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Chapitre CLXXXI
La martyre

Nous voudrions supprimer les derniers détails qui nous restent à raconter, et, arrivé au bout de la voie douloureuse, écrire simplement sur la pierre d'une tombe : CI-GIT LUISA MOLINA SAN FELICE, MARTYRE ; mais l'implacable histoire qui nous a guidé pendant tout ce long récit veut que nous allions jusqu'au bout, les forces dussent-elles nous manquer, et dussions-nous, comme le divin maître, trois fois sur la route, succomber sous le poids de notre fardeau.

Du moins, nous le jurons ici, nous ne faisons pas de l'horreur à plaisir. Nous n'inventons rien ; nous racontons l'événement comme un simple spectateur de la tragédie le raconterait. Hélas ! cette fois encore, la réalité dépassera tout ce que l'imagination pourrait inventer.

Dieu du jugement dernier ! Dieu vengeur ! Dieu de Michel-Ange ! donnez-nous la force d'aller jusqu'au bout !

Comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent, la prisonnière du fort de Castellamare avait été transportée, sortie à peine des douleurs de l'enfantement, de Palerme à Naples, sur la corvette la Sirène, avait été conduite, en arrivant, à la prison de la Vicaria et déposée dans la chambre attenante à la chapelle.

Là, ne pouvant se tenir ni debout ni assise, elle était littéralement tombée sur un matelas, si faible, si mourante, si morte déjà, peut-on dire, que l'on avait jugé inutile de l'enchaîner. Les geôliers n'avaient pas plus craint de la voir fuir que le chasseur ne craint de voir s'envoler la colombe à laquelle son coup de fusil a brisé les deux ailes.

En effet, les deux liens qui eussent pu l'attacher à la vie étaient rompus. Elle avait senti Salvato plier, tomber, expirer pour elle, et, comme un avertissement qu'elle n'avait pas le droit de survivre à celui qui l'avait tant aimée, elle avait vu l'enfant qui la protégeait, avant le terme fixé par la nature, se hâter de sortir de ses entrailles.

Tirer à son tour l'âme de ce pauvre corps brisé était chose bien facile.

Soit pitié, soit pour suivre ce terrible cérémonial de la mort, ses geôliers lui demandèrent si elle avait besoin de quelque chose.

Elle n'eut point la force de répondre et se contenta de secouer la tête négativement.

L'avis donné par Ferdinand qu'elle était en état de grâce, et pouvait mourir sans confession, avait été transmis au gouverneur de la Vicaria, et le prêtre, en conséquence, n'avait été convoqué que pour l'heure à laquelle elle devait quitter la prison, c'est-à-dire pour huit heures du matin.

L'exécution ne devait avoir lieu qu'à dix heures ; mais la pauvre femme, mourant sous l'accusation d'avoir causé le supplice des deux Backer, devait faire amende honorable à la porte de leur maison et à la place où ils avaient été fusillés.

Puis il y avait un avantage très-grand à cette décision. On se rappelle cette lettre de Ferdinand où il dit au cardinal Ruffo qu'il ne s'étonne point qu'il y ait du bruit au Vieux-Marché, attendu que, depuis huit jours, on n'a pendu personne à Naples. Or, depuis plus d'un mois, il n'y avait pas eu d'exécution. On savait les prisons presque vidées par les bourreaux. On ne pouvait plus guère compter sur ce genre de spectacle pour maintenir le peuple dans la soumission. Le supplice de la San Felice était donc le bienvenu, et il fallait le rendre le plus éclatant et le plus douloureux possible pour qu'il fit prendre patience à ces bêtes féroces du Vieux-Marché que, depuis six mois, Ferdinand nourrissait de chair humaine et désaltérait avec du sang.

Il est vrai que le hasard, en éloignant maître Donato, c'est-à-dire le bourreau patenté, et en lui substituant le beccaïo, c'est-à-dire un bourreau amateur, ménageait, sous ce rapport, de douces surprises au peuple bien-aimé de Sa Majesté Sicilienne.

Nous n'essayerons pas de peindre ce que fut pour la pauvre femme cette nuit d'angoisses. Seule, son amant mort, son enfant mort ; jetée, le corps meurtri au dehors, mutilé au dedans, sur ce matelas funèbre, dans cette antichambre de l'échafaud qui avait vu passer tant de martyrs, elle resta dans l'atonie terrible de la prostration morale et physique ; ne sortant de cette prostration que pour compter les heures, dont chaque vibration, comme un coup de poignard, pénétrait dans son cœur ; puis, le dernier frisson du bronze éteint, le calcul fait du temps qui lui restait à vivre, laissant retomber sa tête sur sa poitrine, et rentrant dans sa somnolente agonie.

Enfin, quatre heures, cinq heures, six heures sonnèrent, et le jour parut : le dernier !

Il était sombre et pluvieux, en harmonie, du moins, avec la lugubre cérémonie qu'il allait éclairer : un sinistre jour de novembre, un de ces jours qui annoncent la mort de l'année.

Le vent sifflait dans les corridors ; la pluie, qui tombait à torrents, fouettait les fenêtres.

Luisa, sentant que l'heure approchait, se souleva avec effort sur ses genoux, appuya sa tête à la muraille, et, grâce à cet appui, pouvant demeurer à demi debout, se mit à prier.

Mais elle n'avait plus mémoire d'aucune prière, ou plutôt, n'ayant jamais prévu la situation où elle se trouvait, elle n'avait pas de prière pour cette situation, et, simple écho d'un cœur défaillant, ses lèvres répétaient : « Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! »

à sept heures, on ouvrit la porte extérieure des bianchi. Elle frissonna sans savoir quelle était la signification du bruit qu'elle entendait ; mais tout bruit était pour elle un coup frappé par la mort sur la porte de la vie !

à sept heures et demie, elle entendit un pas lourd et intermittent retentir dans la chapelle ; puis la porte de sa prison s'ouvrit, et, sur le seuil, elle vit apparaître quelque chose de fantastique et de hideux, un être comme en enfantent les étreintes du cauchemar.

C'était le beccaïo, avec sa jambe de bois, sa main gauche mutilée, son visage fendu, son œil crevé.

Un large couperet était passé dans sa ceinture, près de son couteau à égorger les moutons.

Il riait.

– Ah ! ah ! dit-il, te voilà, la belle ! Je ne connaissais pas toute ma chance. Je savais bien que tu étais la dénonciatrice des pauvres Backer ; mais je ne savais pas que tu fusses la maîtresse de cet infâme Salvato !... Il est donc mort ! ajouta-t-il en grinçant des dents, et je n'aurai pas la joie de vous tuer tous les deux ensemble !... Au fait, reprit-il, j'aurais été trop embarrassé de savoir par lequel des deux commencer !

Puis, descendant les trois ou quatre marches qui conduisaient de la chapelle dans la prison, et voyant la splendide chevelure de Luisa éparse sur ses épaules :

– Ah ! dit-il, voilà des cheveux qu'il faudra couper : c'est dommage.

Il s'avança vers la prisonnière.

– Allons, dit-il, levons-nous, il est temps.

Et, d'un geste brutal, il étendit la main pour la saisir sous le bras.

Mais, avant que sa jambe de bois lui eût permis de traverser la salle, la porte des bianchi s'était ouverte, et un pénitent vêtu de la longue robe blanche, dont les yeux seuls brillaient à travers les ouvertures de sa cagoule, s'était placé entre le bourreau et la victime, et, étendant la main pour empêcher le beccaïo de faire un pas de plus :

– Vous ne toucherez cette femme que sur l'échafaud, dit-il.

Au son de cette voix, la San Felice jeta un cri, et, retrouvant des forces qu'elle-même croyait perdues, elle se dressa tout debout sur ses pieds, s'appuyant à la muraille, comme si cette voix, si douce qu'elle fût, lui eût causé plus de terreur que la voix menaçante ou railleuse du beccaïo.

– Il faut qu'elle soit en chemise et pieds nus pour faire amende honorable, répondit le beccaïo ; il faut que ses cheveux soient coupés pour que je lui coupe la tête : qui lui coupera les cheveux ? qui lui ôtera sa robe ?

– Moi, dit le pénitent de sa même voix, tout à la fois douce et ferme.

– Oh ! oui, vous, dit Luisa avec un inexprimable accent, et enjoignant les mains.

– Tu entends, dit le pénitent, sors et attends-nous dans la chapelle : tu n'as rien à faire ici.

– j'ai tout droit sur cette femme ! s'écria le beccaïo.

– Tu as droit sur sa vie, non pas sur elle ; tu as reçu des hommes l'ordre de la tuer ; j'ai reçu de Dieu celui de l'aider à mourir ; exécutons chacun l'ordre que nous avons reçu.

– Ses effets m'appartiennent, son argent m'appartient, tout ce qui est à elle m'appartient. Rien que ses cheveux valent quatre ducats !

– Voici cent piastres, dit le pénitent, jetant une bourse pleine d'or dans la chapelle pour forcer le beccaïo de l'y aller chercher. Tais-toi, et sors.

Il y eut dans l'âme immonde de cet homme un instant de lutte entre l'avarice et la haine : l'avarice l'emporta. Il passa dans la chambre à côte, jurant et maudissant.

Le pénitent le suivit, tira la porte sans la fermer, mais suffisamment pour dérober la prisonnière aux regards curieux.

Nous avons dit quelle était la puissance des bianchi et comment leur protection s'étendait sur les derniers moments des condamnés, qui n'appartenaient au bourreau que lorsqu'ils avaient levé la main de dessus l'épaule du patient et qu'ils avaient dit à l'exécuteur : Cet homme (ou cette femme) est à toi.

Le pénitent descendit lentement les marches de l'escalier, et, tirant des ciseaux de dessous sa robe, s'approcha de Luisa en les lui montrant.

– Vous ou moi ? demanda-t-il.

– Vous ! oh ! vous ! s'écria Luisa.

Et elle se tourna vers lui, de manière qu'il pût accomplir cette suprême et funèbre tâche qu'on appelle la toilette du condamné.

Le pénitent étouffa un soupir, leva les yeux au ciel, et l'on put voir, à travers l'ouverture de son masque de toile, de grosses larmes rouler de ses yeux.

Puis il réunit le plus doucement qu'il put, de sa main gauche, la luxuriante chevelure de la prisonnière en une seule poignée, et, glissant, de la main droite, les ciseaux entre sa main gauche et le cou, en prenant toute précaution pour que le fer ne le touchât point, il coupa lentement cet ornement de la vie, qui devenait un obstacle à l'heure de la mort.

– à qui voulez-vous que ces cheveux soient remis ? demanda le pénitent lorsque les cheveux furent coupés.

– Gardez-les pour l'amour de moi, je vous en supplie ! dit Luisa.

Le pénitent les approcha de sa bouche, pendant que Luisa ne pouvait le voir, et les baisa.

– Et maintenant, dit Luisa en passant avec un frisson sa main derrière son cou dénudé, que me reste-il à faire ?

– Le jugement vous condamne à l'amende honorable, en chemise et pieds nus.

– Oh ! les tigres ! murmura Luisa, chez qui la pudeur se révoltait.

Le pénitent, sans dire un mot, rentra dans le vestiaire des bianchi, à la porte duquel se promenait une sentinelle, détacha une robe de pénitent, en coupa le capuchon avec ses ciseaux, et, la présentant à Luisa :

– Hélas ! dit-il, voilà tout ce que je puis faire pour vous.

La condamnée poussa un cri de joie : elle avait compris que cette robe montant jusqu'à la naissance du cou et s'étendant sur ses pieds, n'était pas une chemise, mais un linceul qui voilait sa nudité à tous les regards et qui étendait à l'avance sur elle le suaire sacré de la mort.

– Je sors, dit le pénitent : vous m'appellerez quand vous serez prête.

Dix minutes après, on entendit la voix de Luisa qui disait :

– Mon père !

Le pénitent rentra.

Luisa avait déposé ses habits sur un escabeau. Elle était vêtue de sa chemise, ou plutôt de sa robe ; elle avait les pieds nus.

L'extrémité de l'un d'eux sortait du bas de la toile : l'œil du pénitent se porta sur la pointe de ce pied si délicat avec lequel elle devait, sur le pavé de Naples, marcher jusqu'à l'échafaud.

– Dieu ne veut pas, dit-il, qu'il manque quelque chose à votre passion... Courage, martyre ! vous êtes sur le chemin du ciel.

Et, lui présentant son épaule, sur laquelle la prisonnière s'appuya, il monta avec elle les marches du petit escalier ; et, poussant la porte de la chapelle :

– Nous voilà, dit-il.

– Vous y avez mis le temps ! dit le beccaïo. Il est vrai que, quand la condamnée est belle...

– Silence, misérable ! dit le pénitent : tu as le droit de mort, pas celui d'insulte.

On descendit l'escalier, on passa à travers les trois grilles, on arriva dans la cour.

Douze prêtres attendaient avec les enfants de chœur portant les bannières et les croix.

Vingt-quatre bianchi se tenaient prêts à accompagner la patiente, et des moines de plusieurs ordres à couvert sous les arcades devaient compléter le cortège.

La pluie tombait à torrents.

Luisa regarda autour d'elle ; elle semblait chercher quelque chose.

– Que désirez-vous ? demanda le pénitent.

– Je voudrais bien un crucifix, demanda Luisa.

Le pénitent tira de sa robe un petit crucifix d'argent suspendu par un ruban de velours noir, et lui passa le ruban au cou.

– ô mon Sauveur ! dit-elle, jamais je ne souffrirai ce que vous avez souffert ; mais je suis une femme ! donnez-moi la force !

Elle baisa le crucifix, et, comme fortifiée par ce baiser :

– Allons, dit-elle !

Le cortège s'ébranla. Les prêtres marchaient les premiers, chantant les prières des morts.

Puis, hideux dans sa joie, riant d'un rire féroce, agitant de la main droite son couperet avec le signe d'un homme qui coupe une tête, s'appuyant de la main gauche sur un bâton pour aider sa marche disloquée, derrière les prêtres, marchait le beccaïo.

Ensuite venait Luisa, le bras droit appuyé sur l'épaule du pénitent et pressant de la main gauche le crucifix sur ses lèvres.

Derrière eux marchaient les vingt-quatre bianchi.

Enfin, après les bianchi, venaient des moines de tous les ordres et de toutes les couleurs.

Le cortège déboucha sur la place de la Vicaria : la foule était immense.

Des cris de joie accueillirent le cortège, mêlés d'injures et de malédictions. Mais la victime était si jeune, si résignée, si belle ; tant de rapports divers, dont quelques-uns n'étaient pas dénués d'intérêt et de sympathie, avaient couru sur son compte, qu'au bout de quelques instants, les injures et les menaces s'éteignirent peu à peu et firent place au silence.

D'avance la voie douloureuse était tracée. Par la strada dei Tribunali, on gagna la rue de Tolède ; puis on suivit la rue encombrée de monde. Les maisons semblaient bâties de têtes.

à l'extrémité de la rue de Tolède, les prêtres tournèrent à gauche, passèrent devant Saint-Charles, tournèrent le largo Castello, et prirent la via Medina, où était située, on se le rappelle, la maison Backer.

La grande porte avait été changée en reposoir, dont une espèce d'autel, chargé de fleurs de papier et de cierges que le vent avait éteints, formait la base.

Le cortège s'y arrêta et fit autour de Luisa un grand demi-cercle dont elle devint le centre.

La pluie avait trempé sa robe et l'avait collée à ses membres : elle s'agenouilla toute grelottante.

– Priez ! lui dit durement un prêtre.

– Bienheureux martyrs, mes frères, dit Luisa, priez pour une martyre comme vous !

On fit une station de dix minutes, à peu près ; puis on se remit en marche.

Cette fois, la funèbre procession revint sur ses pas, prit la strada del Molo, la strada Nuova, rentra dans le vieux Naples par la place du Marché, et s'arrêta en face du grand mur où les Backer avaient été fusillés.

Le mauvais pavé des quais avait mis en sang les pieds de la martyre, la bise de la mer l'avait glacée. Elle gémissait sourdement à chaque pas qu'elle faisait ; mais ses gémissements étaient couverts par les chants des hommes d'église. Les forces lui manquaient ; mais le pénitent lui avait passé le bras autour du corps et la soutenait.

La même scène qu'à la porte de la maison se renouvela devant le mur.

La San Felice s'agenouilla ou plutôt tomba sur ses genoux, fit, mais d'une voix presque éteinte, la même prière. Il était évident qu'à demi épuisée par ses couches récentes, par son voyage sur une mer houleuse, ces dernières fatigues, ces dernières douleurs achevaient de l'épuiser, et que, si elle eût eu à faire encore la moitié du chemin qu'elle avait déjà fait, elle serait morte avant d'arriver à l'échafaud.

Mais elle était arrivée !

Du pied de ce mur, sa dernière station, elle entendait gronder comme un orage les vingt ou trente mille lazzaroni, hommes et femmes, qui encombraient déjà la place du Marché, sans compter ceux qui, pareils à des torrents se jetant dans un lac, y affluaient par ces mille petites rues, par cet inextricable réseau de ruelles qui aboutissent à cette place, forum de la populace napolitaine, jamais elle n'eût pu passer au milieu de cette foule compacte, si la curiosité n'eût produit ce miracle de lui faire ouvrit ses rangs.

Elle marchait les yeux fermés, appuyée à son consolateur, soutenue par lui, lorsque, tout à coup, elle sentit frissonner le bras qui lui enveloppait le corps. Ses yeux s'ouvrirent malgré elle... Elle aperçut l'échafaud !

Il était dressé en face de la petite église de la Sainte-Croix, juste à l'endroit où fut décapité Conradin.

Il se composait simplement d'une plate-forme élevée de trois mètres au-dessus du niveau de la place, avec un billot dessus.

Il était découvert et sans balustrade, afin qu'aucun détail du drame qui allait s'y passer n'échappât aux spectateurs.

On y montait par un escalier.

L'escalier, chose de luxe, était là non point pour la commodité de la patiente, mais pour celle du beccaïo, qui, avec sa jambe de bois, n'eût pu gravir à une échelle.

Dix heures sonnaient à l'église de la Sainte-Croix, lorsque, les prêtres, les pénitents et les moines s'étant rangés autour de l'échafaud, la condamnée parvint au pied de l'escalier.

– Du courage ! lui dit le pénitent : dans dix minutes, au lieu de mon bras débile, ce sera le bras puissant de Dieu qui vous soutiendra. Il y a moins loin de cet échafaud au ciel qu'il n'y a du pavé de cette place à l'échafaud.

Luisa rassembla toutes ses forces et monta l'escalier. Le beccaïo l'avait précédée sur la plate-forme, où son apparition, hideuse et grotesque tout à la fois, avait excité une clameur universelle.

Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on ne voyait que des têtes mouvantes, que des bouches ouvertes, que des yeux avides et flamboyants.

Par une seule ouverture, on voyait le quai chargé de monde, et, au delà du quai, la mer.

– Allons, dit le beccaïo en titubant sur sa jambe de bois et en agitant son couperet, sommes-nous prêts, enfin ?

– Quand le moment sera venu, c'est moi qui vous le dirai, répondit le pénitent.

Puis, à la patiente, avec une douceur infinie :

– Ne désirez-vous rien ? demanda-t-il.

– Votre pardon ! votre pardon ! s'écria Luisa en tombant à genoux devant lui.

Le pénitent étendit la main sur sa tête inclinée.

– Soyez tous témoins, dit-il d'une voix haute, qu'en mon nom, au nom des hommes et de Dieu, je pardonne à cette femme.

La même voix rude, qui, devant la maison des Backer avait ordonné à la San Felice de prier, cria, du pied de l'échafaud :

– êtes-vous un prêtre, pour donner l'absolution ?

– Non, répondit le pénitent ; mais, pour n'être point prêtre, mon droit n'en est pas moins sacré : je suis son mari !

Et, relevant la condamnée, rejetant en arrière sa cagoule, il lui ouvrit les deux bras, et chacun put reconnaître, malgré l'expression de douleur imprimée sur elle, la douce figure du chevalier San Felice.

Luisa se laissa tomber en sanglotant sur la poitrine de son mari.

Si endurcis que fussent les spectateurs, bien peu d'yeux restèrent secs à ce spectacle.

Quelques voix, rares il est vrai, crièrent :

– Grâce !

C'était la protestation de l'humanité.

Luisa comprit elle-même que l'heure était venue.

Elle s'arracha des bras de son mari, et, chancelante, elle fit un pas du côté du bourreau en disant :

– Mon Dieu ! je me remets entre vos mains.

Puis elle tomba à genoux, et, posant d'elle-même sa tête sur le billot :

– Suis-je bien ainsi, monsieur ? dit-elle.

– Oui, répondit rudement le beccaïo.

– Ne me faites pas souffrir, je vous prie.

Le beccaïo, au milieu d'un silence de mort, leva le couperet...

Mais, alors, il se passa une chose horrible.

Soit que sa main fût mal assurée, soit que l'arme n'eût pas le poids nécessaire, le premier coup, en tombant, fit une large entaille au cou de la patiente, mais ne trancha point les vertèbres.

Luisa poussa un cri, se releva sanglante et battant l'air de ses bras.

Le bourreau la prit par ce qu'il lui restait de cheveux, la courba sur le billot, et frappa une seconde, une troisième fois, au milieu des imprécations de la multitude, sans parvenir à séparer la tête du tronc.

Au troisième coup, folle de douleur, appelant Dieu et les hommes à son secours, Luisa, toute ruisselante de sang, s'échappa de ses mains, et, s'élançant, allait se jeter au milieu de la foule, lorsque le beccaïo, laissant tomber son couperet et saisissant son couteau d'égorgeur, arme qui lui était plus familière, arrêta la pauvre martyre, en lui faisant une ceinture de son bras, et lui plongea son couteau au-dessus de la clavicule.

Le sang jaillit à flots : l'artère était coupée. Cette fois, la blessure était mortelle.

Luisa poussa un soupir, leva les mains et les yeux au ciel, puis s'affaissa sur elle-même.

Elle était morte.

Dès le premier coup de couperet, le chevalier San Felice s'était évanoui.

C'était plus que n'en pouvait supporter, sans se mettre de la partie le peuple du Vieux-Marché, si habitué qu'il fût à de pareils spectacles. Il se rua sur l'échafaud, qu'il démolit en un instant ; sur le beccaïo, qu'il mit en pièces eu un clin d'œil.

Puis, de l'échafaud, il fit un bûcher, où il brûla le bourreau, tandis que quelques âmes pieuses priaient autour du corps de la victime, déposée au pied du grand autel de l'église del Carmine.

Le chevalier, toujours évanoui, avait été transporté à l'office des bianchi.

*****

L'exécution de la malheureuse San Felice fut la dernière qui eut lieu à Naples. Bonaparte, que le capitaine Skinner avait vu passer sur le Muiron, selon les prévisions du roi Ferdinand, trompant la vigilance de l'amiral Keith, débarquait, le 8 octobre, à Fréjus ; le 9 novembre suivant, il faisait le coup d'état connu sous le nom de 18 brumaire ; le 14 juin, gagnait la bataille de Marengo, et, en signant la paix avec l'Autriche et les Deux-Siciles, exigeait de Ferdinand la fin des supplices, l'ouverture des prisons, le retour des proscrits.

Pendant près d'un an, le sang avait coulé sur toutes les places publiques du royaume, et l'on évalue à plus de quatre mille les victimes de la réaction bourbonienne.

Seulement, la junte d'état, qui croyait ses sentences sans appel, se trompait. à défaut de la justice humaine, les victimes ont fait appel à la justice divine, et Dieu a cassé ses jugements.

La maison des Bourbons de Naples a cessé de régner, et, selon la parole du Seigneur, les crimes des pères sont retombés sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération.

Dieu seul est grand.

Le capitaine Skinner, ou plutôt frère Joseph – les derniers devoirs rendus à Salvato – rentra au couvent du Mont-Cassin, et les pauvres malades des environs qui l'avaient demandé inutilement pendant trois ou quatre mois, virent briller de nouveau, du crépuscule à l'aurore, une lueur à la fenêtre la plus haute du couvent.

C'était la lampe du moine sceptique, ou plutôt du père désolé, qui continuait de chercher Dieu et qui ne le trouvait pas.

* * *

Aujourd'hui 25 février 1865, à dix heures du soir, j'ai achevé ce récit, commencé le 24 juillet 1863, jour anniversaire de ma naissance.

Pendant près de dix-huit mois, j'ai laborieusement et consciencieusement élevé ce monument à la gloire du patriotisme napolitain et à la honte de la tyrannie bourbonienne.

Impartial comme la justice, qu'il soit durable comme l'airain !

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