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Chapitre CLVII
De par Horace Nelson

C'était à la suite de l'entrevue que le fermier et Scipion Lamarra avaient eue avec milord Nelson que sir William Hamilton avait écrit à sir John Acton :

« Caracciolo et douze de ces infâmes rebelles seront bientôt entre les mains de milord Nelson. »

Les douze infâmes rebelles, nous l'avons vu par la lettre d'Albanese au cardinal, avaient été expédiés à bord du Foudroyant.

C'étaient Manthonnet, Massa, Bassetti, Dominique Cirillo, Ercole, d'Agnese, Borgo, Piati, Mario Pagano, Conforti, Bassi et Velasco.

Quant à Caracciolo, il devait être livré le 29 au matin.

En effet, pendant la nuit, six matelots, déguisés en paysans et armés jusqu'aux dents, avaient abordé au Granatello, étaient descendus à terre, et, guidés par Scipion Lamarra, avaient pris le chemin de Calvezzano, où ils étaient arrivés vers trois heures du matin.

Le fermier veillait, tandis que Caracciolo, à qui il avait rapporté de Naples les nouvelles les plus tranquillisantes, s'était couché et dormait aveuglé par cette confiance que les honnêtes gens ont, par malheur, presque toujours, dans les coquins.

Caracciolo avait son sabre sous son chevet, deux pistolets sur sa table de nuit ; mais, prévenus par le fermier de ces précautions, les marins, en s'élançant dans la chambre, avaient commencé par mettre la main sur les armes.

Alors, en voyant qu'il était pris et que toute résistance était inutile, Caracciolo avait relevé la tête et tendu de lui-même les mains aux cordes dont on s'apprêtait à le lier.

Il avait bien voulu fuir la mort, tant que la mort n'était pas là ; mais, la sentant sous ses pas, il se retournait et lui faisait face.

Une espèce de charrette d'osier attelée de deux chevaux attendait à la porte. On y porta Caracciolo. Les soldats s'assirent autour de lui ; Scipion prit les rênes.

Le traître se tint à l'écart et ne parut pas.

Il avait discuté le prix de sa trahison, en avait reçu une partie et devait recevoir le reste après livraison faite de son maître.

On arriva à sept heures du matin au Granatello ; on transborda le prisonnier de la charrette dans la barque ; les six paysans redevinrent des matelots, ressaisirent leurs avirons et ramèrent vers le Foudroyant.

Depuis dix heures du matin, Nelson était sur le pont du Foudroyant, sa lunette à la main, et l'œil tourné vers le Granatello, c'est-à-dire entre Torre-del-Greco et Castellamare.

Il vit une barque se détacher du rivage ; mais, à sept ou huit milles de distance, il n'y avait pas moyen de la reconnaître. Cependant, comme elle était la seule qui sillonnât la surface unie et calme de la mer, son œil ne s'en détourna point.

Un instant après, la belle créature qu'il avait à bord, souriante comme si elle entrait dans un jour de fête, montra sa tête au-dessus de l'escalier du tillac et vint s'appuyer à son bras.

Malgré ses douces habitudes de paresse, qui souvent lui faisaient commencer sa journée lorsque plus de la moitié de la journée était passée, elle s'était levée, ce jour-là, dans l'attente des grands événements qu'il devait voir s'accomplir.

– Eh bien ? demanda-t-elle à Nelson.

Nelson lui montra silencieusement du doigt la barque qui s'approchait, n'osant encore lui affirmer que ce fût la barque attendue, mais jugeant, d'après la ligne rigide qu'elle suivait depuis qu'elle avait quitté le rivage en s'avançant vers le Foudroyant, que ce devait être elle.

– Où est sir William ? demanda Nelson.

– C'est à moi que vous faites cette question ? demanda en riant Emma.

Nelson rit à son tour ; puis, se retournant :

– Parkenson, dit-il au jeune officier qui se trouvait le plus rapproché de lui, et auquel d'ailleurs, soit sympathie, soit certitude d'être plus intelligemment obéi, il adressait plus volontiers ses ordres, – Parkenson, tâchez donc de découvrir sir William, et dites-lui que j'ai tout lieu de croire que la barque que nous attendons est en vue.

Le jeune homme salua et se mit en quête de l'ambassadeur.

Pendant les quelques minutes que le jeune lieutenant mit à trouver sir William et à l'amener, la barque continuait à s'approcher, et les doutes de Nelson commençaient à disparaître. Les rameurs nous l'avons dit, déguisés en paysans, ramaient d'une façon trop régulière pour être des paysans et, d'ailleurs, debout à la proue, se tenait et faisait des signes de triomphe un homme que Nelson finit par reconnaître pour Scipion Lamarra.

Parkenson avait trouvé sir William Hamilton occupé à écrire au capitaine général Acton, et il avait interrompu sa lettre, à peine commencée, pour venir en toute hâte joindre Nelson et Emma Lyonna sur le pont.

La lettre interrompue était sur son bureau, et nous allons donner une nouvelle preuve de la conscience que nous avons mise dans nos recherches, en mettant sous les yeux de nos lecteurs ce commencement de lettre, dont, plus tard, nous leur donnerons la suite. Voici ce commencement :

« à bord du Foudroyant, 29 juin 1799.

» Monsieur,

» J'ai reçu de Votre Excellence trois lettres, deux en date du 25, et l'autre en date du 26, et je suis enchanté de voir que tout ce que lord Nelson et moi avons fait, a obtenu l'approbation de Leurs Majestés Siciliennes. Le cardinal s'obstine à se séparer de nous et ne veut pas se mêler de la reddition de Saint-Elme. Il a envoyé, pour le remplacer et pour se mettre d'accord sur les moyens d'attaque avec lord Nelson le duc de la Salandra. Le capitaine Troubridge commandera les milices anglaises et les soldats russes ; vous arriverez avec quelques bonnes pièces d'artillerie, et alors ce sera le duc de Salandra qui commandera en chef. Troubridge n'a fait aucune opposition à cet arrangement.

» En somme, je me flatte que cette importante affaire sera promptement terminée et que la bannière du roi flottera dans quelques jours sur Saint-Elme, comme elle flotte déjà sur les autres châteaux... »

C'était là qu'en était sir William, lorsque le jeune officier était venu le déranger.

Il était monté sur le pont, comme nous l'avons dit, et était venu se joindre au groupe que formaient déjà Nelson et Emma Lyonna.

Quelques instants après, il n'y avait plus aucun doute : Nelson avait reconnu Scipion Lamarra, et les signes de celui-ci lui avaient donné à connaître que Caracciolo était prisonnier et qu'on le lui amenait.

Que se passa-t-il dans le cœur de l'amiral anglais lorsqu'il apprit cette nouvelle tant désirée ? Ni l'historien ni le romancier n'ont la vue assez perçante pour voir au delà de cette couche d'impassibilité qui s'étendit sur son visage.

Bientôt, l'œil des trois personnes intéressées à cette capture put bientôt, en plongeant au fond de la barque, y voir l'amiral couché et garrotté. Son corps, placé en travers de la barque, avait pu servir d'appui aux deux rameurs du milieu.

Sans doute ne jugea-t-on pas à propos de prendre la peine de contourner le bâtiment pour aborder par l'escalier d'honneur, ou peut-être encore eut-on honte de pousser jusque-là la dérision. Mais tant il y a que la gaffe des deux premiers matelots s'attacha à l'escalier de bâbord, et que Scipion Lamarra s'élança sur cet escalier pour annoncer le premier de vive voix à Nelson la réussite de l'entreprise.

Pendant ce temps, les marins déliaient les jambes de l'amiral pour qu'il pût monter à bord ; mais ils lui laissaient les mains liées derrière le dos avec une telle rigidité, que, lorsque ces liens tombèrent, ils avaient laissé autour des poignets la trace sanglante de leurs nombreux anneaux.

Caracciolo passa devant ce groupe ennemi dont la joie insultait à son malheur, et fut conduit dans une chambre de l'entre-pont, dont on laissa la porte ouverte en plaçant deux sentinelles à cette porte.

à peiné Caracciolo avait-il fait cette courte apparition, que sir William, désireux d'annoncer le premier au roi et à la reine cette bonne nouvelle, se précipita dans sa chambre, reprit la plume et continua :

« Nous venons d'avoir le spectacle de Caracciolo, pâle, avec une longue barbe, à moitié mort, les yeux baissés, les mains garrottées. Il a été amené à bord du vaisseau le Foudroyant, où se trouvent déjà non-seulement ceux que je vous ai nommés, mais encore le fils de Cassano , don Julio, le prêtre Pacifico et d'autres infâmes traîtres. Je suppose qu'il sera fait promptement justice des plus coupables. En vérité, c'est une chose qui fait horreur ; mais, moi qui connais leur ingratitude et leurs crimes, je suis moins impressionné du châtiment que les nombreuses personnes qui ont assisté à ce spectacle. Je crois, d'ailleurs, que c'est pour nous une excellente chose que d'avoir à bord du Foudroyant les principaux coupables, au moment où l'on va attaquer Saint-Elme, attendu que nous pourrons trancher une tête à chaque boulet que les Français tireront sur la ville de Naples.

» Adieu, mon très-cher monsieur, etc.

» W. HAMILTON.

» P.-S. – Venez, s'il est possible, pour accommoder toutes choses. J'espère que nous aurons terminé, avant leur arrivée, quelques affaires qui pourraient affliger Leurs Majestés. Le procès de Caracciolo va être fait par les officiers de Leurs Majestés Siciliennes. S'il est condamné, comme c'est probable, la sentence sera immédiatement exécutée. Il semble déjà à moitié mort d'abattement. Il demandait à être jugé par des officiers anglais.

» Le bâtiment qui vous portera cette lettre partant à l'instant pour Palerme, je ne puis rien vous dire de plus. »

Et, cette fois, sir William Hamilton pouvait, sans crainte de se tromper, annoncer que le procès ne durerait pas longtemps.

Voici les ordres de Nelson ; on ne l'accusera point d'avoir fait attendre l'accusé :

Au capitaine comte de Thurn, commandant la frégate de Sa Majesté LA MINERVE.

« De par Horace Nelson :

» Puisque François Caracciolo, commodore de Sa Majesté Sicilienne, a été fait prisonnier, et est accusé de rébellion contre son légitime souverain, pour avoir fait feu sur la bannière royale hissée sur la frégate la Minerve, qui se trouvait sous vos ordres,

» Vous êtes requis et, en vertu de la présente, il vous est ordonné de réunir cinq des plus anciens officiers qui se trouvent sous votre commandement, en retenant la présidence pour vous, et d'informer pour savoir si le délit dont est accusé ledit Caracciolo peut être prouvé ; et, si la preuve du délit ressort de l'instruction, vous devez recourir à moi pour savoir quelle peine il subira.

« à bord du Foudroyant, golfe de Naples, 29 juin 1799.

» HORACE NELSON. »

Ainsi, vous le voyez par le peu de mots que nous avons soulignés, ce n'était point le conseil de guerre qui faisait le procès, ce n'étaient pas les juges qui avaient reconnu la culpabilité, qui devaient appliquer la peine selon leur conscience ; non, c'était Nelson, qui n'assistait ni à l'instruction ni à l'interrogatoire ; qui, pendant ce temps peut-être, parlait d'amour avec la belle Emma Lyonna ; c'était Nelson qui, sans même avoir pris connaissance du procès, se chargeait de prononcer la sentence et de déterminer la peine !

Aussi, l'accusation est-elle si grave, qu'une fois encore, comme la chose nous est arrivée si souvent dans le cours de ce récit, le romancier, qui craint qu'on ne l'accuse de trop d'imagination, passe la plume à l'historien et lui dit : « à ton tour, frère : la fantaisie n'a pas le droit d'inventer, l'histoire seule a le droit de dire ce que tu vas dire. »

Nous affirmons donc qu'il n'y a pas un mot de ce que l'on a lu depuis le commencement de ce chapitre, nous affirmons donc qu'il n'y a pas un mot de ce qu'on va lire jusqu'à la fin de ce chapitre qui ne soit l'exacte vérité : ce n'est pas notre faute si, pour être nue, elle n'en est pas moins terrible.

Nelson, sans s'inquiéter du jugement de la postérité et même des contemporains, avait décidé que le procès de Caracciolo aurait lieu sur son propre bâtiment, attendu, comme le disent MM. Clarke et Marc Arthur dans leur Vie de Nelson, que l'amiral craignait que, si le procès se faisait à bord d'un navire napolitain, le navire ne se révoltât, tant, ajoutent ces messieurs, tant Caracciolo était aimé dans la marine !

Aussi le procès commença-t-il immédiatement après la publication de l'arrêté rendu par Nelson, celui-ci ne s'inquiétant point, dans son servilisme pour la reine Caroline, pour le roi Ferdinand, et peut-être même dans son orgueil personnel, si profondément offensé par Caracciolo ; celui-ci ne s'inquiétant point, disons-nous, s'il foulait aux pieds toutes les lois internationales, puisqu'il n'avait pas le droit de juger son égal en rang, son supérieur comme position sociale, lequel, s'il était coupable, n'était, coupable qu'envers le roi des Deux-Siciles, et non envers le roi d'Angleterre.

Et maintenant, pour que l'on ne nous accuse pas de sympathie à l'égard de Caracciolo et d'injustice envers Nelson, nous allons purement et simplement tirer du livre des panégyristes de l'amiral anglais le procès-verbal du jugement. Ce procès-verbal, dans sa simplicité, nous paraît bien autrement émouvant que le roman inventé par Cuoco ou fabriqué par Coletta.

Les officiers napolitains composant le conseil de guerre, sous la présidence du comte de Thurn, se réunirent immédiatement dans le carré des officiers.

Deux marins anglais, sur l'ordre du comte de Thurn, se rendirent à la chambre où était enfermé Caracciolo, lui enlevèrent les cordes qui le garrottaient et le conduisirent devant le conseil de guerre.

La chambre où il était réuni resta ouverte, selon l'usage, et tous purent y entrer.

Caracciolo, en reconnaissant dans ses juges, à part le comte de Thurn, tous les officiers qui avaient servi sous lui, sourit et secoua la tête.

Il était évident que pas un de ces hommes n'oserait l'absoudre.

Il y avait du vrai dans ce qu'avait dit sir William. Quoique âgé de quarante-neuf ans à peine, grâce à sa barbe inculte, à ses cheveux en désordre, Caracciolo en paraissait soixante et dix.

Cependant, arrivé en face de ses juges, il se redressa de toute la hauteur de sa taille et retrouva l'assurance, la fermeté, le regard d'un homme habitué à commander, et son visage, bouleversé par la rage, prit l'expression d'un calme hautain.

L'interrogatoire commença. Caracciolo ne dédaigna point d'y répondre, et le résumé de ses réponses fut celui-ci :

« Ce n'est point la République que j'ai servie, c'est Naples ; ce n'est point la royauté que j'ai combattue, c'est le meurtre, le pillage, l'incendie. Depuis longtemps, je faisais le service de simple soldat, lorsque j'ai été en quelque sorte contraint de prendre le commandement de la marine républicaine, commandement qu'il m'était impossible de refuser. »

Si Nelson eût assisté à l'interrogatoire, il eût pu appuyer cette assertion de Caracciolo ; car il n'y avait pas trois mois que Troubridge lui avait écrit, on se le rappelle :

« J'apprends que Caracciolo a l'honneur de monter la garde comme simple soldat. Hier, il a été vu faisant la sentinelle au palais. Il avait refusé de prendre du service ; mais il paraît que les jacobins forcent tout le monde. »

On lui demanda alors pourquoi, puisqu'il avait servi forcément, il n'avait pas profité des occasions nombreuses qui lui avaient été offertes de fuir.

Il répondit que fuir était toujours fuir ; que peut-être avait-il été retenu par un faux point d'honneur, mais qu'enfin il avait été retenu. Si c'était un crime, il l'avouait.

L'interrogatoire se borna là. On voulait de Caracciolo un simple aveu : cet aveu, il l'avait fait, et, quoique fait avec beaucoup de calme et de dignité, bien que la manière dont avait répondu Caracciolo lui eût, dit le procès-verbal, mérité la sympathie des officiers anglais parlant italien qui avaient assisté à la séance, la séance fut close : le crime était prouvé.

Caracciolo fut reconduit à sa chambre et gardé de nouveau par deux sentinelles.

Quant au procès-verbal, il fut porté à Nelson par le comte de Thurn. Nelson le lut avidement ; une expression de joie féroce passa sur son visage. Il prit une plume et écrivit :

Au commodore comte de Thurn.

« De par Horace Nelson :

» Attendu que le conseil de guerre, composé d'officiers au service de Sa Majesté Sicilienne, a été réuni pour juger François Caracciolo sur le crime de rébellion envers son souverain ;

» Attendu que ledit conseil de guerre a pleinement acquis la preuve de ce crime, et, par conséquent, dans cette conviction, rendu contre ledit Caracciolo un jugement qui a pour conséquence la peine de mort ;

» Vous êtes, par la présente, requis et commandé de faire exécuter ladite sentence de mort contre ledit Caracciolo, par le moyen de la pendaison, à l'antenne de l'arbre de trinquette de la frégate la Minerve, appartenant à Sa Majesté Sicilienne, laquelle frégate se trouve sous vos ordres. Ladite sentence devra être exécutée aujourd'hui, à cinq heures après midi ; et, après que le condamné sera resté pendu, depuis l'heure de cinq heures jusqu'au coucher du soleil, à ce moment la corde sera coupée et le cadavre jeté à la mer.

» à bord du Foudroyant, Naples, 29 juin 1799.

» HORACE NELSON. »

Deux personnes étaient dans la cabine de Nelson au moment où il rendit cette sentence. Fidèle au serment qu'elle avait fait à la reine, Emma resta impassible et ne dit pas une parole en faveur du condamné. Sir William Hamilton, quoique médiocrement tendre à son égard, après avoir lu la sentence que venait d'écrire Nelson, ne put s'empêcher de lui dire :

– La miséricorde veut que l'on accorde vingt-quatre heures aux condamnés pour se préparer à la mort.

– Je n'ai point de miséricorde pour les traîtres, répondit Nelson.

– Alors, sinon la miséricorde, du moins la religion.

Mais, sans répondre à sir William, Nelson lui prit la sentence des mains, et, la tendant au comte de Thurn :

– Faites exécuter, dit-il.

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