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Chapitre CIV
La royauté à Palerme

Nous avons vu, dans un des chapitres précédents, que la première chose que le roi avait réorganisée avant son conseil des ministres, et aussitôt son arrivée à Palerme, c'était sa partie de reversi.

Par bonheur, comme l'avait pensé Ferdinand, le duc d'Ascoli, dont il ne s'était pas occupé, avait trouvé moyen de passer en Sicile, poussé par ce dévouement naïf et persévérant qui était sa principale vertu, vertu dont le roi ne lui savait pas plus gré qu'à Jupiter de sa fidélité.

Le duc d'Ascoli était allé trouver Caracciolo pour lui demander passage à son bord, et, comme Caracciolo savait que le duc d'Ascoli était le meilleur et le plus désintéressé des amis du roi, il avait à l'instant même accordé au duc ce qu'il lui demandait.

Le roi trouva donc, au nombre des personnes qui, dès le soir de son arrivée, vinrent lui faire leur cour, son compagnon de fuite d'Albano, le duc d'Ascoli. Mais sa présence n'étonna point le roi, et, pour tout compliment :

– Je savais bien, lui dit-il, que tu trouverais moyen de venir.

On se rappelle, en outre, qu'au nombre des magistrats qui étaient venus faire leur cour au roi était une vieille connaissance à lui, le président Cardillo, qui ne venait jamais à Naples sans avoir l'honneur de dîner une fois à la table du roi ; en échange de quoi, le roi lui faisait l'honneur, chaque fois qu'il venait à Palerme, d'aller chasser une fois au moins dans son magnifique fief d'Illice.

Le roi faisait, en faveur du président Cardillo, une exception à ses sympathies et à ses antipathies. D'habitude, Ferdinand, très-aristocrate, quoique très-populaire, et même très-populacier, exécrait la noblesse de robe. Mais le président Cardillo l'avait séduit par deux puissants attraits. Le roi aimait la chasse, et le président Cardillo était, depuis Nemrod et après le roi Ferdinand, un des plus puissants chasseurs devant Dieu qui eussent jamais existé. Le roi détestait les cheveux à la Titus, les moustaches et les favoris, et le président Cardillo n'avait pas un cheveu sur la tête et pas un poil sur les joues ni au menton ; la majestueuse perruque sous laquelle le digne magistrat dissimulait sa calvitie avait donc le rare privilège d'être bien reçue par le roi. Aussi jeta-t-il immédiatement les yeux sur lui pour faire, avec d'Ascoli et Malaspina, les partenaires habituels de sa partie de reversi.

Les autres joueurs sans carte, comme on pourrait dire des ministres sans portefeuille, étaient le prince de Castelcicala, le seul des trois membres de la junte d'état que la reine eût daigné couvrir de sa protection en l'emmenant avec elle ; le marquis de Cirillo, que le roi venait de faire son ministre de l'intérieur, et le prince de San-Cataldo, un des plus riches propriétaires de la Sicile méridionale.

Cet attelage du roi, si l'on nous permet de désigner ainsi les trois courtisans qui avaient l'honneur d'être désignés pour son jeu, était bien la plus étrange réunion d'originaux qui se pût voir.

Nous connaissons le duc d'Ascoli, auquel à tort nous donnerions le nom de courtisan. Le duc d'Ascoli était une de ces figures sereines, courageuses et loyales comme on en rencontre si rarement à la cour. Son dévouement au roi était désintéressé de toute ambition. Jamais il ne lui était arrivé de solliciter une faveur pécuniaire ou honorifique ; ni, le roi lui ayant offert une de ces faveurs, de lui rappeler qu'il la lui avait offerte, s'il l'oubliait. Le duc d'Ascoli était le type du véritable gentilhomme, amoureux de la royauté comme d'une institution sacro-sainte, s'étant imposé de son plein gré des devoirs avec elle, et convertissant de son plein gré ces devoirs en obligations.

Le marquis Malaspina, tout au contraire, était un de ces caractères quinteux, querelleurs et rétifs, qui regimbent à tout, et qui cependant finissent par obéir, quel que soit l'ordre donné par le maître, se vengeant de cette obéissance par des mots piquants et des boutades misanthropiques, mais enfin obéissant. C'était, comme le disait Catherine de Médicis, du duc de Guise, un de ces roseaux peints en fer qui plient quand on appuie dessus.

Le quatrième, le président Cardillo, a été déjà esquissé par nous, et nous n'avons plus que quelques traits à ajouter pour compléter son portrait.

Le président Cardillo, avant que le roi y vînt, était l'homme le plus violent, et, en même temps, le plus mauvais joueur de la Sicile ; le roi venu, il était, comme César, s'il tenait absolument à rester le premier, obligé d'aller chercher quelque village de la Sardaigne ou de la Calabre.

Dès le premier soir où il fut admis au jeu du roi, le président Cardillo donna, par un mot, la mesure de sa soumission à l'étiquette royale.

Une des principales préoccupations du joueur au reversi est de se défaire de ses as. Or, le roi Ferdinand, s'étant aperçu que, pouvant se défaire d'un as, il l'avait gardé dans sa main, s'était écrié :

– Suis-je assez bête ! je pouvais me défaire de mon as, et je l'ai gardé !

– Eh bien, moi, répondit le président, je suis encore plus bête que Votre Majesté ; car, pouvant faire quinola, je ne l'ai point fait.

Le roi se mit à rire, et le président, qui était déjà fort dans son estime, y entra d'un nouveau cran. Sa franchise rappelait probablement au roi celle de ses bons lazzaroni.

Cela n'était qu'un mot ; mais le président ne se bornait pas toujours aux mots. Il entrait dans la série des faits et des gestes. à la moindre contradiction, par exemple, ou à la moindre faute de son partenaire contre les règles du jeu, il faisait voler les jetons, les cartes, l'argent, les chandeliers. Mais, lorsqu'il se vit assis à la table de Sa Majesté, le pauvre président eut une muselière et fut obligé de ronger son frein.

Cela alla bien pendant trois ou quatre soirées. Mais le roi, qui connaissait par expérience le caractère du président, et qui, d'ailleurs, voyait la violence qu'il se faisait, s'amusait à le pousser à bout ; puis, lorsqu'il était près d'éclater, il le regardait et lui adressait la première question venue. Alors le pauvre président, forcé de répondre courtoisement, souriait avec rage, mais en même temps aussi gracieusement qu'il lui était possible, reposait sur la table l'objet quelconque qu'il était prêt à lancer au plafond ou à briser sur le parquet, et s'en prenait aux boutons de son habit, qu'il se contentait d'arracher et que l'on retrouvait le lendemain semés sur le tapis.

Le quatrième jour, cependant, le président n'y put tenir. Il jeta au nez du marquis Malaspina les cartes qu'il n'osait jeter au nez du roi, et, comme il tenait son mouchoir d'une main et sa perruque de l'autre, et qu'une sueur de colère ruisselait sur son visage, il se trompa de main, commença par s'essuyer la figure avec sa perruque et finit par se moucher dedans.

Le roi pensa mourir de rire et se promit de se donner le plus souvent possible cette comédie.

Aussi, Ferdinand se garda-t-il bien de refuser la première invitation de chasse que lui fit le président Cardillo.

Le président Cardillo avait, comme nous l'avons dit, un magnifique fief donnant cinq mille onces d'or de revenus à Illice : au milieu de ce fief, s'élevait un château digne de loger un roi.

Le roi y arriva la veille de la chasse pour y dîner et pour y coucher.

Ferdinand était curieux, il se fit montrer le château dans tous ses détails. Sa chambre, qui était la chambre d'honneur, était en face de celle de son hôte.

Le soir, après avoir fait, comme d'habitude, sa partie de reversi et avoir, comme d'habitude encore, exaspéré son hôte, il se coucha ; mais, quoique son lit eût un dais comme un trône, le roi, toujours jeune et neuf à l'endroit de la chasse, se réveilla une heure avant que le cor sonnât la diane.

Ne sachant que faire dans son lit, et ne pouvant se rendormir, il eut l'idée de voir quelle figure faisait un président dans son lit, sans perruque et en bonnet de nuit.

La chose était d'autant moins indiscrète que le président était veuf.

En conséquence, le roi se leva, alluma sa bougie, se dirigea en chemise vers la porte de la chambre de son hôte, tourna la clef et entra.

Si grotesque que fut le spectacle auquel s'attendait le roi, il ne pouvait même soupçonner celui qui s'offrit à ses yeux.

Le président, sans perruque et en chemise, lui aussi, était assis, au milieu de la chambre, sur cette espèce de trône où M. de Vendôme reçut Alberoni. Le roi, au lieu de s'étonner et de refermer la porte, alla directement à lui, tandis que, surpris à l'improviste, le pauvre président demeurait immobile et sans dire une parole. Le roi, alors, lui mit sa bougie sous le nez pour mieux voir quel visage il faisait, puis commença de faire le tour de la statue et de son piédestal avec une admirable gravité, tandis que la tête seule du président, qui s'appuyait des deux mains sur son siège, pareille à celle d'un magot de la Chine, accompagnait Sa Majesté par un mouvement central pareil à son mouvement circulaire.

Enfin, les deux astres, qui accomplissaient leur périple, se retrouvèrent en face l'un de l'autre, et, comme le roi s'était redressé et gardait le silence :

– Sire, dit le président avec le plus grand sang-froid, le cas n'étant pas prévu par l'étiquette, dois-je rester assis ou me lever ?

– Reste assis, reste assis ! dit le roi ; mais voilà quatre heures qui sonnent, ne nous fais pas attendre.

Et Ferdinand sortit de la chambre avec la même gravité qu'il y était entré.

Mais, quelque gravité que le roi eût affectée, cette aventure n'en était pas moins une de celles que, dans l'avenir, il avait le plus de plaisir à raconter, toutefois après celle de sa fuite avec Ascoli, fuite dans laquelle, selon lui, Ascoli avait mille chances pour une d'être pendu.

La chasse chez le président fut magnifique. Mais quel jour, fut-ce dans la bienheureuse Sicile, peut être sûr de s'écouler sans quelque petit nuage au ciel ? Le roi, nous l'avons dit, était un admirable tireur, et qui n'avait probablement pas son égal. Il ne tirait jamais qu'à balle franche et était toujours sûr de mettre sa balle au défaut de l'épaule ; ce qui, à la chasse au sanglier, est d'une grande importance, parce que l'animal n'est vulnérable mortellement que là. Mais ce qu'il y avait de curieux, c'est qu'il exigeait de ceux qui chassaient avec lui la même adresse que lui.

Aussi, le soir de cette première et fameuse chasse qu'il faisait chez le président Cardillo, comme tous les chasseurs étaient réunis autour d'un monceau de sangliers, trophée cynégétique de la journée, il en vit un qui était frappé au ventre.

Aussitôt, la rougeur lui monta au front, et, jetant un regard furieux autour de lui :

– Quel est, demanda-t-il, le porc qui a fait un pareil coup ?

– Moi, sire, répondit Malaspina. Faut-il me pendre pour cela ?

– Non, répondit le roi ; mais, les jours de chasse, il faut rester chez vous.

Le marquis Malaspina, à partir de ce moment, non-seulement resta chez lui les jours de chasse, mais encore fut remplacé au jeu du roi par le marquis de Circello.

Au reste, le jeu du roi n'était pas le seul établi dans le grand salon du palais royal, situé dans le pavillon carré qui surmonte la porte de Montreale. à quelques pas de la table de reversi du roi, il y avait la table de pharaon, où trônait Emma Lyonna, soit qu'elle fît la banque ou pontât. C'était au jeu surtout que l'on pouvait, sur les traits mobiles de la belle Anglaise, étudier le flux et le reflux des passions. Extrême en tout, Emma jouait avec rage, et aimait à plonger ses belles mains dans les flots d'or qu'elle amassait sur ses genoux et qu'elle faisait rouler en fauves cascades de ses genoux sur le tapis vert. Lord Nelson, qui ne jouait jamais, se tenait assis derrière elle ou debout appuyé à son fauteuil, dévorant ses belles épaules de l'œil qui lui restait, ne parlant à personne qu'à elle et toujours à voix basse et en anglais.

Là, tandis que le roi jouait à gagner ou à perdre mille ducats au plus, on jouait à en gagner ou en perdre vingt, trente, quarante mille.

C'était autour de cette table que se tenaient les plus riches seigneurs de la Sicile, et, au milieu de ces hommes, quelques-uns de ces joueurs heureux qui sont renommés par leur constante fortune au jeu.

Si Emma voyait à l'un d'eux une bague ou une épingle qui lui plût, elle la faisait remarquer à Nelson, qui, le lendemain, se présentait chez le propriétaire du diamant, du rubis ou de l'émeraude ; et, à quelque prix que ce fût, l'émeraude, le rubis ou le diamant passait du doigt ou du cou de son propriétaire au doigt ou au cou de la belle favorite.

Quant à sir William, occupé d'archéologie ou de politique, il ne voyait rien, n'entendait rien, faisait sa correspondance politique avec Londres, ou classait ses échantillons géologiques.

Si l'on nous accusait d'exagérer la cécité conjugale du digne ambassadeur, nous répondrions par cette lettre de Nelson, en date du 12 mars 1799, adressée à sir Spencer Smith, et qui fait partie des lettres et dépêches publiées à Londres, après la mort de l'illustre amiral :

« Mon cher monsieur,

» Je désire deux ou trois beaux châles de l'Inde, quels qu'en soient les prix. Comme je ne connais personne à Constantinople que je puisse charger de cette emplette, je prends la liberté de vous prier de me faire rendre ce service. J'en payerai le prix avec mille remercîments, soit à Londres, soit partout ailleurs, aussitôt qu'on me le fera connaître.

» En faisant ce que je vous demande, vous acquerrez un nouveau titre à la reconnaissance de

» Nelson. »

Cette lettre n'a pas besoin de commentaires, il nous semble ; elle prouve qu'Emma Lyonna, en épousant sir William, n'avait point tout à fait oublié les habitudes de son ancien métier.

Quant à la reine, elle ne jouait jamais, ou du moins jouait sans animation et sans plaisir. Chose étrange, il y avait une passion inconnue à cette femme de passion. En deuil du jeune prince Albert, si vite disparu, plus vite encore oublié, elle se tenait avec les jeunes princesses, en deuil comme elle, dans un coin du salon, occupée à quelque travail d'aiguille. Pendant le jeu, trois fois par semaine, le prince de Calabre venait avec sa jeune épouse faire au roi sa visite. Ni lui ni la princesse Clémentine ne jouaient. La princesse s'asseyait près de la reine sa belle-mère, au milieu des jeunes princesses ses belles-sœurs, et se mettait à dessiner ou à faire de la tapisserie avec elles.

Le duc de Calabre allait d'un groupe à l'autre et se mêlait à la conversation, quelle qu'elle fût, avec cette faconde facile et superficielle qui, aux yeux des ignorants, passe pour de la science.

Un étranger qui fût entré dans ce salon et qui n'eût point su à qui il avait affaire, n'eût jamais deviné que ce roi qui faisait si gaiement sa partie de reversi, que cette femme qui brodait si froidement un dossier de fauteuil, que ce jeune homme enfin qui, d'un visage si riant, saluait tout le monde, étaient un roi, une reine et un prince royal venant de perdre leur royaume et ayant depuis peu de jours seulement mis le pied sur la terre de l'exil.

Le visage seul de la princesse Clémentine portait la trace d'un profond chagrin ; mais on sentait que, tombant dans l'extrémité opposée, le chagrin était plus grand que celui qu'on éprouve de la perte d'un trône ; on comprenait que la pauvre archiduchesse avait perdu son bonheur, sans espoir de le retrouver jamais.

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