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Chapitre C
Un grain

On n'a pas oublié qu'après avoir été retenu depuis le 21 jusqu'au 23 janvier dans le port de Naples par les vents contraires, Nelson, profitant d'une forte brise du nord-ouest, avait enfin pu appareiller vers les trois heures de l'après-midi, et que la flotte anglaise, le même soir, avait disparu dans le crépuscule, à la hauteur de l'île de Capri.

Fier de la préférence dont il était l'objet de la part de la reine, Nelson avait tout fait pour reconnaître cette faveur, et, depuis trois jours, lorsque les augustes fugitifs vinrent lui demander l'hospitalité, toutes les dispositions étaient prises à bord du Van-Guard pour que cette hospitalité fût la plus confortable possible.

Ainsi, tout en conservant pour lui sa chambre de la dunette, Nelson avait fait préparer, pour le roi, pour la reine et pour les jeunes princes, la grande chambre des officiers à l'arrière de la batterie haute. Les canons avaient disparu dans des draperies, et chaque intervalle était devenu un appartement orné avec la plus grande élégance.

Les ministres et les courtisans auxquels le roi avait fait l'honneur de les emmener à Palerme, étaient logés, eux, dans le carré des officiers, c'est-à-dire dans la partie de l'entre-pont autour de laquelle sont les cabines.

Caracciolo avait fait encore mieux : il avait cédé son propre appartement au prince royal et à la princesse Clémentine, et le carré des officiers à leur suite.

La saute de vent, à l'aide de laquelle Nelson avait pu lever l'ancre, avait eu lieu, comme nous l'avons dit, entre trois et quatre heures de l'après-midi. Il avait passé – nous l'avons dit – du sud à l'ouest-nord-ouest.

à peine Nelson s'était-il aperçu de ce changement, qu'il avait donné à Henry, son capitaine de pavillon, qu'il traitait en ami plutôt qu'en subordonné, l'ordre d'appareiller.

– Faut-il nous élever beaucoup au large de Capri ? demanda le capitaine.

– Avec ce vent-là, c'est inutile, répondit Nelson. Nous naviguerons grand largue.

Henry étudia un instant le vent et secoua la tête.

– Je ne crois pas que ce vent-là soit fait, dit-il.

– N'importe, profitons-en tel qu'il est... Quoique je sois prêt à mourir et à faire tuer mes hommes, depuis le premier jusqu'au dernier, pour le roi et la famille royale, je ne verrai Leurs Majestés véritablement en sûreté que quand elles seront à Palerme.

– Quels signaux faut-il faire, aux autres bâtiments ?

– D'appareiller comme nous et de naviguer dans nos eaux, route de Palerme, manœuvre indépendante.

Les signaux furent faits, et, on l'a vu, l'appareillage eut lieu.

Mais, à la hauteur de Capri, en même temps que la nuit, le vent tomba, donnant raison au capitaine de pavillon Henry.

Ce moment d'accalmie donna le temps aux illustres fugitifs, malades et tourmentés depuis trois jours par le mal de mer, de prendre un peu de nourriture et de repos.

Inutile de dire qu'Emma Lyonna n'avait point suivi son mari dans le carré des officiers, mais était restée près de la reine.

Aussitôt le souper fini, Nelson, qui y avait assisté, remonta sur le pont. Une partie de la prédiction de Henry s'était déjà accomplie, puisque le vent était tombé, et il craignait pour le reste de la nuit, sinon une tempête, du moins quelque grain.

Le roi s'était jeté sur son lit, mais ne pouvait dormir. Ferdinand n'était pas plus marin qu'homme de guerre. Tous les sublimes aspects et tous les grands mouvements de la mer, qui font le rêve des esprits poétiques, lui échappaient entièrement. De la mer, il ne connaissait que le malaise qu'elle donne et le danger dont elle menace.

Vers minuit donc, voyant qu'il avait beau se retourner sur son lit, lui auquel le sommeil ne faisait jamais défaut, il se jeta à bas de son cadre, et, suivi de son fidèle Jupiter, qui avait partagé et partageait encore le malaise de son maître, sortit par le panneau de commandement et prit un des deux escaliers de la dunette.

Au moment où sa tête dépassait le plancher, il vit à trois pas de lui Nelson et Henry, qui semblaient interroger l'horizon avec inquiétude.

– Tu avais raison, Henry, et ta vieille expérience ne t'avait point trompé. Je suis un soldat de mer ; mais, toi, tu es un homme de mer. Non-seulement le vent n'a point tenu, mais nous allons avoir un grain.

– Sans compter, milord, répondit Henry, que nous sommes en mauvaise position pour le recevoir. Nous aurions dû faire même route que la Minerve.

Nelson ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

– Je n'aime pas plus que Votre Seigneurie cet orgueilleux Caracciolo qui la commande ; mais il faut convenir, milord, que le compliment que vous vouliez bien me faire tout à l'heure, lui aussi le mérite. C'est un véritable homme de mer, et la preuve, c'est qu'en passant entre Capri et le cap Campanella, il a au vent Capri, – qui va adoucir pour lui la violence du grain que nous recevrons, sans en perdre une goutte de pluie ni une bouffée de vent, – et sous le vent tout le golfe de Salerne.

Nelson se tourna avec inquiétude vers la masse noire qui se dressait devant lui et qui, du côté du sud-ouest, ne présente aucun abri.

– Bon ! dit-il, nous sommes à un mille de Capri.

– Je voudrais en être à dix milles, dit Henry entre ses dents, mais pas assez bas, cependant, pour que Nelson ne l'entendît pas.

Une rafale d'ouest passa, précurseur du grain dont parlait Henry.

– Faites amener les perroquets et serrez le vent.

– Votre Seigneurie ne craint point pour la mâture ? demanda Henry.

– Je crains la côte, voilà tout, répondit Nelson.

Henry, de cette voix pleine et sonore du marin qui commande aux vents et aux flots, répéta le commandement, qui s'adressait à la fois aux matelots de quart et au timonier.

– Amenez les perroquets ! Lofez !

Le roi avait entendu cette conversation et ce commandement, sans y rien comprendre ; seulement, il avait deviné qu'on était menacé d'un danger et que ce danger venait de l'ouest.

Il acheva donc de monter sur la dunette, et, quoique Nelson n'entendît guère mieux l'italien que, lui, Ferdinand, n'entendait l'anglais, il lui demanda :

– Est-ce qu'il y a du danger, milord ?

Nelson s'inclina, et, se tournant vers Henry :

– Je crois que Sa Majesté me fait l'honneur de m'interroger, dit-il. Répondez, Henry, si vous avez compris ce qu'a demandé le roi.

– Il n'y a jamais de danger, sire, répondit Henry, sur un bâtiment commandé par milord Nelson, parce que sa prévoyance va au-devant de tous les dangers ; seulement, je crois que nous allons avoir un grain.

– Un grain de quoi ? demanda le roi.

– Un grain de vent, répondit Henry ne pouvant s'empêcher de sourire.

– Je trouve le temps assez beau cependant, dit le roi en regardant, au-dessus de sa tête, la lune qui glissait sur un ciel ouaté de nuages laissant entre eux des intervalles d'un bleu foncé.

– Ce n'est point au-dessus de notre tête qu'il faut regarder, sire. C'est là-bas, à l'horizon, devant nous. Votre Majesté voit-elle cette ligne noire qui monte lentement dans le ciel et qui n'est séparée de la mer, aussi sombre qu'elle, que par un trait de lumière, qui semble un fil d'argent ? Dans dix minutes elle éclatera au dessus de nous.

Une seconde bouffée de vent passa, chargée d'humidité ; sous sa pression, le Van-Guard s'inclina et gémit.

– Carguez la grande voile ! dit Nelson laissant Henry continuer la conversation avec le roi et jetant ses commandements sans transmission intermédiaire. Hâlez bas le grand foc !

Cette manœuvre fut exécutée avec une promptitude qui indiquait que l'équipage en comprenait l'importance, et le vaisseau, déchargé d'une partie de sa toile, navigua sous sa brigantine, sous ses trois huniers et sous son petit foc.

Nelson se rapprocha de Henry et lui dit quelques mots en anglais.

– Sire, dit Henry, Sa Seigneurie me prie de faire observer à Votre Majesté que, dans quelques minutes, le grain va s'abattre sur nous, et que, si elle reste sur le pont, la pluie n'aura pas plus de respect pour elle que pour le dernier de nos midshipmen.

– Puis-je rassurer la reine et lui dire qu'il n'y a pas de danger ? demanda le roi, qui n'était point fâché d'être rassuré lui-même en passant.

– Oui, sire, répondit Henry. Avec l'aide de Dieu, milord et moi répondons de tout.

Le roi descendit, toujours suivi de Jupiter, qui, soit redoublement de malaise, soit pressentiment comme en ont parfois les animaux à l'approche du danger, le suivit en gémissant. Comme l'avait annoncé Henry, quelques minutes s'étaient à peine écoulées, que le grain s'abattait sur le Van-Guard et qu'avec un effroyable accompagnement de tonnerre et un déluge de pluie, il déclarait la guerre à toute la flotte.

Ferdinand jouait de malheur : après qu'il avait été trahi par la terre, la mer à son tour le trahissait.

Malgré l'assurance que lui avait donnée le roi en descendant près d'elle, la reine, aux premières secousses qu'éprouva le vaisseau et aux premiers gémissements qu'il poussa, comprit que le Van-Guard était aux prises avec l'ouragan. Placée immédiatement au-dessous du pont, elle entendait sans en rien perdre ce piétinement pressé et irrégulier des matelots qui indique le danger par les efforts que l'on fait pour lutter contre lui. Elle était assise sur son lit, avec toute sa famille groupée autour d'elle, et Emma, comme d'habitude, couchée à ses pieds.

Lady Hamilton, épargnée par le mal de mer, s'était entièrement vouée aux soins à donner à la reine, aux jeunes princesses et aux deux jeunes princes, Albert et Léopold. Elle ne se levait des pieds de la reine que pour donner une tasse de thé aux uns, un verre d'eau sucrée aux autres, pour embrasser au front sa royale amie, en lui disant quelques-unes de ces paroles qui rendent le courage en indiquant le dévouement.

Au bout d'une demi-heure, Nelson descendit à son tour. Le grain était passé ; mais un grain qui n'est parfois qu'un simple accident destiné à épurer le ciel, est parfois aussi l'avant-coureur d'une tempête. Il ne pouvait donc dire à la reine que tout était fini et lui promettre une nuit parfaitement tranquille.

Sur son invitation, il s'assit et prit une tasse de thé. Les enfants de la reine, le jeune prince Albert excepté, s'étaient endormis, et la fatigue et l'insouciance de l'âge, avaient triomphé de la crainte qui, autant que le malaise, tenait leurs parents éveillés.

Nelson était depuis un quart d'heure à peu près dans la grande chambre, et, depuis cinq minutes déjà, il semblait interroger les mouvements du vaisseau, lorsque l'on gratta à la porte, et que, sur l'invitation de la reine, cette porte s'ouvrant, un jeune officier parut sur le seuil.

C'était évidemment pour Nelson qu'il venait.

– C'est vous, monsieur Parkenson ? dit l'amiral. Qu'y a-t-il ?

– Milord, c'est M. le capitaine Henry, répondit le jeune homme, qui m'envoie dire à Votre Seigneurie que, depuis cinq minutes, les vents ont passé au sud, et que, si nous continuons la même bordée, nous serons jetés sur Capri.

– Eh bien, dit Nelson, virez de bord.

– Milord, la mer est dure, le navire fatigue et a perdu toute sa vitesse.

– Ah ! ah ! dit Nelson. Et vous avez peur de manquer à virer ?

– Le navire oscille.

Nelson se leva, salua la reine et le roi avec un sourire, et suivit le lieutenant.

Le roi, nous l'avons dit, ne savait pas l'anglais ; la reine le savait ; mais, les termes de marine ne lui étant pas familiers, elle avait compris seulement qu'il venait de surgir un nouveau danger ; elle interrogea Emma des yeux.

– Il paraît, répondit Emma, qu'il y a à exécuter une manœuvre difficile, et qu'on n'ose le faire en l'absence de milord.

La reine fronça le sourcil et poussa une espèce de gémissement ; Emma, chancelant sur le plancher mobile, alla écouter à la porte.

Nelson, qui comprenait le danger, était remonté vivement sur la dunette. Le vent, comme l'avait dit le lieutenant Parkenson, avait sauté au sud ; il faisait sirocco, et le bâtiment avait le vent complétement debout.

L'amiral jeta un regard rapide et inquiet autour de lui. Le temps, nuageux toujours, s'était cependant éclairci. Capri se dessinait à bâbord, et l'on s'en était approché au point de distinguer, à la pâle lueur de la lune, tamisée à travers les nuages, les points blancs indiquant les maisons. Mais ce que l'on distinguait surtout, c'était une large frange d'écume blanchissant sur toute la longueur de l'île et indiquant avec quelle fureur la vague s'y brisait.

à peine Nelson eut-il jeté un coup d'œil autour de lui, qu'il jugea la situation. Le vent du sud avait masqué la voilure : les mâts, surchargés de toile, craquaient. De sa voix bien connue de l'équipage, il cria :

– Changez la barre ! changez derrière !

Et, s'adressant au capitaine Henry :

– Virons en culant ! ajouta-t-il.

La manœuvre était hasardeuse. Si le vaisseau manquait son abattée, il était jeté à la côte.

à peine fut-elle commencée, qu'on eût cru que le vent et la mer avaient compris le commandement de Nelson et s'entendaient pour s'y opposer. La voile du petit hunier pesant de plus en plus sur le mât de hune, le mât plia comme un roseau et fit entendre un craquement terrible. S'il se rompait, le bâtiment était perdu.

En ce moment d'angoisses, Nelson sentit quelque chose peser légèrement à son bras gauche. Il tourna la tête : c'était Emma.

Ses lèvres s'appuyèrent au front de la jeune femme avec une fiévreuse énergie, et, frappant du pied, comme si le navire eût pu l'entendre :

– Vire donc ! murmura-t-il, vire donc !

Le navire obéit. Il fit son abattée, et, après quelques minutes de doute, se trouva courant, bâbord amures, à l'ouest-nord-ouest.

– Bon ! murmura Nelson en respirant, nous avons maintenant cent cinquante lieues de mer devant nous avant de rencontrer la côte.

– Ma chère lady Hamilton, dit une voix, ayez la bonté de me traduire en italien ce que vient de dire milord.

Cette voix était celle du roi, qui, ayant vu sortir Emma, l'avait suivie, et, derrière elle, était monté sur la dunette.

Emma lui donna l'explication des paroles de Nelson.

– Mais, dit le roi, qui n'avait aucune notion de l'art maritime, il me semble que nous n'allons point en Sicile et qu'au contraire le bâtiment, comme disent les marins, a le cap sur la Corse.

Emma transmit à Nelson l'observation du roi.

– Sire, répondit Nelson avec une certaine impatience, nous nous élevons au vent pour courir des bordées, et, si Sa Majesté me fait l'honneur de rester sur la dunette, elle va, dans vingt minutes, nous voir virer de bord et rattraper le temps et le chemin que nous avons perdus.

– Virer de bord ? Oui, je comprends, dit le roi : c'est faire ce que vous venez de faire tout à l'heure. Mais est-ce que vous ne pourriez pas virer de bord un peu moins souvent ? Tout à l'heure, il m'a semblé que vous m'arrachiez l'âme.

– Sire, si nous étions dans l'Atlantique et que, vent debout, j'allasse des Açores à Rio-de-Janeiro, je ferais, pour épargner à Votre Majesté une indisposition à laquelle je suis sujet moi-même et que, par conséquent, je connais, des virements de bord de soixante et de quatre-vingts milles ; mais nous sommes dans la Méditerranée, nous allons de Naples à Palerme, et nous devons faire des virements de bord de trois en trois milles au plus. Au reste, continua Nelson en jetant un regard sur Capri, dont on s'éloignait de plus en plus, Sa Majesté peut rester tranquillement dans son appartement et rassurer la reine. Je réponds de tout.

à son tour, le roi respira, quoiqu'il n'eût pas entendu directement les paroles de Nelson ; Nelson les avait prononcées avec une telle conviction, que cette conviction était passée dans le cœur d'Emma, et, du cœur d'Emma, dans celui du roi.

Ferdinand descendit donc, annonça que tout danger était passé et qu'Emma le suivait pour donner à la reine la même assurance.

Emma suivit le roi, en effet ; mais, comme elle dévia de la ligne droite en passant par la cabine de Nelson, ce ne fut qu'une demi-heure après que la reine, complétement rassurée, commença de s'endormir, la tête appuyée sur l'épaule de son amie.

Le grain qui avait failli jeter Nelson sur les côtes de Capri avait atteint Caracciolo mais d'une façon moins sensible. D'abord, une partie de sa violence avait été brisée par les hauts sommets de l'île qui se trouvaient au vent ; ensuite, ayant à manœuvrer un bâtiment plus léger, l'amiral napolitain lui avait commandé plus facilement que Nelson n'avait pu le faire au lourd Van-Guard, encore tout mutilé par les boulets d'Aboukir.

Aussi, quand, au point du jour, après avoir pris deux ou trois heures de repos, Nelson remonta sur la dunette de son bâtiment, vit-il que, lorsque, avec grand'peine, il était parvenu à doubler Capri, Caracciolo et son bâtiment étaient à la hauteur du cap Licosa, c'est-à-dire avaient de quinze à vingt milles d'avance sur lui.

Il y avait plus : tandis que Nelson naviguait seulement sous ses trois huniers, sa brigantine et son petit foc, lui avait conservé toutes ses voiles, et, à chaque virement de bord, gagnait dans le vent.

Malheureusement, dans ce moment, le roi monta à son tour sur la dunette, et vit Nelson, qui, sa lunette à la main, suivait d'un œil jaloux la marche de la Minerve.

– Eh bien, demanda-t-il à Henry, où en sommes-nous ?

– Vous le voyez, sire, répliqua Henry, nous venons de doubler Capri.

– Comment ! dit le roi, ce rocher est encore Capri ?

– Oui, sire.

– De sorte que, depuis hier trois heures du soir, nous avons fait vingt-six ou vingt-huit milles ?

– à peu près.

– Que dit le roi ? demanda Nelson.

– Il s'étonne que nous n'ayons pas fait plus de chemin, milord.

Nelson haussa les épaules.

Le roi devina la question de l'amiral et la réponse du capitaine, et, comme le geste de Nelson lui avait paru peu respectueux, il résolut de s'en venger en humiliant son orgueil.

– Que regardait donc milord, demanda-t-il, quand je suis monté sur la dunette ?

– Un bâtiment qui est sous le vent à nous.

– Vous voulez dire en avant de nous, capitaine.

– L'un et l'autre.

– Et quel est ce bâtiment ? Je ne présume pas qu'il appartienne à notre flotte.

– Pourquoi cela, sire ?

– Parce que, le Van-Guard étant le meilleur bâtiment et milord Nelson le meilleur marin de la flotte, aucun bâtiment ni aucun capitaine, il me semble, ne peuvent les dépasser.

– Que dit le roi ? demanda Nelson.

Henry traduisit à l'amiral anglais la réponse de Ferdinand.

Nelson se mordit les lèvres.

– Le roi a raison, dit-il, nul ne devrait dépasser le vaisseau amiral, surtout lorsqu'il a l'honneur de porter Leurs Majestés. Aussi, celui qui a commis cette inconvenance va-t-il en être puni, et à l'instant même. Capitaine Henry, faites signe à M. le prince Caracciolo de ne plus gagner dans le vent et de nous attendre.

Ferdinand avait deviné, au visage de Nelson, que le coup avait porté, et, ayant compris, à son intonation brève et impérative, que l'amiral anglais donnait un ordre, il suivit des yeux le capitaine Henry, pour lui voir accomplir cet ordre.

Henry descendit de la dunette, resta quelques minutes absent et revint avec divers pavillons arrangés dans un certain ordre, qu'il fit attacher lui-même à la drisse des signaux.

– Avez-vous fait prévenir la reine, dit Nelson, qu'un coup de canon allait être tiré et qu'elle ne s'en inquiétât point ?

– Oui, milord, répondit Henry.

En effet, au même moment, une détonation se fit entendre et une colonne de fumée jaillit de la batterie supérieure.

Les cinq pavillons apportés par Henry montèrent en même temps à la drisse des signaux, transmettant l'ordre de Nelson dans toute sa brutalité.

Le coup de canon avait pour but d'attirer l'attention de la Minerve, qui hissa un pavillon pour indiquer qu'elle prêtait attention au signal du Van Guard.

Mais, quelque effet que produisit sur lui la vue des signaux, Caracciolo ne s'empressa pas moins d'obéir.

Il amena ses perroquets, cargua sa misaine et sa grande voile, et tint ses voiles en ralingue.

Nelson, la lunette à la main, suivait la manœuvre ordonnée par lui. Il vit les voiles de la Minerve fasier : la brigantine et le foc seuls restèrent pleins, et la frégate perdit les trois quarts de sa vitesse, tandis qu'au contraire Nelson, voyant une espèce d'accalmie dans le temps, fit hisser toutes ses voiles, jusqu'à celles de perroquet.

En quelques heures, le Van-Guard eut rattrapé son avantage sur la Minerve. Ce fut alors seulement que celui-ci remit du vent dans ses voiles.

Mais, quoique, à son tour, Caracciolo ne naviguât plus que sous ses huniers, sa brigantine et son foc, tout en se tenant d'un quart de mille en arrière du Van-Guard, il ne perdit pas un pouce de terrain sur le lourd colosse chargé de toutes ses voiles.

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