnons de la faveur qui lui était faite ; ils lui répondirent par une poignée de main.

Comme l'avait dit de Cesare, cette musique que l'on avait entendue était celle qui précédait le cortège nuptial de Francesca et de Peppino ; le cortège était nombreux ; car, ainsi que l'avait dit encore de Cesare, on s'attendait généralement à quelque catastrophe suscitée par Michele Pezza ; aussi, à leur entrée sur la terrasse, les regards des deux époux se portèrent-ils tout d'abord sur le mur à demi écroulé où, depuis le matin, s'était tenu celui qui causait leur inquiétude.

Le mur était solitaire.

Au reste, aucun objet ne revêtait cette teinte sombre qui, aux yeux du prétendu roi de la création, semble toujours devoir annoncer sa disparition de ce monde. Il était midi ; le soleil dans toute sa splendeur, tamisait ses rayons à travers la treille qui formait un dais de verdure au-dessus de la tête des convives ; les merles sifflaient, les grives chantaient, les moineaux francs pépiaient, et les carafes, pleines de vin, reflétaient, au milieu de leurs rubis liquides, une paillette d'or.

Peppino respira ; il ne voyait la mort nulle parts mais, au contraire, il voyait la vie partout.

Il est si bon de vivre quand on vient d'épouser la femme que l'on aime, et que l'on est enfin arrivé au jour attendu depuis deux ans !

Un instant il oublia Michele Pezza et sa dernière menace, dont il était pâle encore.

Quant à don Antonio, moins préoccupé que Peppino, il avait retrouvé, à la porte, la voiture brisée, et, sur la terrasse, le propriétaire de la voiture.

Il alla à lui en se grattant l'oreille.

Le travail faisait tache dans un pareil jour.

– Ainsi, demanda-t-il à l'ambassadeur, qu'il continuait de prendre purement et simplement pour un voyageur de distinction, Votre Excellence tient absolument à continuer sa route aujourd'hui ?

– Absolument, répondit le citoyen Garat. Je suis attendu à Rome pour affaire de la plus haute importance, et j'ai déjà perdu, à l'accident qui m'est arrivé aujourd'hui, quelque chose comme trois ou quatre heures.

– Allons, allons, un honnête homme n'a que sa parole ; j'ai dit que, quand vous nous auriez fait l'honneur de boire avec nous un verre de vin à l'heureuse union de ces enfants, on travaillerait ; buvons et travaillons.

On remplit tout ce qu'il y avait de verres sur la table, on donna à l'étranger le verre d'honneur, orné d'un filet d'or. L'ambassadeur, pour tenir sa parole, but à l'heureuse union de Francesca et de Peppino ; les jeunes filles crièrent : « Vive Peppino ! » les jeunes garçons : « Vive Francesca ! » et tambours et guitares firent éclater leur tarentelle la plus joyeuse.

– Allons, allons, dit maître della Rota à Peppino, il ne s'agit point ici de faire les yeux doux à notre amoureuse, mais de se mettre à la besogne ; il y a temps pour tout. Embrasse ta femme, garçon, et à l'ouvrage !

Peppino ne se fit point répéter deux fois la première partie de l'invitation : il prit sa femme entre ses bras, et, avec un regard de reconnaissance au ciel, il l'appuya contre son cœur.

Mais, au moment où, abaissant les yeux vers elle avec cette indéfinissable expression de l'amour qui a longtemps attendu et qui va enfin être satisfait, il approchait ses lèvres de celles de Francesca, la détonation d'une arme à feu retentit, et le sifflement d'une balle se fit entendre, suivi d'un bruit mat.

– Oh ! oh ! dit l'ambassadeur, voilà une balle qui m'a bien l'air d'être à mon adresse.

– Vous vous trompez, balbutia Peppino en s'affaissant aux pieds de Francesca, elle est à la mienne.

Et il rendit par la bouche une gorgée de sang.

Francesca jeta un cri et tomba à genoux devant le corps de son mari.

Tous les yeux se tournèrent vers le point d'où le coup était parti : une légère fumée blanchâtre montait, à cent pas peut-être, à travers les peupliers. On vit alors parmi les arbres un jeune homme qui, par des élans rapides, gravissait la montagne un fusil à la main.

– Fra Michele ! s'écrièrent les assistants, fra Michele !

Le fugitif s'arrêta sur une espèce de plate-forme, et, avec un geste de menace :

– Je ne m'appelle plus fra Michele, dit-il ; à partir de ce moment, je m'appelle fra Diavolo.

C'est, en effet, le nom sous lequel il fut connu plus tard ; le baptême du meurtre l'emporta sur celui de la rédemption.

Pendant ce temps, le blessé avait rendu le dernier soupir.

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