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Chapitre CXLV
La nuit du 14 au 15 juin

Salvato ne dormait pas. Il semblait que ce corps de fer avait trouvé le moyen de se passer de repos et que le sommeil lui était devenu inutile.

Jugeant important de savoir, pour le lendemain, où chaque chose en était, tandis que chacun s'accommodait, celui-ci d'une botte de paille, celui-là d'un matelas pris à la maison voisine ; pour passer la meilleure nuit possible, après avoir dit tout bas à Michele quelques mots où se trouvait mêlé le nom de Luisa, il remonta la rue de Tolède comme s'il voulait aller au palais royal, devenu palais national, et, par le vico San-Sepolcro, il commença de gravir la pente rapide qui conduit à la chartreuse de San-Martino.

Un proverbe napolitain dit que le plus beau panorama du monde est celui que l'on voit de la fenêtre de l'abbé San-Martino, dont le balcon, en effet, semble suspendu sur la ville, et d'où le regard embrasse l'immense cercle qui s'étend du golfe de Baïa au village de Maddalone.

Après la révolte de 1647, c'est-à-dire après la courte dictature de Masaniello, les peintres qui avaient pris part à cette révolution, et qui, sous le titre de Compagnons de la mort, avaient juré de combattre et de tuer les Espagnols partout où ils les rencontreraient, les Salvator Rosa, les Aniello Falcone, les Mica Spadazo, ces raffinés du temps, pour éviter les représailles dont ils étaient menacés, se réfugièrent à la chartreuse de San-Martino, qui avait droit d'asile. Mais, une fois là, l'abbé songea à tirer parti d'eux. Il leur donna son église et son cloître à peindre, et, lorsqu'ils demandèrent quel prix leur serait alloué pour leurs peines :

– La nourriture et le logement, répondit l'abbé.

Et, comme ils trouvaient la rétribution médiocre, l'abbé fit ouvrir les portes en leur disant :

– Cherchez ailleurs : peut-être trouverez-vous mieux.

Chercher ailleurs, c'était tomber dans les mains des Espagnols et être pendus : ils firent contre fortune bon cœur et couvrirent les murailles de chefs-d'œuvre.

Mais ce n'était point pour voir ces chefs-d'œuvre que Salvato gravissait les pentes de San-Martino, – Rubens, de son fulgurant pinceau, nous a montré les arts fuyants devant le sombre génie de la guerre, – c'était pour voir où le sang avait été versé pendant la journée qui venait de s'écouler, et où il serait versé le lendemain.

Salvato se fit reconnaître des patriotes, qui, au nombre de cinq ou six cents, s'étaient réfugiés dans le couvent de San-Martino, au refus de Mejean, qui avait fermé de nouveau les portes du château Saint-Elme.

Cette fois, ce n'était point l'abbé qui leur dictait ses lois, c'étaient eux qui se trouvaient maîtres du couvent et des moines. Aussi, les moines leur obéissaient-ils avec la servilité de la peur.

On s'empressa de conduire Salvato dans la chambre de l'abbé : celui-ci n'était pas encore couché et lui en fit les honneurs en le conduisant à cette fameuse fenêtre qui, au dire des Napolitains, s'ouvrant sur Naples, s'ouvre tout simplement sur le paradis.

La vue du paradis s'était quelque peu changée en une vue de l'enfer.

De là, on voyait parfaitement la position des san-fédistes et celle des républicains. Les sanfédistes s'avançaient sur la strada Nuova, c'est-à-dire sur la plage, jusqu'à la rue Francesca, où ils avaient une batterie de canon de gros calibre, commandant le petit port et le port commercial.

C'était le point extrême de leur aile gauche.

Là, étaient de Cesare, Lamarra, Durante, c'est-à-dire les lieutenants du cardinal.

L'autre aile, c'est-à-dire l'aile droite, commandée par Fra-Diavolo et Mammone, avait, comme nous l'avons dit, des avant-postes au musée Borbonico, c'est-à-dire au haut de la rue de Tolède.

Tout le centre s'étendait, par San-Giovanni à Carbonara, par la place des Tribunaux et par les rues San-Pietro et Arena, jusqu'au château del Carmine.

Le cardinal était toujours dans sa maison du pont de la Madeleine.

Il était facile d'estimer à trente-cinq ou quarante mille hommes le nombre des sanfédistes qui attaquaient Naples.

Ces trente-cinq ou quarante mille ennemis extérieurs étaient d'autant plus dangereux qu'ils pouvaient compter sur un nombre à peu près égal d'ennemis intérieurs.

Les républicains, en réunissant toutes les forces, étaient à peine cinq ou six mille.

Salvato, en embrassant cet immense horizon, comprit que, du moment où sa sortie n'avait point chassé l'ennemi hors de la ville, il était imprudent de laisser subsister cette longue pointe qu'il avait faite dans la rue de Tolède, pointe qui permettait à l'ennemi, grâce aux relations qu'il avait dans l'intérieur, de lui couper la retraite des forts. Sa résolution fut donc prise à l'instant même. Il appela près de lui Manthonnet, lui fit voir les positions, lui expliqua en stratégiste les dangers qu'il courait, et l'amena à son opinion.

Tous deux descendirent alors et se firent annoncer au directoire.

Le directoire était en délibération. Sachant qu'il n'y avait rien à attendre de Mejean, il avait envoyé un messager au colonel Giraldon, commandant la ville de Capoue. Il lui demandait un secours d'hommes et s'appuyait sur le traité d'alliance offensive et défensive entre la république française et la république parthénopéenne.

Le colonel Giraldon faisait répondre qu'il lui était impossible de tenter une pointe jusqu'à Naples ; mais il déclarait que, si les patriotes voulaient suivre son conseil, placer au milieu d'eux les vieillards, les femmes et les enfants, faire une sortie à la baïonnette et venir le rejoindre à Capoue, il promettait, sur l'honneur français, de les conduire jusqu'en France.

Soit que le conseil fût bon, soit que ses craintes pour Luisa l'emportassent sur son patriotisme, Salvato, qui venait d'entendre le rapport du messager, se rangea de l'avis du colonel et insista pour que ce plan, qui livrait Naples mais qui sauvait les patriotes, fût adopté. Il présenta, pour appuyer le conseil, la situation où se trouvaient les deux armées ; il en appela à Manthonnet, qui, comme lui, venait de reconnaître l'impossibilité de défendre Naples.

Manthonnet reconnut que Naples était perdue, mais déclara que les Napolitains devaient se perdre avec Naples, et qu'il tiendrait à honneur de s'ensevelir sous les ruines de la ville, qu'il reconnaissait lui même ne pouvoir plus défendre.

Salvato reprit la parole, combattit l'avis de Manthonnet, démontra que tout ce qu'il y avait de grand, de noble, de généreux, avait pris parti pour la République ; que décapiter les patriotes, c'était décapiter la Révolution. Il dit que le peuple, encore trop aveugle et trop ignorant pour soutenir sa propre cause, c'est-à-dire celle du progrès et de la liberté, tomberait, les patriotes anéantis, sous un despotisme et dans une obscurité plus grands qu'auparavant, tandis qu'au contraire, les patriotes, c'est-à-dire le principe vivant de la liberté, n'étant que transplanté hors de Naples, continuerait son œuvre avec moins d'efficacité sans doute, mais avec la persistance de l'exil et l'autorité du malheur. Il demanda – la hache de la réaction abattant des têtes comme celle des Pagano, des Cirillo, des Conforti, des Ruvo – si la sanglante moisson ne stériliserait pas la terre de la patrie pour cinquante ans, pour un siècle peut-être, et si quelques hommes avaient droit, dans leur convoitise de gloire et dans leur ambition du martyre, de faire sitôt la postérité veuve de ses plus grands hommes.

Nous l'avons vu, un faux orgueil avait déjà plusieurs fois égaré à Naples, non-seulement les individus, dans le sacrifice qu'ils faisaient d'eux-mêmes, mais aussi les corps constitués, dans le sacrifice qu'ils faisaient de la patrie. Cette fois encore, l'avis de la majorité fut pour le sacrifice.

– C'est bien, se contenta de dire Salvato, mourons !

– Mourons ! répétèrent d'une seule voix les assistants, comme eût pu faire le sénat romain à l'approche des Gaulois ou d'Annibal.

– Et maintenant, reprit Salvato, mourons, mais en faisant le plus de mal possible à nos ennemis. Le bruit court qu'une flotte française, après avoir traversé le détroit de Gibraltar, s'est réunie à Toulon, et vient d'en sortir pour nous porter secours. Je n'y crois pas ; mais enfin la chose est possible. Prolongeons donc la défense, et, pour la prolonger, bornons-la aux points qui se peuvent défendre.

– Quant à cela, dit Manthonnet, je me range à l'avis de mon collègue Salvato, et, comme je le reconnais pour plus habile stratégiste que nous, je m'en rapporterai à lui pour cette concentration.

Les directeurs inclinèrent la tête en signe d'adhésion.

– Alors, reprit Salvato, je proposerai de tracer une ligne qui, au midi, commencera à l'Immacolatella, comprendra le port marchand et la Douane, passera par la strada del Molo, aura ses avant-postes rue Médina, poursuivra par le largo del Castello, par Saint-Charles, par le palais national, la montée du Géant, en embrassant Pizzofalcone, et descendra par la rue Chiatomone jusqu'à la Vittoria, puis se reliera, par la strada San-Caterina et les Giardini, au couvent de Saint-Martin. Cette ligne s'appuiera sur le Château-Neuf, sur le palais national, sur le château de l'œuf et sur-le château Saint-Elme. Par conséquent, elle offrira des refuges à ceux qui la défendront, au cas où ils seraient forcés. En tout cas, si nous ne comptons pas de traîtres dans nos rangs, nous pouvons tenir huit jours, et même davantage. Et qui sait ce qui se passera en huit jours ? La flotte française, à tout prendre, peut venir ; et, grâce à une défense énergique, – et elle ne peut être énergique qu'étant concentrée, – peut-être obtiendrons-nous de bonnes conditions.

Le plan était sage : il fut adopté. On laissa à Salvato le soin de le mettre à exécution, et, après avoir rassuré Luisa par sa présence, il sortit de nouveau du Château-Neuf pour faire rentrer les troupes républicaines dans les limites qu'il avait indiquées.

Pendant ce temps-là, un messager du colonel Mejean descendait, par la via del Cacciottoli, par la strada Monte-Mileto, par la strada del Infrascata, passait derrière le musée Bourbonien, descendait la strada Carbonara, et, par la porte Capuana et l'Arenaccia, gagnait le pont de la Madeleine et se faisait annoncer chez le cardinal comme un envoyé du commandant français.

Il était trois heures du matin. Le cardinal s'était jeté sur son lit depuis une heure à peine ; mais, comme il était le seul chef chargé des pouvoirs du roi, c'était à lui que de toute chose importante on référait.

Le messager fut introduit près du cardinal.

Il le trouva couché sur son lit, tout habillé, avec des pistolets posés sur une table, à la portée de sa main.

Le messager étendit la main vers le cardinal et lui tendit un papier qui représentait pour lui ce que les plénipotentiaires appellent leurs lettres de créance.

– Alors, demanda le cardinal après avoir lu, vous venez de la part du commandant du château Saint-Elme ?

– Oui, Votre éminence, dit le messager, et vous avez dû remarquer que M. le colonel Mejean a conservé, dans les combats qui se sont livrés jusqu'aujourd'hui sous les murs de Naples, la plus stricte neutralité.

– Oui, monsieur, répliqua le cardinal, et je dois vous dire que, dans l'état d'hostilité où les Français sont contre le roi de Naples, cette neutralité a été l'objet de mon étonnement.

– Le commandant du fort Saint-Elme désirait, avant de prendre un parti pour ou contre, se mettre en communication avec Votre éminence.

– Avec moi ? Et dans quel but ?

– Le commandant du fort Saint-Elme est un homme sans préjugés et qui reste maître d'agir comme il lui conviendra : il consultera ses intérêts avant d'agir.

– Ah ! ah !

– On dit que tout homme trouve une fois dans sa vie l'occasion de faire fortune ; le commandant du fort Saint-Elme pense que cette occasion est venue pour lui.

– Et il compte sur moi pour lui aider ?

– Il pense que Votre éminence a plus d'intérêt à être son ami que son ennemi, et il offre son amitié à Votre éminence.

– Son amitié ?

– Oui.

– Comme cela ? gratis ? sans condition ?

– J'ai dit à Votre éminence qu'il pensait que l'occasion était venue pour lui de faire fortune. Mais que Votre éminence se rassure : il n'est point ambitieux, et cinq cent mille francs lui suffiront.

– En effet, dit le cardinal, la chose est d'une modestie exemplaire : par malheur, je doute que le trésor de l'armée sanfédiste possède la dixième partie de cette somme. D'ailleurs, nous pouvons nous en assurer.

Le cardinal frappa sur un timbre : son valet de chambre entra.

Comme le cardinal, tout ce qui l'entourait ne dormait que d'un œil.

– Demandez à Sacchinelli combien nous avons en caisse.

Le valet de chambre s'inclina et sortit.

Un instant après, il rentra.

– Dix mille deux cent cinquante ducats, dit-il.

– Vous voyez ; quarante et un mille francs en tout : c'est moins encore que je ne vous disais.

– Quelle conséquence dois-je tirer de la réponse de Votre éminence ?

– Celle-ci, monsieur, dit le cardinal en se soulevant sur son coude et en jetant un regard de mépris au messager, celle-ci : qu'étant un honnête homme, – ce qui est incontestable, puisque, si je ne l'étais pas, j'aurais vingt fois cette somme à ma disposition, – je ne saurais traiter avec un misérable comme M. le colonel Mejean. Mais, eussé-je cette somme, je lui répondrais ce que je vous réponds à cette heure. Je suis venu faire la guerre aux Français et aux Napolitains avec de la poudre, du fer et du plomb, et non avec de l'or. Portez ma réponse avec l'expression de mon mépris au commandant du fort Saint-Elme.

Et, indiquant du doigt au messager la porte de la chambre :

– Ne me réveillez désormais que pour des choses importantes, dit-il en se laissant retomber sur son lit.

Le messager remonta au fort Saint-Elme, et reporta la réponse du cardinal au colonel Mejean.

– Ah ! pardieu ! murmura celui-ci quand il l'eut écouté, ces choses-là sont faites pour moi ! Rencontrer à la fois d'honnêtes gens chez les sanfédistes et chez les républicains ! Décidément, je n'ai pas de chance !

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