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Chapitre CVI
Comment le prince héréditaire pouvait être, à la fois, en Sicile et en Calabre

– Sire, Votre Majesté se rappelle Leurs Altesses royales mesdames Victoire et Adélaïde, filles de Sa Majesté le roi Louis XV ?

– Parfaitement ; pauvres vieilles princesses ! à telles enseignes qu'au moment de quitter Naples, je leur ai envoyé quelque chose comme dix ou douze mille ducats, en leur faisant dire de s'embarquer à Manfredonia pour Trieste, ou de venir, si elles l'aimaient mieux, nous rejoindre à Palerme.

– Votre Majesté se rappelle aussi les sept gardes du corps qu'elles avaient avec elles, et dont l'un, M. de Boccheciampe, était particulièrement recommandé par M. le comte de Narbonne ?

– Je me rappelle tout cela.

– L'un d'eux – Votre Majesté n'a pas dû, certes, oublier ce détail – avait une merveilleuse ressemblance avec Son Altesse royale le prince héréditaire.

– Au point que, moi-même, quand je l'ai vu pour la première fois, j'y ai été trompé.

– Eh bien, sire, dans les circonstances où nous nous trouvions, il m'est venu à l'esprit d'utiliser ce phénomène.

Le roi regarda Ruffo en homme qui ne sait pas encore ce qu'il va entendre, mais qui a une telle confiance dans le narrateur, qu'il admire déjà.

Ruffo continua :

– Au moment du départ, j'appelai près de moi de Cesare, et, comme je doutais que M. le prince de Calabre consentît jamais à jouer un rôle actif dans une guerre comme celle qui se préparait, sans faire part de mon projet à Cesare, sur la bravoure de qui je savais pouvoir compter, puisqu'il est Corse, je lui dis que ce n'était, certes, point par hasard et sans avoir de grands desseins sur lui que la nature l'avait doué d'une ressemblance si extraordinaire avec le prince héréditaire.

– Et que répondit-il ? demanda le roi.

– Je dois lui rendre cette justice, qu'il n'hésita pas un instant. « Je ne suis, dit-il, qu'un atome dans le drame qui se joue ; mais ma vie et celle de mes compagnons est au service du roi. Qu'ai-je à faire ? – Rien, répondis-je. Vous n'avez qu'à vous laisser faire. – Encore, avons-nous un plan quelconque à suivre ? – Vous accompagnerez Leurs Altesses royales à Manfredonia ; lorsqu'elles seront embarquées, vous suivrez la côte orientale de la Calabre jusqu'à Brindisi. Si, le long de la route, il ne vous est rien arrivé, prenez à Brindisi un bateau, une barque, une tartane, et gagnez la Sicile ; si, au contraire, il vous est arrivé quelque chose d'extraordinaire et d'inattendu, vous êtes homme d'esprit et de courage, profitez des circonstances : votre fortune et celle de vos compagnons – une fortune à laquelle, dans vos rêves d'ambition les plus hardis, vous ne pouviez vous attendre, – est entre vos mains... »

– Vous aviez quelque projet sur eux ?

– évidemment.

– Alors, pourquoi, connaissant leur courage, ne les mettiez-vous pas au courant de ce projet ?

– Parce que, sur les sept, sire, un pouvait me trahir... Qui peut répondre que, sur sept hommes, un seul ne trahira point ?

Le roi poussa un soupir.

– Mais ce projet, dit-il, à moi, vous n'avez aucune raison de me le cacher.

– D'autant mieux, sire, continua Ruffo, qu'il a réussi.

– J'écoute, reprit le roi.

– Eh bien, sire, nos sept jeunes gens suivirent de point en point les instructions données. Les deux princesses embarquées, ils prirent la côte méridionale de la Calabre, où les attendait un de mes agents par lequel je ne craignais pas plus d'être trahi que par eux, attendu qu'il n'était guère mieux instruit qu'eux.

– Vous étiez fait pour être premier ministre, mon cher Ruffo, non pas d'un petit état comme Naples, mais d'une grande puissance comme la France, l'Angleterre ou la Russie. Continuez, continuez, je vous écoute. Voyons, quel était cet agent, et qu'était-il chargé de faire ? Quel maître en politique vous êtes, mon cher cardinal ! et quel malheur que vous n'ayez pas eu en moi un meilleur élève !

– Cet agent que Votre Majesté a nommé, il y a un an, intendant à ma recommandation, habite la ville de Montejasi, qui devait naturellement se trouver sur la route de nos aventuriers. Je lui écrivis que Son Altesse royale le duc de Calabre, décidé à tenter un coup désespéré pour reconquérir le royaume de son père, venait de s'embarquer pour la Calabre avec le duc de Saxe, son connétable et son grand écuyer, et que je le priais de veiller à leur sûreté en sujet fidèle, dans le cas où il croirait que leur projet ne dût pas réussir, mais aussi de les seconder de tout son pouvoir dans le cas où il aurait la moindre chance de réussite. Il était invité à transmettre le secret de cette expédition aux amis dont il serait sûr. J'avais le briquet et le caillou : j'attendis l'étincelle.

– Le caillou se nommait de Cesare, je le sais déjà ; mais comment se nommait le briquet ?

– Buonafedo Gironda, sire.

– Il ne faut oublier aucun de ces noms, mon éminentissime ; car je sais que, si un jour j'ai à punir, j'aurai aussi à récompenser.

– Ce que j'avais prévu est arrivé. Les sept jeunes gens passèrent par la ville de Montejasi, chef-lieu du district de notre intendant ; ils descendirent à une mauvaise auberge, sur le balcon de laquelle ils vinrent prendre l'air après avoir dîné. Le préfet était déjà prévenu de leur présence, et le nombre sept lui fit immédiatement naître dans l'esprit l'idée que ces sept personnages pourraient bien être monseigneur le duc de Calabre, le duc de Saxe, le connétable Colonna, le grand écuyer Boccheciampe et leur suite. D'un autre côté, un bruit tout opposé s'était répandu dans la ville : on disait que les sept jeunes gens étaient des agents jacobins qui venaient démocratiser la province. Or, la province étant peu démocrate, quatre ou cinq cents personnes, déjà réunies sur la place, s'apprêtaient à faire un mauvais parti à nos voyageurs, lorsque arriva le préfet Buonafedo Gironda, c'est-à-dire mon homme, lequel écouta les bruits qui circulaient et répondit que c'était à lui, la première autorité du pays, de s'assurer de l'identité des gens qui traversaient le chef-lieu de son district ; qu'en conséquence, il allait se rendre près des étrangers et procéderait à leur interrogatoire ; les Montéjasiens sauraient donc dans dix minutes à quoi s'en tenir.

» Les jeunes gens avaient quitté le balcon et refermé la fenêtre, car il ne leur était point difficile de voir que quelque chose d'inconnu soulevait contre eux un orage qui ne tarderait point à éclater, lorsqu'on leur annonça la visite de l'intendant. Cette annonce, au lieu de la calmer, redoubla leur inquiétude. Il parait que, dans toutes les circonstances épineuses, c'était de Cesare qui portait la parole ; il se prépara donc à demander au préfet la cause des mauvaises intentions des habitants de Montejasi à son égard, lorsque celui-ci entra et se trouva face à face avec lui.

» à la vue de Cesare, tous les soupçons de Buonafedo furent confirmés. Il était évident que les sept voyageurs étaient ceux que je lui avais recommandés et qu'il se trouvait en face du prince héréditaire.

» Aussi ce cri s'échappa-t-il de sa bouche :

» – Le prince royal ! Son Altesse le duc de Calabre !

» De Cesare tressaillit. Cette circonstance inattendue et incroyable que je lui avais prédite et dont je l'avais invité à profiter, c'était à n'en point douter, celle dans laquelle il se trouvait ; cette fortune inespérée, inouïe à laquelle il n'avait pas osé penser dans ses rêves, elle venait au-devant de lui, elle allait passer à portée de sa main, il n'avait qu'à la saisir aux cheveux.

» Il regarda ses compagnons, cherchant dans leur regard un signe approbateur, et, encouragé par ce signe, il fit pour toute réponse un pas au-devant de l'intendant, et, avec une dignité suprême, lui donna sa main à baiser.

– Mais savez-vous, mon éminentissime, que c'est un homme très-fort que votre de Cesare ? fit le roi.

– Attendez donc, sire !... L'intendant, en se relevant, demanda à être présenté au duc de Saxe, au connétable Colonna et au grand écuyer Boccheciampe ; lui-même indiquait au faux prince royal les noms dont il devait nommer ses compagnons et les titres dont il devait les qualifier. Mais les hurlements de la multitude ne donnèrent pas le temps à la présentation de s'achever. Trois ou quatre pierres brisèrent les vitres et vinrent tomber aux pieds des princes et de l'intendant, qui ouvrit la fenêtre, prit de Cesare par la main, et, le montrant à la population ébahie de voir la bonne intelligence qui régnait entre l'intendant royal et les envoyés jacobins, il cria d'une voix qui domina le tumulte : « Vive le roi Ferdinand ! vive notre prince héréditaire François ! » Vous jugez, sire, de l'effet que firent sur la foule cette apparition et ce cri. Quelques Montéjasiens qui avaient été à Naples et qui y avaient vu le duc de Calabre, le reconnurent ou crurent le reconnaître. Un immense cri de « Vive le roi ! vive le prince héréditaire ! » répondit au cri de l'intendant. De Cesare salua, fort princièrement à ce qu'il parait. Au milieu des hourras qui se continuaient avec fureur, deux ou trois voix crièrent : « à la cathédrale ! à la cathédrale ! » Rien ne réjouit le peuple comme un Te Deum. Aussi la foule répéta-t-elle d'une seule voix : « à la cathédrale ! à la cathédrale ! » Dix messagers se détachèrent et allèrent prévenir l'archevêque de se préparer à chanter un Te Deum. Enfin, au milieu d'un concours de peuple immense, le faux prince se rendit à l'église, porté dans les bras de la multitude et accompagné de l'enthousiasme universel... Vous comprenez bien, sire, qu'une fois le Te Deum chanté, si quelques soupçons subsistaient encore, ces soupçons s'évanouirent. Qui pouvait douter du prince royal, quand Dieu lui-même l'avait reconnu et béni ? Une si heureuse nouvelle se répandit dans les campagnes avec la rapidité de la foudre. Dans toutes les localités où elle parvint, on nomma des députés, qui, le lendemain, vinrent à Montejasi rendre hommage au faux prince. De Cesare les reçut avec sa dignité accoutumée, leur annonça qu'il venait de votre part pour reconquérir le royaume, et qu'il se confiait au courage et à la loyauté de ceux qui devaient être un jour ses sujets.

– Allons, allons ! dit le roi, tout cela n'est point d'un homme ordinaire, et je vois que je n'avais pas trop fait pour lui en lui mettant sur le dos l'habit de lieutenant.

– Attendez, sire, répliqua Ruffo, car le meilleur me reste à vous raconter. Dans la journée, le bruit arriva à Montejasi que les princesses de France, qui voulaient se rendre à Trieste, repoussées par les vents contraires, venaient d'entrer dans le port de Brindisi. Il y avait un grand coup à risquer et qui fermerait la bouche aux plus sceptiques et aux plus incrédules : c'était d'aller faire une visite à Mesdames, de leur confier franchement la situation et de se faire reconnaître par elles. Elles aimaient assez le chef de leurs gardes et elles étaient assez dévouées à Leurs Majestés Siciliennes pour ne point hésiter un instant à charger leur conscience d'un mensonge qui pouvait servir à l'intérêt de la cause. Arrivé où il en était, de Cesare était décidé à pousser la chose jusqu'au bout. On partit le même soir pour Brindisi en annonçant que le prince royal allait faire une visite à ses respectables cousines Mesdames de France. Le lendemain, toute la ville de Brindisi savait l'arrivée du prince, et les autorités venaient le féliciter au palais de don Francesco Errico, à qui il avait fait l'honneur de descendre chez lui.

» Vers midi, au milieu d'un concours immense de peuple, nos sept jeunes gens s'acheminèrent vers le port, marchant derrière le prince royal et lui rendant tous les honneurs dus à son rang. Les princesses étaient à bord de leur felouque et n'avaient pas voulu débarquer.

» En voyant leurs sept gardes du corps, elles manifestèrent une grande joie, et de Cesare, ayant demandé à les entretenir en particulier, descendit près d'elles, tandis que ses six compagnons restaient sur le pont avec de Châtillon, leur ancienne connaissance.

» Les vieilles princesses avaient appris la présence du prince héréditaire en Calabre ; mais elles étaient loin de s'attendre que ce prince héréditaire ne fût autre que de Cesare. Celui-ci leur raconta les événements tels qu'ils s'étaient passés et leur demanda s'il devait ou non leur donner suite.

» Leur avis fut qu'il fallait profiter de la bonne chance que lui offrait le destin, et, sur l'observation que de Cesare leur fit que Votre Majesté trouverait peut-être mauvais qu'il se fît passer pour le prince héréditaire, et le prince héréditaire qu'il se fît passer pour lui, elles s'engagèrent à arranger la chose avec Votre Majesté et le duc de Calabre.

» De Cesare, au comble de la joie, demanda alors aux vieilles princesses une preuve d'estime qui pût confirmer aux yeux du public leur parenté. Leurs Altesses royales y consentirent, remontèrent avec lui sur le pont, lui donnèrent leurs mains à baiser, et reconduisirent l'illustre visiteur jusqu'à l'escalier de leur felouque. Là, de Cesare eut l'honneur de les embrasser toutes les deux.

– Mais vous savez, mon éminentissime, que c'est le brave des braves, votre de Cesare ! dit le roi.

– Oui, sire, et la preuve, c'est que ses compagnons, n'osant poursuivre l'aventure, l'ont abandonné avec Boccheciampe, et se sont embarqués pour Corfou.

– De sorte que... ?

– De sorte que de Cesare et Boccheciampe, c'est-à-dire le prince François et son grand écuyer sont à Tarente avec trois ou quatre cents hommes, et que toute la terre de Bari est soulevée en leur nom et au vôtre.

– Voilà de riches nouvelles, mon éminentissime ! Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'en profiter ?

– Si fait, sire, et c'est pour cela que me voici.

– Et vous êtes le bienvenu, comme toujours... Voyons, si philosophe que je sois, je ne serais point fâché de chasser les Français de Naples et de faire pendre quelques jacobins sur la place du Mercato-Vecchio. Qu'y a-t-il à faire, mon cher cardinal, pour arriver à cela ?... Entends-tu, Jupiter, nous allons pendre des jacobins. Eh ! eh ! ce sera drôle.

– Ce qu'il y a à faire pour arriver à cela ? demanda Ruffo.

– Oui, je désire le savoir.

– Eh bien, sire, il y a à me laisser achever ce que j'ai commencé : voilà tout.

– Achevez, mon éminentissime, achevez.

– Mais seul, sire !

– Comment, seul ?

– Oui, c'est-à-dire sans le concours d'aucun Mack, d'aucun Pallavicini, d'aucun Maliterno, d'aucun Romana.

– Comment ! tu veux reconquérir Naples seul ?

– Oui, seul, avec de Cesare pour lieutenant, et mes bon Calabrais pour armée. Je suis né parmi eux, ils me connaissent ; mon nom ou plutôt celui de mes aïeux est en vénération dans les chaumières les plus écartées. Dites seulement oui, donnez-moi les pouvoirs nécessaires, et, avant trois mois, je suis avec soixante mille hommes aux portes de Naples.

– Et, comment les réuniras-tu, tes soixante mille hommes ?

– En prêchant la guerre sainte, en élevant le crucifix de la main gauche, l'épée de la main droite, en menaçant et en bénissant. Ce qu'on fait les Fra-Diavolo, les Mammone, les Pronio, dans les Abruzzes, dans la Campanie et dans la Terre de Labour, je le ferai bien, Dieu aidant, en Calabre et dans la Basilicate.

– Mais des armes ?

– Nous n'en manquerons point, dussions-nous n'avoir que celles des jacobins qu'on enverra pour nous combattre. D'ailleurs, chaque Calabrais n'a-t-il pas un fusil ?

– Mais de l'argent ?

– J'en trouverai dans les caisses des provinces. Il ne me faut pour tout cela que l'agrément de Votre Majesté.

– Mon agrément ? Vive saint Janvier !... Non pas, je me trompe, saint Janvier est un renégat. – Mon agrément, tu l'as. Quand te mets-tu en campagne ?

– Dès aujourd'hui, sire. Mais vous savez mes conditions ?

– Seul, sans armes et sans argent, n'est-ce point cela ?

– Oui, sire. Me trouvez-vous trop exigeant ?

– Non, pardieu !

– Mais seul, avec tout pouvoir : je serai votre vicaire général, votre alter ego.

– Tu seras tout cela, et, aujourd'hui même, en plein conseil, je déclare que telle est ma volonté.

– Alors, tout est perdu.

– Comment, tout est perdu ?

– Sans doute. Au conseil, je n'ai que des ennemis. La reine ne m'aime pas, M. Acton me déteste, milord Nelson m'exècre, le prince de Castelcicala m'abhorre. Quand bien même les autres ministres me soutiendraient, voilà une majorité toute faite contre moi... Non, sire, pas ainsi.

– Comment, alors ?

– Sans conseil d'état, sans autre volonté que celle du roi, sans autre aide que celle de Dieu. Ai-je besoin de quelqu'un pour faire ce que j'ai fait jusqu'à présent ? Pas plus que je n'en aurai besoin pour ce qui me reste à faire. Ne disons pas un mot de notre plan ; gardons le secret. Je pars sans bruit pour Messine avec mon secrétaire et mon chapelain, je traverse le détroit ; et, là seulement, je déclare aux Calabrais ce que je viens faire en Calabre. Le conseil d'état alors se réunira sans Votre Majesté ou avec Votre Majesté ; mais il sera trop tard. Je me moquerai du conseil d'état. Je marcherai sur Cosenza, j'ordonnerai à de Cesare de faire sa jonction avec moi, et, dans trois mois, comme je l'ai dit à Votre Majesté, je serai sous les murs de Naples.

– Si tu fais cela, Fabrizio, je te nomme premier ministre à vie et je reprends à mon imbécile de François le titre de duc de Calabre pour te le donner.

– Si je fais cela, sire, vous ferez ce que font les rois pour lesquels on se dévoue, vous vous hâterez d'oublier. Il y a des services si grands, que l'on ne peut les payer que par l'ingratitude, et celui que je vous aurai rendu sera de ceux-là. Mais mon but va plus loin que la richesse, plus haut que les honneurs. Je suis ambitieux de gloire et de renommée, sire : je veux être à la fois dans l'histoire Monk et Richelieu.

– Et je t'y aiderai de tout mon pouvoir, quoique je ne sache pas trop ce qu'ils sont ou plutôt ce qu'ils étaient. Quand dis-tu que tu veux partir ?

– Aujourd'hui, si Votre Majesté y consent.

– Comment, si j'y consens ? Tu es bon ! Je t'y pousse, je t'y pousse des pieds et des mains. Mais tu ne penses pas, cependant, partir sans argent ?

– J'ai un millier de ducats, sire.

– Et, moi, je dois en avoir deux ou trois mille dans mon secrétaire.

– C'est tout ce qu'il me faut.

– Attends donc... mon nouveau ministre des finances, le prince Luzzi, m'a prévenu hier que le marquis Francesco Taccone était arrivé à Messine avec cinq cent mille ducats, qu'il a touchés chez Backer en échange de billets de banque. En voilà que je vous recommande, les Backer, mon éminentissime ; quand nous serons rentrés à Naples, et que vous serez premier ministre, nous les ferons ministres des finances.

– Oui, sire, mais revenons à nos cinq cent mille ducats.

– Eh bien, attends : je vais te signer l'ordre de les prendre à Taccone. Ce sera ta caisse militaire.

Le cardinal se mit à rire.

– Pourquoi ris-tu ? demanda le roi.

– Je ris de ce que Votre Majesté ne sait pas que cinq cent mille ducats qui voyagent de Naples en Sicile se perdent toujours en route.

– C'est possible. Mais, au moins, Danero, le général Danero, le gouverneur de la place de Messine, mettra à ta disposition les armes et les munitions nécessaires à la petite troupe avec laquelle tu te mettras en marche.

– Pas plus que le trésorier Taccone ne me remettra les cinq cent mille ducats. N'importe, sire : remettez-moi ces deux ordres. Si Taccone me donne l'argent et Danero les armes, tant mieux ; s'ils ne me les donnent pas, je me passerai d'eux.

Le roi prit deux papiers, écrivit et signa les deux ordres.

Pendant ce temps, le cardinal tirait un troisième papier de sa poche, le dépliait et le glissait sous les yeux du roi.

– Qu'est-ce que cela ? demanda le roi.

– C'est mon diplôme de vicaire général et d'alter ego.

– Que tu as rédigé toi-même ?

– Pour ne pas perdre de temps, sire.

– Et, comme je ne veux pas te retarder...

Le roi posa la main au-dessous de la dernière ligne.

Le cardinal l'arrêta au moment où il allait signer.

– Lisez d'abord, sire, fit le cardinal.

– Je lirai après, dit le roi.

Et il signa.

Ceux de nos lecteurs qui craindront de perdre leur temps à la lecture d'une pièce diplomatique des plus curieuses, mais qui n'est, au bout du compte, qu'une pièce diplomatique inconnue jusqu'aujourd'hui, peuvent passer le chapitre suivant ; mais ceux qui cherchent dans un livre historique autre chose qu'une simple distraction ou un frivole amusement, nous sauront gré, nous en sommes sûr, d'avoir tiré ce document des tiroirs secrets de Ferdinand, où il était enseveli depuis soixante ans, et de lui faire voir le jour pour la première fois.

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